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Banderole affichée sur un immeuble de Barcelone, en Espagne, sur laquelle on peut lire « touriste, rentre chez toi, c’est toi le terroriste ». Ben Freeman/Flickr, CC BY-SA
Début août, les chiffres du baromètre de l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) faisaient état d'un fort rebond du secteur après des années 2020 et 2021 marquées par la crise du Covid-19. Au cours des cinq premiers mois de 2022, l'Europe a ainsi accueilli, en raison d'une forte demande et des levées des restrictions sanitaires, plus de quatre fois plus d'arrivées internationales que sur la même période l'année précédente.
Pour ce qui est de la France, la ministre déléguée chargée du Tourisme, Olivia Grégoire, a d'ores et déjà qualifié la saison estivale 2022 de « remarquable » pour les professionnels du secteur. Selon les premiers bilans de l'Insee, d'Atout France et d'ADN Tourisme dévoilés le 29 août, près de 7 Français sur 10 sont partis en vacances, dont une majorité à l'intérieur des frontières, et environ 25 millions de touristes étrangers ont visité la France entre juin et août, soit une fréquentation proche de celle de l'année 2019.
Les prophètes de « l’après-Covid », qui prédisaient un monde plus comme avant sur le plan touristique, semblent pour le moment s’être trompés avec le retour massif des touristes dans les aéroports ou sur les plages. De quoi relancer, en parallèle, la « tourismophobie » ou la touristophobie, qui désignent l’aversion vis-à-vis du tourisme et/ou des touristes, que semblent démontrer les cas de Barcelone ou Venise, avec le thème du surtourisme (overtourism). Toutefois, il y a fort à parier que, même si les tendances n’étaient pas orientées à la hausse, cette touristophobie subsisterait.
En effet, celle-ci apparaît inhérente au tourisme, et ce depuis bien longtemps. Dès 1842, le dictionnaire de l’Académie française en proposait la définition suivante dans son Complément du dictionnaire de l’Académie française :
« Il se dit des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité ou désœuvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes. Il se dit surtout des voyageurs anglais en France, en Suisse et en Italie. Cette locution a été empruntée à la langue anglaise ».
La touristophobie se combine à l’évidence à une anglophobie et se retrouve à la définition d’« absentéiste » dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1877) de Pierre Larousse :
« Habitude qu’ont les classes riches, chez certains peuples, de passer une partie de leur vie hors de leur pays, habitude particulière surtout à l’aristocratie anglaise : l’absentéisme est une plaie que l’on cache parfois sous le nom de tourisme ».
À la même époque, de grands écrivains abondent dans le même sens. George Sand déclare que « les touristes ne croient qu’aux choses lointaines et célèbres ». Victor Hugo explique en 1843 que « bientôt Biarritz mettra des rampes à ses dunes, des escaliers à ses précipices, des kiosques à ses rochers, des bancs à ses grottes. Alors Biarritz ne sera plus Biarritz ; ce sera quelque chose de décoloré et de bâtard comme Dieppe et Ostende ». L’histoire lui aura finalement donné tort…
Plus tard, d’autres intellectuels nous amuseront de leurs bons mots sur le tourisme, tel l’académicien Jean Mistler (1897-1988) qui écrit :
« Le tourisme est l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux. »
Cette vision péjorative du touriste a déteint plus largement, par exemple dans le monde universitaire. Comme le relevait la psychologue Dominique Picard en 1995 dans son livre Les Rituels du savoir-vivre (éditions du Seuil) :
« [Il] est de bon ton d’être débordé : on ne part pas en week-end, on va “rédiger un article à la campagne” ; on ne prend pas de vacances, on va “sur son terrain” ; on ne voyage pas, on se “rend à un colloque”. Et si parfois, malgré tout, on évoque une sortie, un voyage ou une lecture de nature ludique, c’est que l’on est “autorisé” à prendre “quand même” un peu de distraction. »
Que cache cette stigmatisation ? Dès les premiers temps du tourisme, s’est mise en place l’opposition entre le « touriste », moutonnier et de plus en plus soumis à une industrie qui ne proposerait que des illusions, et le « voyageur » qui parcourait les destinations en toute conscience. Cette longue tradition de moquerie voire de haine à l’égard de ces « idiots du voyage », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Didier Urbain qui analyse ce préjugé dédaigneux, reste très vivace.
Comme nous le relevions lors de la
Par exemple, l’enquête trimestrielle « suivi de la demande touristique » de TNS Sofres, qui a remplacé l’« enquête vacances » de l’Insee en 2004, propose une liste formatée d’activités relevant de catégories artificielles et nobles, telles que les « activités sportives » ou « culturelles », ignorant les « boules », l’« apéro », le bronzage, la sieste, le barbecue ou le karaoké, qui ne semblent ainsi pas dignes d’intérêt. C’est une façon de hiérarchiser les ressorts du tourisme, en louant la découverte et en dénigrant le repos, le jeu ou le shopping.
Quoique phénomène de société depuis longtemps, le « tourisme de masse » tient lieu de repoussoir afin de valoriser des formes touristiques qui sont plus dans l’air du temps, tel l’écotourisme. Même les destinations les plus fréquentées cherchent à s’en détacher ! Dévastatrices et grégaires, les foules touristiques sont raillées lorsqu’elles s’engagent sur les autoroutes embouteillées lors des départs en vacances ou sur les plages bondées des stations touristiques aux loisirs préfabriqués, car, dans notre imaginaire, « Le peuple est en haut et la foule est en bas », comme l’écrivait Victor Hugo. On peut rester perplexe sur le dénigrement de la masse alors qu’il correspond à une démocratisation.
Il n’en demeure pas moins que de fortes fréquentations ont des impacts négatifs sur certaines destinations et de nombreuses initiatives cherchent aujourd’hui à préserver certaines contrées. Dernier exemple en date : l’assemblée de Corse a voté l’instauration de quotas dès cet été.
Trois sites emblématiques sont concernés : les îles Lavezzi, les aiguilles de Bavella et la vallée de la Restonica. Pour les visiter, il faudra désormais réserver en avance avec une priorité donnée aux résidents. Quand bien même ces quotas sont efficaces, on ne peut que constater qu’ils écartent ceux qui dépensent le moins dans les lieux touristiques, c’est-à-dire les excursionnistes. On ne va pas chasser les très riches de l’île de Cavallo et détruire le port pour la rendre plus « naturelle » !
De même, depuis le 26 juin, l’accès de la calanque de Sugiton à Marseille se fait sur réservation. La forte médiatisation de cette mesure montre que c’est dans l’air du temps, mais nous ne sommes pas pleinement dans une logique touristique, car les calanques sont majoritairement fréquentées par les autochtones. Extrêmement parlantes, ces politiques de quota participent souvent d’opérations de communication, voire d’écoblanchiment, qui détournent le regard sur ce qui se passe ailleurs.
La nostalgie est aussi un puissant moteur tourismophobe. Le « c’était mieux avant » alimente le biais de négativité, qui est d’autant plus fort dans ce champ que l’expérience touristique repose parfois sur le choc de la découverte. La « première fois » que l’on visite le lieu devient alors la référence pour juger de son évolution.
On peut prendre l’exemple du géologue Edgar Aubert de la Rüe, qui déplorait en 1935 l’arrivée de touristes en Polynésie française dans son livre L’Homme et les îles (éditions Gallimard) :
« En beaucoup d’îles, l’arrivée des hordes touristiques [sic] a largement contribué à faire disparaître le pittoresque et la couleur locale qui étaient un de leurs grands attraits. C’est ainsi qu’en Océanie française les beautés naturelles demeurent, et des îles telles que Tahiti, Moorea et Raiatea étalent toujours leurs splendides paysages aux yeux émerveillés du voyageur, mais les mœurs des habitants, leurs manières de vivre se sont profondément modifiées et ont perdu toute originalité. »
Or, le nombre de touristes, vus comme des envahisseurs sur ces îles ne dépassait pas alors les 200 par an !
L’urbanisation du lieu est considérée alors comme une dégradation irrémédiable. Cette urbaphobie, composante de la tourismophobie, tient dans la croyance que le touriste devrait fuir la ville, alors que la grande majorité des touristes sont des urbains qui fréquentent des lieux à forte urbanité (stations balnéaires, métropoles, parcs d’attraction…).
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La Côte d’Azur, qui attire toujours des millions de touristes chaque année, est souvent l’objet de critiques d’horizons variés. Ainsi, pour expliquer l’évolution du sens du mot mythe, le dictionnaire Nathan de la mythologie gréco-romaine fait appel à la Côte d’Azur en opposant « le “mythe” de la Côte d’Azur (criques à l’eau limpide bordées de pinèdes où chantent les cigales) à sa réalité bétonnière et polluée ».
On peut ne pas apprécier Benidorm ou Surfers Paradise, leur fréquentation prouve que ce rejet n’est pas universel et que le tourisme n’est pas forcément un rejet de la ville. Trop de commentateurs du tourisme font du prosélytisme et prennent leurs désirs pour des réalités. N’oublierait-on pas que le tourisme est devenu une composante essentielle du bonheur dans nos sociétés ?
Jean-Christophe Gay, Agrégé de géographie, directeur scientifique de l’Institut du tourisme Côte d’Azur (ITCA), professeur des universités à l'IAE de Nice, Unité de Recherches Migrations et Société, Université Côte d’Azur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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D’après l’Agence internationale de l’énergie, il y a eu au moins 35 millions de SUV en plus sur les routes du monde entier en 2021. Wikimedia commons
D’après une étude publiée dans The Lancet Public Health, les blessures causées par les accidents de la route devraient coûter à l’économie mondiale 1 800 milliards de dollars entre 2015 et 2030, soit 0,12 % du PIB mondial chaque année. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) évaluait en 2018 à 1 350 000 le nombre de décès dans le monde des suites d’un accident de la route (contre moins de 1 200 000 en 2000). Dans plus de la moitié des cas, les victimes sont les usagers les plus vulnérables : les cyclistes et les piétons.
Un élément clé de ce problème reste la conduite des automobilistes. Les mesures de sécurité routière, concernant les équipements de sécurité des véhicules ou le code de la route, se sont multipliées ces dernières décennies. Avec un certain succès en Europe et dans l’est de l’Asie, où la mortalité a reculé. Mais la tendance reste à la hausse ailleurs.
Dans les politiques de sécurité routière, le lien entre comportement à risque des conducteurs et taille des voitures n’a guère été pris en compte dans l’équation. Or, c’est en comprenant ce qui pousse les conducteurs à prendre des risques que l’on pourrait aussi réduire les accidents de la route et limiter leurs impacts sur la société.
Ce lien entre taille des voitures et prise de risque n’a rien d’évident. D’un côté, les consommateurs se sentent rassurés lorsqu’ils choisissent de grosses voitures. De l’autre, les statistiques indiquent que les grosses voitures sont beaucoup plus souvent impliquées dans les accidents, ce qui pourrait laisser penser que les conducteurs de grosses voitures prennent plus de risques.
Les grosses voitures sont de plus en plus nombreuses sur les routes. D’après l’Agence internationale de l’énergie, il y a eu au moins 35 millions de SUV en plus sur les routes du monde entier en 2021, avec des niveaux record en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Chine.
Dans le même temps, les modèles les plus vendus ont pris du volume depuis quelques décennies. Une étude menée par le courtier en crédit spécialisé britannique Zuto fournit quelques exemples intéressants : la taille de la Ford Mustang a augmenté de 63 % depuis 1964, et la Mini de 61 %.
Si la taille des véhicules influence le comportement des automobilistes, cette course au volume aura des répercussions négatives sur les accidents de la route. Ce constat nous a conduits à étudier l’idée suivante dans nos recherches : les grosses voitures donneraient-elles aux conducteurs l’impression de disposer d’un « coussin de sécurité » qui les inciterait à prendre plus de risques ?
Nous avons utilisé un simulateur extrêmement réaliste de formation des conducteurs pour tester les différences de conduite entre les petites et les grosses voitures. Les réglages du simulateur sont restés identiques mais on a indiqué aux participants qu’ils étaient au volant soit d’une petite voiture (Toyota Yaris), soit d’une grande voiture (Toyota Avensis Wagon). On leur a demandé de conduire normalement pendant la simulation.
Les résultats ont montré que les participants qui pensaient être au volant d’une grosse voiture ont conduit de manière plus sportive et ont eu un comportement plus risqué qu’avec une plus petite voiture. La voiture était pourtant la même, avec une réaction identique lorsqu’on appuie sur l’accélérateur ou sur le frein. Seul le comportement changeait. Ils se pensaient donc mieux protégés dans les grosses voitures et prenaient plus de risques.
Une seconde expérience a montré que cette prise de risque globale plus élevée a d’autres conséquences. Nous nous sommes demandé si les conducteurs prenaient aussi plus de risques une fois sortis de leur véhicule, et nous avons relevé que le sentiment de sécurité que procure la voiture constituait effectivement un bon indicateur de la prise de risque globale, c’est-à-dire également en dehors de la route.
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D’autres études étayent ce constat. Par exemple, de précédentes recherches ont montré que les chauffeurs de poids lourds ont souvent un accident peu de temps après avoir quitté leur véhicule. L’explication est que le sentiment de sécurité ressenti à l’intérieur du camion se prolonge en dehors du véhicule et conduit à une prise de risque excessive.
La prise de risque se décline donc à différents niveaux, au volant de la grosse voiture puis une fois hors de l’habitacle. L’effet de « coussin de sécurité » peut d’ailleurs inciter une personne à acheter ou non un billet de loterie dans une station-service, ou bien une boisson plutôt qu’une autre.
Ces résultats incitent donc les gouvernements à privilégier la piste d’une taxation au poids ou à la taille du véhicule, qui existe déjà dans de nombreux pays d’Europe, dans un objectif de sécurité routière. En France, une loi qui impose un malus à partir de 1800 kg est entrée en vigueur depuis 2022.
Ces mesures se justifieraient d’autant plus que les grosses voitures peuvent aussi provoquer des dommages plus importants en cas d’accident en raison de leur taille et éprouvent davantage les infrastructures : elles abîment plus les routes et ont besoin de plus d’espace pour le stationnement.
Sachant cela, les infrastructures peuvent aussi être conçues de manière à sauver des vies. En effet, si les rues sont plus étroites, la prise de risque des conducteurs de gros véhicules sera moindre car ils ralentiront.
Bart Claus, Assistant professor of marketing, IÉSEG School of Management et Luk Warlop, Professor of Marketing, BI Norwegian Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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386 millions d'euros de livres sont vendus par Amazon chaque année. ymgerman /Shutterstock
Finalement, la fusion annoncée entre le groupe d'édition Editis, propriété de Vivendi, et Hachette, filiale de Lagardère, ne devrait pas avoir lieu.
Après des mois de bruits divers, Vincent Bolloré, le patron du géant des médias Vivendi, a décidé de céder le très franco-français Editis à un repreneur étranger pour ne pas avoir à faire face à des problèmes de concentration que lui promettaient déjà les régulateurs européens.
Une façon pour lui et Vivendi de mieux garder le contrôle d'Hachette et de réaliser ses ambitions d'envergure mondiale.
Cet échange croisé illustre l’internationalisation de l’industrie de l’édition et témoigne de la foi du secteur en son avenir.
Amazon offre, par exemple, un parfait cas d’école pour analyser la mondialisation du secteur du livre.
L’entreprise de Jeff Bezos n’est-elle pas devenue la première librairie globale ? Première à offrir une plate-forme de revente de livres dans de nombreux pays ; première par l’étendue du choix de langue écrite ; première par sa domination dans la commercialisation des livres imprimés, qu’ils soient neufs ou d’occasion. Première naturellement dans la vente de livres numériques. Première aussi, c’est moins attendu, dans le livre audio.
En un clic, des centaines de millions de lecteurs un peu partout sur la planète bénéficient désormais d’un accès immédiat ou après une attente de quelques jours au livre de leur choix parmi des millions de références disponibles.
Faut-il encore savoir quel livre choisir ! À l’image d’un Umberto Eco se dirigeant d’un pas tranquille, mais décidé, dans sa bibliothèque labyrinthique pour trouver celui qu’il cherche.
Amazon est aussi la première plate-forme d’auto-édition. Elle propose plus d’un million de nouveaux titres chaque année dans plusieurs langues. Si vous faites partie des quelques 100 000 écrivains français du dimanche, vous avez sans doute déjà regardé, sinon utilisé, les nombreux outils offerts par Kindle Direct Publishing, pour créer et publier un livre électronique, broché ou relié. Vous avez sans doute aussi été déçu par les ventes de votre œuvre. À en croire un écrivain humoriste américain, comptez en moyenne 14 exemplaires vendus dont plus de la moitié acquis par les membres de la famille.
Cette puissance de feu tous azimuts d’Amazon n’est pas sans inquiéter les entreprises de l’édition, d’autant qu’elle est progressivement devenue leur premier client. Leur besoin de mieux négocier leurs conditions de vente avec l’ogre de Seattle est d’ailleurs une motivation, affirmée avec force, de leurs projets de fusion et acquisition.
Une bonne illustration de ce phénomène est le rapprochement entre Penguin Random House (Bertelsman) et Simon & Schuster (Paramount Global). Cette opération, non encore finalisée, car en cours de jugement antitrust, fait suite à une vague de 30 ans de fusions et acquisitions internationales.
Trop nombreuses à lister ici, citons-en seulement quelques-unes : l’absorption de Collins (Royaume-Uni) – rappelez-vous de votre premier dictionnaire d’anglais ! – par Harper (États-Unis) ; celle d’Harlequin (Canada), connu pour ses romans sentimentaux publiés dans le monde entier, par Harper Collins ; le rachat de Random House (États-Unis) aux choix chanceux de publication, à l’instar de l’Ulysse de Joyce, par Bertelsmann (Allemagne) ; celui de Penguin House (Royaume-Uni) au célèbre et inoxydable logo par Bertelsman toujours.
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Et donc aujourd’hui aussi le projet d’acquisition de Simon & Schuster, la maison d’édition de Stephen King, et John Grisham, entre autres ; sans oublier le projet de rapprochement désormais caduc entre Editis (Vivendi) et Hachette Livre (Largardère).
La constitution de géants de l’édition est la conséquence immédiate des fusions et acquisitions, en particulier transfrontalières. Six groupes occupent aujourd’hui le quart du marché mondial. L’industrie de l’édition n’a pas échappé au mouvement planétaire de l’ascension commerciale d’entreprises multinationales devenant des géants.
Comme dans les autres industries, l’innovation joue un rôle clef dans l’évolution du secteur. À commencer par l’innovation technologique. Le numérique a inondé la planète du livre, que ce soit à travers l’édition électronique, la logistique de la distribution, le marketing des succès, la vente de livres audio et de bandes dessinées ou encore le segment du livre professionnel. Or le numérique se caractérise par des coûts unitaires plus faibles, mais aussi par des coûts fixes plus élevés qui doivent donc être amortis sur de plus vastes marchés. Ce sont aussi des économies de réseaux qui favorisent quelques-uns par un effet boule de neige. Un seul ou une poignée de gagnants sont sélectionnés.
L’innovation concerne également les formats, utilisons ici les termes anglais consacrés, et finalement plus parlants, à l’instar de webtoon, webnovel, graphic novel, serial fiction, etc. Elle concerne aussi les modèles d’affaires comme les formules par abonnements – sortes de club du livre du monde d’aujourd’hui – ou la déclinaison tous médias et tous azimuts des titres à succès : séries, films, podcasts, jeux, colifichets et autres babioles. Bref, une sorte d’universalisation des récits et de leurs héros.
Le Petit Prince lui-même, livre le plus traduit au monde après la Bible, n’a pas échappé à cette commercialisation effrénée. Il a bien sûr été adapté en film et en série et sa célèbre silhouette élancée a été reproduite sur tout et n’importe quoi, porte-clefs, médailles, casquettes, et même coquetiers, étuis à lunettes et gourdes. Il y a du bon, du moins bon et du très mauvais, mais ne levez pas les yeux au ciel en regrettant ce commerce hors du livre. Le personnage de Saint-Exupéry a ainsi connu de nombreuses vies nouvelles, prolongeant pour certains le bonheur de la lecture ou engageant d’autres à s’y plonger.
Joue également une certaine uniformisation des goûts et des modes dont témoignent de nombreux livres et genres à succès internationaux. L’anatomie des best-sellers a été étudiée en comparant les données des caractéristiques textuelles des ouvrages qui figurent dans les listes des meilleures ventes et ceux qui n’y figurent pas. Leur dissection fait apparaître, entre autres, que le succès réclame plutôt un langage simple, proche du parler, un nombre de thèmes principaux restreint à deux ou trois, et des montées et descentes d’émotion qui se succèdent. Trop d’adjectifs et de verbes sont à éviter. Idem pour les scènes de sexe ou la description des corps, sauf s’ils sont refroidis (les romans policiers sont légion parmi les livres à succès…).
Bien entendu, la connaissance complète des ingrédients à incorporer ou à éviter ne fournit pas pour autant la recette du succès. De la même façon que la liste des produits dans le garde-manger des cuisiniers de Top Chef ne suffit pas pour désigner à l’avance le vainqueur. Notez qu’il n’y a pas non plus de recette miracle pour deviner les genres et sous-genres à succès à l’instar du polar scandinave ou du manga d’action. C’est ici comme l’engouement mondial pour la pizza et le hamburger, ou plus récemment pour le poke bowl.
Terminons de filer la métaphore culinaire en rappelant que pour le livre comme pour la cuisine, les goûts et les préférences restent encore marqués par la culture locale. Ils diffèrent d’un endroit, d’un pays, d’un continent à l’autre. Les livres traduits ne représentent par exemple en France qu’un cinquième des ventes.
Même s’il fait rêver nombre d’auteurs, le livre à succès et ses déclinaisons restent une exception. En proportion du nombre d’exemplaires vendus et donc du chiffre d’affaires des éditeurs, c’est une autre affaire. Prenons l’exemple des États-Unis où le nombre moyen d’exemplaires par titre s’élève à quelques centaines : les 10 livres écoulés à plus d’un million d’exemplaires font autant de recettes que le million d’autres placés à moins de 100 exemplaires.
Par ailleurs, le nombre de tirages par nouveau titre diminuant mécaniquement à mesure que le nombre de nouveaux titres gonfle – une tendance depuis de longues années – les livres à succès deviennent plus importants pour l’équilibre des comptes. En effet, à la différence notable d’autres secteurs qui se sont internationalisés, l’édition ne bénéficie pas d’un marché mondial qui explose. Celui-ci ne croît même pas plus vite que la population ou la richesse mesurée par le PIB. Dans les pays développés, le marché se rétrécit en euros ou en dollar constants et les pays d’économie émergente n’ont pas pris le relais, et ce malgré les progrès de l’éducation et le développement universitaire qu’ils connaissent. En tout cas pas encore.
Dans les années 1960, la planète comptait 1,6 livre vendu par habitant, le chiffre est tombé à moins d’un dans les années 2000. En attendant, un retournement de tendance éventuel, on comprend pourquoi les géants de l’édition s’empressent de chercher de la croissance en dehors de leur marché géographique traditionnel et de rechercher des débouchés autres que la publication pour leurs titres imprimés ou électroniques à succès.
Le livre hors de ses frontières linguistiques grâce aux traductions, et textuelles grâce à ses adaptations en images, ne perd pas son âme. De même pour l’édition hors de ses bastions nationaux. Elle aide le livre à voyager. Le rapprochement entre Editis et Hachette faisait craindre à beaucoup la constitution d’un mastodonte français de l’édition écrasant tout le monde hexagonal sur son passage. Avec l’acquisition d’Hachette par Vivendi et celle future d’Editis vraisemblablement par un groupe étranger de l’édition, cette tentative va pousser finalement l’industrie française du livre à s’ouvrir encore un peu plus au monde.
François Lévêque a publié chez Odile Jacob « Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ». Son ouvrage a reçu le prix lycéen du livre d’économie 2021.
François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris
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Des cadres qui se disaient heureux au travail déposent parfois des lettres de démission surprise. Andrea Piacquadio / Pexels
Commençons par une histoire que l’on retrouve dans les Métamorphoses d’Ovide, celle du sculpteur Pygmalion qui, écœuré par l’attitude des femmes de l’île de Chypre s’était voué au célibat. Jusqu’à ce qu’un jour il s’éprît de la statue de marbre sur laquelle il travaillait et qu’il nomma Galatée. Grâce à l’intervention de Vénus, Galatée prit peu à peu vie avec toutes les caractéristiques humaines, dont la beauté tant espérée par Pygmalion. Elle entrait en résonnance parfaite avec le sculpteur, jusqu’à répondre à ses pensées et ses attentes.
Ce mythe grec a inspiré de nombreux concepts dans le champ des sciences sociales, en particulier celui d’« effet Pygamlion ». Apparu à l’origine chez les sociologues de l’éducation, la notion englobe ces situations où un élève voit ses résultats s’améliorer parce que l’enseignant croit en lui, et par symétrie, un élève qui se perçoit tel un cancre par son professeur et qui voit ses résultats à la hauteur de ce statut peu louable.
Le concept a également suscité l’intérêt des chercheurs en gestion pour décrire la relation entre employeur et salarié. On retrouve l’effet Pygmalion en entreprise lorsqu’un individu modifie son comportement sur la base du jugement explicite que son environnement porte sur lui, et notamment son manager car c’est lui qui l’évalue. Dans les organisations actuelles, Pygmalion est incarné par le manager et Galatée par son subordonné. Si le manager mise sur un collaborateur parce qu’il croit en ses capacités, le maintien de la boucle vertueuse Pygmalion-Galatée garantit une relation parfaitement synchronisée entre le manager et son subordonné.
Il arrive cependant que cette boucle s’enraye contre toute attente et que l’on assiste à des départs inattendus de bons salariés d’un service, d’une entreprise. Pourquoi quittent-ils le navire quand tout laisse à penser qu’ils se plaisent là où ils sont : métier, salaire, statut, conditions de travail, avantages en nature ? Tout l’enjeu de notre dernier article de recherche est de comprendre comment est apparu ce dysfonctionnement et comment on peut y remédier.
Empiriquement, le plus dur, lorsque l’on étudie un effet Pygmalion, est de comprendre ce que perçoivent les individus. Comment le salarié se sent-il perçu par son manager ? Et qu’en fait-il ? Il faut savoir se mettre dans la peau de la statue grecque et se demander comment elle perçoit les désirs de son créateur avant de s’y conformer, ce que Dov Eden, professeur émérite à l’Université de Tel-Aviv, a suggéré de nommer « l’effet Galatée ».
Pour mesurer cette perception du jugement d’un individu sur soi-même, en partant des travaux sur le sentiment d’efficacité personnelle d’Albert Bandura, psychologue canadien, nous avons imaginé un concept : la rétroaction perçue d’efficacité personnelle.
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232 cadres, femmes et hommes issus du secteur privé, ont été étudiés. Ils ont été sélectionnés parmi un échantillon d’individus-cadres pour leur bon score-test d’efficacité perçue à la tâche. Tous ont au moins un enfant. Chaque répondant a été soumis à six questions au sujet de son comportement. Toutes les questions sont élaborées sous forme d’échelles allant de zéro à cinq. Il s’agissait de mesurer le niveau de stress dans la gestion de l’équilibre travail/famille ; le sentiment d’efficacité personnelle au travail ; le niveau d’efficacité personnelle qu’ils pensent que leur hiérarchie leur attribue ; l’implication au travail ; la satisfaction au travail ; l’intention de départ.
Les résultats nous permettent de tirer plusieurs enseignements intéressants. On observe tout d’abord, et cela semble assez intuitif, que moins l’individu est impliqué dans son travail, moins il est satisfait et plus il compte quitter l’entreprise. Il apparaît également que plus le cadre est en situation de stress avec un bon niveau de sentiment d’efficacité personnelle au travail, plus son niveau de satisfaction au travail augmente. Cela voudrait dire que le cadre se réalise dans le stress, c’est son carburant. Cependant, plus le cadre est stressé et plus aussi son niveau de rétroaction perçue d’efficacité personnelle diminue au point qu’il ait envie de quitter l’entreprise.
Nous touchons au but. Le stress chez le cadre est générateur à la fois d’une satisfaction au travail parce qu’il s’y sent efficace et d’insatisfaction au travail parce qu’il pense que son chef ne le juge pas efficace. Et, au-delà du sentiment d’efficacité personnelle, c’est ce sentiment rétroactif, la rétroaction perçue d’efficacité personnelle, qui médiatise les comportements futurs du cadre, à savoir son implication, sa satisfaction et ses envies de départ.
Nous avons « contrôlé » nos résultats en tenant compte de variables telles que le sexe, l’ancienneté en entreprise et le niveau d’encadrement. La rétroaction perçue d’efficacité personnelle semble ainsi plus faible chez le cadre ayant moins de 5 ans d’expérience en entreprise que celui dont l’ancienneté dépasse les 15 années. Cela voudrait dire que lorsque le cadre a peu d’expérience en entreprise, il attend beaucoup du jugement de sa hiérarchie car il veut lui plaire, savoir s’il fait du bon travail. Pour un cadre senior, c’est moins le cas, ce dernier étant probablement plus connaisseur des leviers d’évaluation en interne et des profils des managers.
Si l’on regarde du côté de l’âge, il apparaît que l’écart de perception entre le propre jugement d’efficacité des jeunes cadres et la manière dont ils pensent que leur hiérarchie les juge est si important qu’il est impossible de prédire les réactions qu’ils vont avoir. Cette génération semble plus méfiante, moins naïve et plus alertée que les générations précédentes sur les pratiques de management. Elle a aussi besoin de feedbacks basés sur des faits, des éléments concrets. Elle veut du challenge sur mesure et surtout être valorisée.
Il y a là des ressources importantes pour les entreprises. Quand on connaît les coûts abyssaux liés aux dysfonctionnements qu’engendre le départ d’un cadre performant, on peut se dire que l’entreprise devrait sérieusement songer à intégrer des capteurs de bien-être en formant les managers à l’accompagnement et au suivi du parcours individuel pour augmenter les chances de prédire avec justesse les intentions de leurs collaborateurs.
Pierre Garner, Enseignant-chercheur en comportement organisationnel, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.