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Vers des générations de non-fumeurs : oui, mais comment ?

L’opération Mois sans tabac avait enregistré près de 120 000 inscrits au 31 octobre 2022. Global Panorama/Wikimedia commons, CC BY-SA
Houda Sassi-Chamsi, Université Grenoble Alpes (UGA); Agnès Helme-Guizon, Université Grenoble Alpes (UGA) et Jessica Gérard, Université Grenoble Alpes (UGA)

Ce 1er novembre, à l’initiative de Santé publique France, le mois « sans tabac » débute pour une septième édition. Les fumeurs de tous âges sont collectivement invités à ne plus griller une cigarette pendant 30 jours, une démarche qui, selon les organisateurs, multiplie par cinq les chances d’y renoncer définitivement.

Ces dernières années, ce sont en particulier les jeunes qui ont été la cible prioritaire des pouvoirs publics. Le Comité national contre le tabagisme estime qu’ils sont environ 200 000 à commencer à fumer en France chaque année, épinglant il y a quelques temps les buralistes pour leur manque de vigilance.

La première cigarette intervient en moyenne peu après 14 ans. Les enquêtes de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (la dernière date de 2017 en attendant l’analyse de résultats collectés en mars dernier), relais français d’une agence de l’Union européenne, indiquent que cet âge est de plus en plus tardif (un an de plus par rapport à 2005).

Fort de ce constat, le programme national de lutte contre le tabac 2018-2022 se donnait pour ambition que les enfants nés depuis 2014 et qui fêteront leur majorité à partir de 2032 deviennent la première génération d’adultes non-fumeurs. Comment y parvenir ? Vaut-il mieux les encourager ou les contraindre lorsque l’on s’adresse à eux ? Sur Facebook, la distance entre eux et le relais d’un message de santé publique est-elle importante ? Tel a été l’enjeu de nos travaux qui suggèrent que les stratégies à adopter ne sont pas les mêmes selon qui se charge de diffuser le message.

Oscillations stratégiques

Au fur et à mesure des années, les pouvoirs publics ont souvent changé de direction en ce qui concerne leurs campagnes de communication. Dans les années 1970, ils mettaient en avant les conséquences du tabagisme, pour faire davantage appel à la liberté et à la séduction durant la décennie suivante. Les années 1990 ont été celles de la dénormalisation sociale du tabagisme et de la valorisation du non-fumeur. C’est la promotion de la démarche d’arrêt du tabac qui a prévalu dans les années 2000. Depuis 2010, il a beaucoup été question de motivation.

Après avoir suscité la polémique, la campagne de 2010 de l’Association Droits des non-fumeurs a été suspendue. DNF

Durant toutes ces années une large palette de registres a ainsi été mobilisée. Suggérer une relation de soumission avec des photos d’enfants avec une cigarette à bouche, presque en esclaves sexuels, avait suscité la polémique en 2011. Choquer avec les images présentes sur les paquets de cigarettes, jouer davantage sur l’éducation, avec par exemple le slogan « fumer, c’est pas dans ma nature » lancé en 1991 et associé à une image de héros de western, sont d’autres méthodes que l’on a vues se déployer. Le Mois sans tabac fait, lui, la promotion des démarches de soutien adressées aux fumeurs qui souhaitent arrêter.

En 1991, le Comité français d’éducation pour la santé promeut une nouvelle normalité. CFES

Cette oscillation entre différentes stratégies montre que l’on peine à déterminer la manière la plus efficace de communiquer. Notre travail a ainsi cherché à identifier sous quelles conditions un message encourageant les initiatives, offrant un choix quant aux options de traitement et fournissant des informations pertinentes, tout en limitant la pression et le contrôle, s’avère plus pertinent qu’un message privilégiant les directives et adoptant une attitude autoritaire où il y a absence de choix. Nous nous sommes en particulier focalisés sur les communications persuasives anti-tabac à destination des jeunes adultes, diffusées sur Facebook.

Qui doit encourager ? Qui doit contraindre ?

Le concept de distance sociale qui se réfère à la distance perçue entre deux individus a été mobilisé. On parle de distance sociale « proximale » dans le cas d’une personne proche de soi et d’une distance sociale « distale » dans le cas d’une personne éloignée de soi (je me sens plus proche de mon meilleur ami que d’une connaissance).

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À dessein, nous avons créé une campagne de communication semblable à celles que nous pourrions trouver sur Facebook. Elle se décline en 4 visuels différents qui combinent deux dimensions : message partagé par des amis vs sponsorisé par Santé publique France (autrement dit, distance sociale proximale vs distale) et message encourageant vs contraignant. Notre objectif était d’identifier les combinaisons qui suscitent la plus forte intention d’arrêter de fumer chez des jeunes âgés de 18 à 34 ans.

Messages encourageant et contraignant pour une distance sociale proximale. Fourni par l'auteur
Messages encourageant et contraignant pour une distance sociale distale. Fourni par l'auteur

Après analyse des réponses de 203 participants (29 ans de moyenne d’âge et 41 % d’hommes), les résultats montrent qu’un message encourageant est plus efficace lorsqu’il est partagé par une source distale et qu’un message contraignant est plus efficace lorsqu’il est partagé par une source proximale.

Notre étude suggère ainsi que les praticiens réalisant des communications persuasives en santé devraient favoriser les messages qui laissent une liberté de choix à la cible : par exemple, « si vous vous sentez prêt à arrêter de fumer, alors rendez-vous sur https://www.tabac-info-service.fr/ ». Les messages qui mettent l’accent sur la capacité des jeunes fumeurs à arrêter (« nous savons que vous pouvez le faire ») semblent également à privilégier.

Les influenceurs et l’IA à mobiliser

L’injonction d’arrêter de fumer adressée par une personne proche du fumeur a, elle, plus de chances d’être acceptée que lorsqu’elle provient d’un inconnu ou d’un organisme public. Les praticiens devront s’attacher, pour ce type de message, à favoriser le partage par des personnes proches de la cible (un ami, un membre de sa famille…).

Des influenceurs suivis quotidiennement sur les réseaux sociaux par de jeunes adultes fumeurs et dont ces derniers se sentent proches pourraient également représenter des relais efficaces de communication, de même que des sportifs, des acteurs ou des humoristes. Faire appel à ces « leaders d’opinion » pour diffuser des messages contraignants semble pouvoir limiter les risques de rejet. Les associer à la création des messages semble d’ailleurs tout à fait pertinent. Des campagnes de santé publique réussies comme Sam (« celui qui conduit ne boit pas ») ou le Mois sans tabac (près de 120 000 inscrits au 31 octobre cette année) en ont montré l’intérêt.

L’intelligence artificielle pourrait également s’avérer particulièrement utile pour améliorer l’efficacité des messages en les personnalisant de façon optimale. Appliqué à Facebook, un contenu encourageant apparaîtrait dans le fil d’actualité des jeunes internautes lorsque le relais du message est distal et un message contraignant serait présenté quand le relais est qualifié de proximal.

Houda Sassi-Chamsi, Doctorante en Sciences de gestion, Université Grenoble Alpes (UGA); Agnès Helme-Guizon, Professeure des Universités, Marketing social, Université Grenoble Alpes (UGA) et Jessica Gérard, Maitre de Conférences, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Hausses de prix dissimulées : comment réagissent les consommateurs ?

Gilles Séré de Lanauze, Université de Montpellier et Béatrice Siadou-Martin, Université de Montpellier

Nous assistons actuellement à une envolée généralisée des prix à la consommation qui préoccupe les citoyens comme les gouvernants (Pouvoir d’achat : la hausse des prix se propage du 25 août 2022 du magazine Que Choisir ? ; Le pouvoir d’achat des Français en cinq données clés du 2 septembre 2022 de RayonBoissons).

L’inflation actuelle (mesurée par l’indice des prix à la consommation), enregistrée à un rythme annuel de 5,8 % en août 2022, s’explique par de multiples facteurs : la hausse des matières premières, la pénurie de certains composants, la crise des énergies, ou encore les difficultés d’approvisionnement.

Avec ce retour de la flambée des prix, la question du pouvoir d’achat prend un nouveau visage. La plupart des consommateurs n’a en effet jamais connu ce phénomène et seuls ceux qui ont vécu la décennie des chocs pétroliers (1973-1983) peuvent se rappeler de ce qu’était un taux moyen d’inflation à deux chiffres.

Le dilemme des entreprises face à l’inflation

Aujourd’hui, le retour de l’inflation a conduit le gouvernement à intervenir pour décider et mettre en œuvre des mesures de soutien au pouvoir d’achat. Pour les entreprises, le problème est également de taille. Comment répondre aux préoccupations des consommateurs concernant leur pouvoir d’achat, et donc limiter les augmentations de prix de vente, sans sacrifier les marges dans un contexte généralisé de hausses des coûts ? Les fabricants et distributeurs sont alors tentés de remettre à l’honneur certaines pratiques visant à dissimuler les hausses des prix.

Souvent anciennes, ces techniques prennent des formes variées. Certaines peuvent être purement commerciales, c’est-à-dire fondées sur des offres promotionnelles et des codes visuels de prix d’appel, sans véritables baisses de prix. Elles seront plutôt adoptées par les distributeurs.

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D’autres sont liées à une modification du produit, visant à réduire le coût du produit sans toucher au prix de vente. Un changement de format, une réduction de volume ou du nombre d’unités conditionnées, une simplification de la recette ou de la formule, une réduction des ingrédients ou une baisse de la qualité sont autant de façons de retrouver une marge sans toucher au prix affiché ni à l’apparence de l’offre. Cette stratégie de « shrinkflation » est souvent privilégiée par les fabricants.

Réactions hétérogènes

Déjà lors de la crise de 2008, les pratiques de dissimulation des hausses de prix avaient été fortement mises en cause dans la presse (par exemple, l’enquête publiée parle magazine 60 millions de consommateurs intitulée Comment les marques rusent pour augmenter les prix ? d’octobre 2008). Ces pratiques avaient donné lieu à de nombreuses réactions de la part des consommateurs.

Nous avions alors réalisé une étude de ces réactions sur le web dont les enseignements peuvent éclairer la problématique actuelle. Les résultats mettaient en effet en évidence trois types de réactions de la part des consommateurs qui décelaient des hausses de prix masquées sur les produits :

  • Des réponses de compréhension : près d’un tiers des individus qui réagissaient comprenaient et justifiaient ces pratiques commerciales en évoquant les impératifs de gestion des entreprises (hausse des matières premières, stratégie d’amélioration réelle des produits, voire recherche de profit) ou en critiquant les consommateurs insuffisamment attentifs aux informations et conditions relatives à leurs achats.

  • Des réponses de conciliation : près de 40 % des réactions prenaient acte de la supercherie et des lacunes du système et proposaient dans le même temps d’en réduire les effets négatifs par des choix de consommation mieux adaptés : consommer mieux, consommer moins, consommer l’essentiel, consommer autrement (produits substituts), adopter d’autres circuits de distribution (hard discount, approvisionnement local) ou encore développer des substituts à la consommation et le DIY (do it yourself) comme la cuisine, la couture, le bricolage, le jardinage, etc.

  • Des réponses de confrontation : près de 30 % des individus qui réagissaient appelaient à une certaine forme de refus et de confrontation face au phénomène. Certains souhaitaient des modifications structurelles du système (intervention de l’État, régulation des marchés par les organismes compétents, normes, encadrement des prix). D’autres mettaient en avant l’action et un appel à l’empowerment du consommateur par des actions de bouche-à-oreille négatif voire de boycott.

Double injustice…

Face à l’inflation et à de telles pratiques commerciales, les questions de justice et de confiance ne sont pas loin. Les consommateurs peuvent éprouver le sentiment d’une double injustice : une injustice distributive, qui caractérise la modification des termes de l’échange en matière de rétribution/contribution, et qui ne peut qu’être subie par le consommateur, mais aussi, souvent, par les autres acteurs eux-mêmes.

Mais une autre forme d’injustice peut également exister, l’injustice procédurale, qui découle de la perception par le consommateur d’un système malhonnête, opaque et malveillant, défendant des intérêts individuels et égoïstes de la part du fabricant ou du distributeur.

L’étude mentionnée plus haut indique que les réactions des consommateurs face à cette injustice procédurale seront beaucoup plus agressives et virulentes à l’égard du fabricant, de la marque ou du distributeur associé à la hausse de prix masquée que leurs réactions à l’injustice distributive. Encore une fois, la transparence pourrait payer, en particulier dans un contexte où les réseaux sociaux peuvent rendre rapidement inflammable la découverte de la dissimulation.

Gilles Séré de Lanauze, Maître de conférences en marketing, Université de Montpellier et Béatrice Siadou-Martin, Professeur des universités en sciences de gestion, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Il est désormais bien établi que le temps ensoleillé influe positivement sur le bonheur… Pxhere, CC BY-SA

Quelle est la température idéale pour être heureux ?

Il est désormais bien établi que le temps ensoleillé influe positivement sur le bonheur… Pxhere, CC BY-SA
François Lévêque, Mines Paris

Les fortes chaleurs de cet été n’ont pas apporté que du malheur. Nos mauvais souvenirs d’estivant s’estompent pour ne garder que les bons, ceux d’un temps radieux hors canicule. Nous craignons maintenant d’avoir froid à 19 °C, température maximum recommandée par le gouvernement face aux risques de coupures cet hiver… Le thermomètre affecte en effet notre humeur et notre bien-être. Oui mais dans quelle mesure ? Pour le savoir, il nous faudrait aussi disposer d’un thermomètre des sentiments. Cela tombe bien : on en a un, et même plusieurs, qu’on peut alors relier à la température ambiante et à l’ensoleillement du moment.

Le premier thermomètre de ce genre a été imaginé par un fameux économiste irlandais, Francis Ysidro Edgeworth. Il l’a conçu sur le papier au début des années 1880 dans son maître ouvrage Mathematical Psychics. Son « hédonomètre », puisque c’est ainsi qu’il nomme sa machine psychophysique, enregistre la hauteur du plaisir de l’individu selon le « frémissement de ses passions ». Il est doté d’une sorte d’aiguille de sismographe qui oscille aux alentours de zéro lorsque la personne s’ennuie, jusqu’à tendre presque vers l’infini de trop rares fois. Edgeworth cherchait alors à armer la théorie économique d’un instrument de mesure de l’utilité, ou satisfaction, des individus.

Beaucoup plus tard et avec une ambition théorique moindre, des psychologues mais aussi des économistes se sont penchés sur les déterminants du bonheur avec une méthode très simple : demander aux individus d’exprimer leur satisfaction dans la vie, par exemple selon une échelle de 1 à 10. Cet hédonomètre du bien-être subjectif a été utilisé pour estimer l’influence de nombreuses variables comme le revenu, le niveau d’étude, le nombre d’amis, la richesse du pays, etc.

Il a aussi été employé il y a déjà presqu’un demi-siècle pour mesurer l’influence du beau temps. 84 étudiants de l’Université de l’Illinois (États-Unis) ont été interrogés. Ceux appelés au téléphone pendant les premiers jours d’ensoleillement après une période de temps maussade se sont déclarés plus satisfaits de leur vie que leurs camarades questionnés au cours d’un jour de pluie succédant à une période de mauvais temps.

Bénéfices physiologiques et sociaux

Rien d’étonnant à ce résultat, mais il est un peu ennuyeux car il biaise par une variable transitoire l’évaluation de la satisfaction de la vie qui se veut une appréciation globale et sur la durée du bonheur des individus.

Par ailleurs, deux causes possibles peuvent être invoquées sans que l’on puisse les démêler. La première est physiologique. La luminosité agit sur le taux de sérotonine, un neurotransmetteur souvent appelé l’hormone du bonheur. Ou plutôt agirait car les preuves manquent encore. Doser la sérotonine passe par un prélèvement du liquide céphalorachidien, un geste médical à éviter sans bonne raison.

L’autre explication à l’effet bénéfique du soleil est d’ordre social. Le beau temps facilite des activités extérieures plaisantes, shopping ou plage par exemple. Les deux causes jouent sans doute en général et même simultanément quand on se retrouve par beau temps entre amis assis à la terrasse d’un café ou en famille lors d’un pique-nique à la campagne.

En tout état de cause, il est désormais bien établi que le temps ensoleillé influe positivement sur le bonheur, et ce pour nombreux pays occidentaux comme les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, et l’Australie. Mais cette influence reste modeste par rapport à d’autres variables testées comme vivre en couple, disposer d’un emploi ou ne pas souffrir de handicap. En réalité, nous avons même sans doute tendance à surestimer l’influence du soleil. Daniel Kahneman, le seul psychologue lauréat du prix Nobel d’économie à ce jour, a par exemple montré que les étudiants de l’Université du Michigan, où le temps est souvent pluvieux, avaient tendance à davantage à accorder plus l’importance au climat pour expliquer leur bien-être que ceux de l’Université de Californie, et inversement.

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Aiguillonnés par la nécessité d’anticiper les effets du réchauffement climatique, les travaux portent moins depuis une vingtaine d’années sur le beau temps à travers ensoleillement que sur la température. Citons en particulier un travail économétrique réalisé à partir d’observations sur 67 pays. Il montre sans surprise une préférence commune pour des températures plus élevées pour le mois le plus froid de l’année et des températures plus basses pour le mois le plus chaud. Ces observations sont tirées de la World Base of Happiness. Pas plus que l’économie du bonheur soit devenue une sous-discipline académique reconnue, vous ne vous doutiez sans doute pas qu’une base de données mondiale du bonheur puisse exister.

Préférences climatiques

L’hédonomètre du bien-être subjectif mesurant des préférences exprimées est moyennement apprécié des théoriciens car il est sujet aux biais et erreurs traditionnels des enquêtes : influence de la formulation des questions et de leur ordre, impressions de l’interrogateur sur le déclarant, déclaration dépendante du moment choisi, trop petit nombre d’enquêtés, etc.

D’où la conception et le recours à des méthodes qui révèlent les préférences des individus sans les leur demander. La méthode des prix hédoniques est la plus classique. Elle est utilisée pour déduire à partir de données observables indirectes les préférences des individus pour des biens hors marché, donc sans prix apparent. Par exemple ici, les préférences de température à partir des salaires et des dépenses liées au logement. L’intuition étant que les ménages acceptent de payer des prix plus élevés et de recevoir des salaires plus faibles pour vivre dans les localités qui correspondent à leurs préférences climatiques, toutes choses égales par ailleurs.

Un quatuor d’économistes a ainsi mis en évidence que le consentement à payer est plus élevé pour éviter un degré de chaleur excessive que celui pour éviter un degré de froid excessif. Un trio, jouant de cette même méthode, s’est intéressé aux préférences de température selon les saisons. Sans surprise, elles penchent vers des hivers doux et des étés de chaleur modérée. Sans surprise encore, il apparaît que ce trait est d’autant plus marqué que les personnes sont âgées. La malchance est qu’en général les régions d’hiver doux connaissent des étés chauds…

La boîte à outils des préférences révélées s’est enrichie récemment d’un nouvel hédonomètre grâce à l’ingéniosité d’un jeune économiste américain, Patrick Baylis. Il est parvenu à tracer la courbe de notre félicité en fonction de la température grâce à une machine de son invention.

Tableau tiré des travaux de Baylis (2020), page 50

Son principe est simple mais d’application laborieuse. Il nécessite de collecter un million de tweets géolocalisés, à en repérer pour chacun et chaque auteur dans la durée les mots exprimant un sentiment de bien-être et de mal-être et à les traduire dans un score synthétique. La phase la plus délicate consiste bien sûr à choisir parmi les termes employés, les mots de connotation positive et négative, et à leur donner une valeur pour calculer le score.

Afin d’obtenir des résultats plus solides, plusieurs méthodes ont été utilisées dont l’une observant et analysant même les émoticônes en plus des mots. Il suffit ensuite de rapporter cette prise de température des sentiments à la température du jour des messages écrits.

Tableau tiré des travaux de Baylis (2020), page 35

La courbe obtenue par Patrick Baylis ressemble à un U renversé. En haut, un plateau entre 14 °C et 28 °C, une montée régulière pour y parvenir en partant de 0 °C et une descente à partir de 28 °C jusque vers 42 °C. On note donc bien encore une augmentation de bien-être lorsque la température est un peu moins fraîche, une sorte de bonheur de la chaleur.

Bien sûr, il ne faudrait pas croire cette courbe universelle. Elle a été établie à partir de données collectées aux États-Unis. Cet immense pays présente l’avantage d’une grande diversité de conditions climatiques. Du froid de l’Alaska aux hautes températures de l’Arizona en passant par la chaleur humide de la Nouvelle-Orléans et le régime tempéré du Wisconsin. Mais les particularités économiques, culturelles et sociales de cette région de l’Amérique du Nord rendent plus que délicate l’extrapolation des tendances observées au reste du monde.

88 % des logements étatsuniens par exemple sont équipés d’un climatiseur. Conscient de cette difficulté Patrick Baylis a eu la bonne idée d’appliquer son hédonomètre à six autres pays de langue anglaise. Le U renversé, c’est-à-dire la préférence pour des températures modérées contre des températures froides ou chaudes, se retrouve en Australie et en Inde.

En revanche, en Afrique du Sud et aux Philippines, il manque une jambe au U : les basses températures ne sont pas moins préférées que les températures modérées. Pour le Kenya et l’Ouganda, les deux jambes ont carrément disparu : pas de différence discernable dans les sentiments exprimés en réponse aux différentes températures. Il faut donc rester circonspect. D’autant qu’à part l’Australie, les utilisateurs de Twitter dans ces pays représentent une portion faible et particulière, car plus aisée et éduquée, de la population.

Oubliez Celsius et Fahrenheit !

Il convient également de garder en tête que la température ne détermine pas à elle seule nos sentiments à l’égard du temps qu’il fait dehors. L’humidité joue aussi un rôle en particulier lorsque la température est élevée. Elle bloque l’évacuation de la chaleur corporelle par la sudation, ce qui augmente le risque de coup de chaleur.

Le temps gris, même si la température est clémente et qu’il ne pleut pas, exerce également une influence sur notre humeur. Mettre en évidence le rôle de la température toutes choses égales par ailleurs exige donc de prendre en compte, soit techniquement en économétrie de contrôler ces autres variables décrivant les conditions climatiques.

Notre jeune économiste a pris en compte la pluie dans ses calculs et sa courbe, c’est-à-dire que l’effet de la température est estimé qu’il pleuve ou non par ailleurs. Ce n’est pas complètement le cas pour l’ensoleillement qui n’est pas pris en compte en tant que tel et que la pluie ne résume pas. Le temps peut être gris sans qu’il pleuve. Et il pleut rarement quand le soleil brille, fort heureusement d’ailleurs car ce jour-là le diable bat sa femme et marie sa fille selon le dicton hérité d’une fameuse dispute entre Jupiter et Junon.

Pour mieux établir encore les liens entre la température et le bonheur, il faudrait abandonner les échelles mises au point par Anders Celsius et Gabriel Fahrenheit au début du XVIIIe siècle, délaisser le thermomètre au mercure d’hier et au gallium d’aujourd’hui pour adopter le thermomètre-globe mouillé.

Technicien militaire vérifiant un thermomètre-globe mouillé, qui permet d’anticiper les situations de stress thermique, sur la base navale de Corry, en Floride. Wikimedia, CC BY-SA

Ce drôle d’instrument calcule selon l’humidité du moment la température humide (c’est-à-dire celle qui empêche l’évaporation de la sueur), détermine la température radiante grâce à une petite boule noire exposée à la lumière du jour, et enfin plus banalement mesure la température de l’air ambiant. Ne lui manque qu’un anémomètre pour observer la vitesse du vent ! Il combine les trois observations pour obtenir une valeur en degré WBGT (pour Web Bulb Globe Temperature). L’appareil est notamment utilisé sur certaines bases militaires et chantiers de construction pour évaluer le niveau de risque de stress thermique et recommander de ralentir le niveau d’activité, voire la cesser.

Vous pouvez vous aussi vous équiper de ce drôle d’appareil. Il existe des versions pas trop encombrantes et pas très chères. Vous pourrez alors construire votre base de données personnelles afin d’évaluer scientifiquement votre propre bien-être en fonction de cette température plurielle.


François Lévêque a publié chez Odile Jacob « Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ? ». Son ouvrage a reçu le prix lycéen du livre d’économie en 2021.

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Les personnes souffrant de troubles psychiques se sentent en décalage avec leur environnement professionnel, ajoutant de la souffrance à la souffrance. Magnet.Me / Pixabay, CC BY-SA

Handicap psychique : une navigation encore difficile dans le monde du travail

Les personnes souffrant de troubles psychiques se sentent en décalage avec leur environnement professionnel, ajoutant de la souffrance à la souffrance. Magnet.Me / Pixabay, CC BY-SA
Sarah Richard, Université de Strasbourg; Mustafa Ozbilgin, Brunel University London et Sophie Hennekam, Rennes School of Business

La 33e édition des Semaines d’information sur la santé mentale s’ouvre ce lundi 10 octobre pour quinze jours, avec cette année un focus particulier mis sur les conséquences de la crise environnementale. Des recherches l’ont montré, elle s’est ajoutée à la liste des facteurs à l’origine de troubles psychiques, en pleine expansion à une époque où les conséquences de la crise sanitaire se font toujours sentir.

Les troubles psychiques, au total, concerneraient aujourd’hui une personne sur huit (13 % de la population mondiale) d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Et les personnes qui en souffrent, au-delà d’un problème de santé, rencontrent également toujours des difficultés sur le marché de l’emploi, objet de nos dernières recherches.

Notons d’ores et déjà que la chose semble particulièrement problématique, l’emploi étant particulièrement bénéfique quant à la gestion de ces troubles. Il structure l’environnement d’un individu, suscite en lui un sentiment d’appartenance, lui donne des objectifs, et contribue à son indépendance financière.

Nos travaux s’appuient sur la sociologie de Bourdieu, et montre comment les normes sociales, ainsi que les structures dont elles découlent et qui assurent leur perpétuation, contraignent la participation du marché du travail des personnes en situation de handicap psychique.

Difficulté de socialisation, dévalorisation

Dans ses ouvrages tels que La distinction ou La reproduction, Pierre Bourdieu expliquait la position des individus dans l’espace social à partir du concept de « capital ». Il désigne par-là les ressources utilisées par les individus pour se positionner dans l’espace social. Il y a certes ses revenus, son « capital économique », mais aussi l’ensemble du réseau sur lequel il peut s’appuyer, le « capital social », et les connaissances, éléments de langage ou références intellectuelles qu’il maîtrise et qui sont socialement valorisables, soit le « capital culturel ».

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Ce que notre article démontre, à partir de 257 questionnaires envoyés en Europe, en Asie, en Océanie et en Amérique du Nord, c’est que les personnes ayant des troubles psychiques subissent une dévalorisation de ces différents capitaux au travail. Concernant leur capital social, par exemple, elles avancent faire face à des difficultés de socialisation et de construction des relations sociales dans l’environnement de travail. Un enquêté témoigne :

« Il y a besoin d’être sociable, ici, je ne le suis pas, je devrais quitter ce travail. »

Les règles sociales sont mal comprises et peuvent donner lieu à des comportements inappropriés des personnes. Une autre participante nous avoue trop s’attacher à ses collègues. Contrôler ses émotions devient de plus en plus compliqué, et la sensibilité au stress s’accroit :

« Je ne peux pas contrôler mes émotions, je pleure, je me mets en colère, j’ai des crises de panique. »

Les normes du champ de l’emploi semblent en fait en décalage avec le fonctionnement des personnes en situation de handicap psychique. C’est de là que provient la dévalorisation des capitaux.

Intériorisation, dissimulation

Ce que prouvent aussi ces réponses est que les personnes en situation de handicap psychique sont conscientes de leur incapacité à se conformer aux normes du groupe dominant (les personnes sans handicap psychique). Elles vont tenter de s’y adapter, plutôt que de demander au marché du travail d’intégrer leurs spécificités. Ce manque d’adaptation constitue, au sens de Bourdieu, une forme de « violence symbolique » envers ces personnes.

« Je ne peux pas m’adapter au monde du travail et ils ne s’adapteront pas à moi, alors je suppose que je suis juste laissé de côté. »

Les personnes intériorisent, légitiment et normalisent leur position défavorisée, se blâmant elles-mêmes sur leur incapacité à suivre ces normes, plutôt que de remettre en question les structures sociales à l’origine des difficultés qu’ils rencontrent.

« Que voulez-vous que je te dise ? Que je risque de m’absenter assez souvent ? Que je peux avoir besoin de pauses pour ne pas avoir à rentrer plus tôt à la maison ? En quoi cela a-t-il une chance de correspondre au travailleur idéal ? Je n’aurai jamais de promotion. »

Cette intériorisation renforce les difficultés de participations dans l’emploi, conduisant notamment les personnes à cacher leur handicap pour éviter toute dévaluation. Les efforts consacrés à la dissimulation des troubles ont des effets contreproductifs, ils créent notamment une mauvaise interprétation par les collègues des comportements professionnels affichés :

« Mes collègues pensent que je suis paresseux, grossier et égoïste. »

Sensibilisation, solution

Quelles solutions ? À notre sens, la stigmatisation persistante qui entoure les troubles psychiques exige que l’on sensibilise les gestionnaires et les collègues à ces questions. Il s’agit de réduire les croyances négatives et d’inciter les personnes à parler ouvertement de leurs difficultés.

Que les organisations reconnaissent ces troubles, offrent des aménagements sur le lieu de travail et s’assurent que tous les employés connaissent les politiques et les pratiques en place, telles sont des voies de progrès que nous identifions. Les personnes n’étant pas conscientes des normes qui guident leurs actions, cela peut aussi passer, par exemple, par s’efforcer de rendre leur lieu de travail plus inclusif en proposant des modalités de travail plus souples, en modifiant la conception du poste ou en donnant aux personnes le choix de la manière dont elles préfèrent communiquer. L’intégration des personnes atteintes de maladie psychique dans la création des politiques et pratiques à ce sujet est susceptible de garantir un changement durable.

Enfin, les personnes en situation de handicap psychique pourraient elles-mêmes être sensibilisées à l’existence de ces normes sociales et formées à les remettre en question par le biais d’ateliers visant à travailler leur « locus de contrôle », c’est-à-dire leurs croyances vis-à-vis de ce qui détermine les évènements de leur vie professionnelle.

Sarah Richard, Enseignant-chercheur en RH, directrice de bachelor à l'EM Strasbourg, Université de Strasbourg; Mustafa Ozbilgin, Professor of Organisational Behaviour, Brunel University London et Sophie Hennekam, Enseignant-Chercheur en gestion, Rennes School of Business

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.