Par le

Sukhyun Kim, HEC Paris Business School et L. J. Shrum, HEC Paris Business School

A priori, ceux qui s’offrent un sac de marque à 1 000 euros le font pour montrer qu’ils en ont les moyens, et non parce qu’une partie du montant de leur achat est reversé à l’Unicef. Pourtant des marques de luxe connues, telles Louis Vuitton et Gucci, se sont mises à lier directement leurs produits à de nobles causes. Dans le monde du marketing, on appelle cela le cause-related marketing (CRM, ou marketing lié à une cause).

Après tout, vu la pression généralisée sur le monde des affaires à contribuer au bien public, il n’y a pas de raison que les entreprises du luxe ne mettent pas en place des programmes RSE (responsabilité sociale et environnementale). Mais pourquoi leurs clients, qui sont, rappelons-le, du genre à se faire plaisir avec des stylos-plumes à 500 euros, auraient-ils envie de contribuer au bien sociétal ?

La RSE, un paradoxe dans le luxe

Quand on parle de consommation de produits de luxe, on parle d’excès, de plaisir personnel, de superficialité, d’ostentation, bref, de dépenses de prestige. La motivation première des clients du luxe est ce que les psychologues nomment « l’auto-valorisation », le désir d’afficher son statut et sa richesse, tant auprès des autres que de soi-même. En d’autres termes, les voitures de sport ou montres haut de gamme servent à faire étalage de son argent. De plus, il est facile de défendre l’idée que le marché du luxe cible les consommateurs les plus matérialistes. Ils ne sont pas particulièrement généreux ou intéressés par les initiatives de responsabilité sociale, du moins si l’on compare avec les consommateurs moins matérialistes.

Inversement, les comportements dits prosociaux restent typiquement motivés par un désir de dépassement de soi : le fait de transcender ses propres intérêts, avec des valeurs universelles. Autrement dit, les initiatives RSE seraient motivées par l’altruisme et la volonté des consommateurs d’assurer des revenus équitables aux producteurs de cacao ivoiriens ou de soutenir l’émancipation, par exemple, des femmes palestiniennes.

Les efforts en matière de RSE ont beau provenir en majorité des marques grand public, tels les fabricants de produits de grande consommation (Unilever) ou les entreprises de la tech (Apple), les marques de luxe ont rejoint le mouvement – et ont vu leurs efforts couronnés de succès.

Par exemple, Bulgari a depuis 2009 un partenariat avec l’ONG « Save the Children » pour lever des fonds pour des programmes d’éducation, et Montblanc a entamé un partenariat avec l’Unicef en 2004 pour soutenir des projets d’alphabétisation des enfants. Ces campagnes génèrent a minima de la publicité favorable aux marques de luxe.

Bulgari et Save The Children célèbraient leur partenariat de 10 ans en 2019 (en anglais).

Ainsi, 250 célébrités ont pris part à la campagne de Bulgari en arborant des bijoux spécialement dessinés pour Save the Children et en faisant la promotion du slogan de la campagne « Stop, Think, Give » (« arrêtons-nous, pensons, donnons ») sur les réseaux sociaux. Résultat ? Bulgari a levé plus de 80 millions de dollars au travers de la vente de ses bijoux « Save the Children » à plus de 500 000 clients de par le monde.

Un risque pour leur image de marque ?

Malgré ces exemples de campagnes réussies, les entreprises du luxe peuvent s’inquiéter de leur image, et de la performance qui en découle. De la même manière que l’intégration de matières recyclées pourrait nuire à la perception qu’ont les consommateurs de la qualité de produits de luxe, une marque pourrait voir son image entachée par du marketing relié à une cause. Ces effets négatifs s’expliquent par la friction entre le concept d’autovalorisation dans le luxe et de dépassement de soi porté par la cause soutenue.

Néanmoins, d’après d’autres travaux de recherche, les campagnes marketing liées à une cause peuvent réussir, y compris pour les marques de luxe. Les effets positifs s’expliquent alors en termes d’atténuation de culpabilité : soutenir une telle campagne diminue la sensation de culpabilité associée à la consommation de produits de luxe, notamment pour les « luxes frivoles », tels le café gourmet ou le chocolat haut de gamme.

Donc plutôt que de diluer leur valeur en mettant l’idée de comportement prosocial au cœur de leur identité de marque (telle Rolex se décrivant comme engagé pour un monde meilleur), les entreprises de luxe ont tout intérêt à collaborer avec des marques sociales tout en restant des entités bien séparées. Pour cela, elles ont notamment tout intérêt à déployer des stratégies spécifiques sur le point de vente, comme nous le montrons dans un récent article de recherche.

Motivations d’autovalorisation

Nous avons étudié en particulier deux sortes de campagnes CRM fréquentes, et avons constaté qu’elles ont toutes les deux de fortes chances d’atteindre leur but. La première est ce que nous appelons une campagne liée aux dons. Dans ce type de campagne, très fréquent, la marque de luxe encourage les dons directs à son partenaire caritatif sur le point de vente.

Par exemple, lors de la campagne de Gucci Chime for Change, les clients qui achetaient le parfum emblématique de la maison étaient incités à rajouter 5 euros au montant, somme ensuite reversée à un partenaire œuvrant à l’émancipation des femmes et filles.

Gucci présente sa campagne 2013 avec l’Unicef et Chime for Change (en anglais).

Un deuxième type de campagne est lié au produit. L’entreprise de luxe peut lancer un produit à édition limitée, spécialement dessiné afin de promouvoir le partenaire caritatif, et promettre de reverser une partie du prix d’achat à ce partenaire pour chaque produit acheté au cours de la campagne. Ainsi, dans le cadre de son partenariat avec « Save the Children », Bulgari a levé des fonds en lançant une bague à édition limitée, avec une partie du montant des ventes reversée à l’ONG. Ce type de campagne a tendance à mieux fonctionner auprès des clients les plus matérialistes.

Le facteur clé, ici, est que le produit de luxe à édition limitée utilisé au cours de ces campagnes est habituellement marqué d’un slogan ou logo qui identifie la cause caritative. Ainsi, ces produits à édition limitée permettent non seulement aux consommateurs d’afficher leur statut social au travers du produit de luxe lui-même, mais aussi d’afficher leur comportement prosocial via le lien visible avec l’œuvre caritative.

En d’autres termes, le marketing ainsi conçu fait toujours appel aux motivations d’autovalorisation des consommateurs de produits de luxe : il leur permet non seulement d’envoyer le message qu’ils ont de l’argent mais aussi de montrer qu’ils le dépensent d’une manière socialement valorisée.

Dernier détail intéressant, il n’est pas nécessaire que l’élément de statut social soit cher en termes absolus, mais uniquement de manière relative par rapport aux options plus standards. Les campagnes pour des produits de luxe qui ne sont pas hors de portée mais synonymes de statut social (par exemple un café premium à 5 euros, dans une tasse spéciale qui indique la participation à une campagne « Sauvez les enfants d’Haïti ») produisent les mêmes effets que des biens de luxe haut de gamme.

Sukhyun Kim, PhD in Marketing, HEC Paris Business School et L. J. Shrum, Professeur de marketing, HEC Paris Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Radu Vranceanu, ESSEC et Marc Guyot, ESSEC

Les chiffres de la croissance dans la zone euro et aux États-Unis pour le premier trimestre de 2022 apparaissent comme une mauvaise surprise. Outre-Atlantique, le PIB chute de près de 0,4 % par rapport au quatrième trimestre 2021. La zone euro enregistre de son côté une hausse misérable de 0,2 %, avec une croissance nulle en France, et négative en Italie et en Suède. De son côté, l’inflation atteint près de 8,5 % en rythme annuel aux États-Unis en avril et à 7,5 % dans la zone euro, bien au-delà de la cible de 2 % des banques centrales.

La presse économique présente cette double évolution défavorable de la croissance et de l’inflation, comme une situation de « stagflation », contraction des mots stagnation et inflation. Il faut néanmoins être prudent avec l’utilisation de ce terme stagflation et éviter un raccourci trop rapide.

Dans les années 1960, les économistes avaient généralement accepté que le taux d’inflation et le taux de chômage étaient inversement corrélés. Ainsi une forte inflation était en général associée à un taux de chômage très faible, proche de ce qu’on appelle le taux « naturel » de chômage. Cette régularité empirique est connue sous le nom de « courbe de Phillips », nommée selon l’auteur de l’étude empirique de référence. Si dans les 20 dernières années la relation est devenue de plus en plus contestée, les banquiers centraux et les économistes professionnels s’appuient toujours sur elle pour leurs prévisions d’inflation.

L’ancienne « stagflation »

En 1973, puis en 1978-1979, le prix du pétrole a connu deux hausses spectaculaires, passant de 2,90 à 34 dollars le baril, épisodes connus sous le nom de chocs pétroliers. À cette époque, la présence simultanée d’un chômage très élevé et d’une inflation forte avait justifié l’utilisation du concept de « stagflation », pour souligner l’anomalie que ce phénomène représentait en termes d’arbitrage inflation/chômage.

L’explication principale reposait sur l’effet négatif du choc des prix à la production, transmis aux prix à la consommation, générant une perte de pouvoir d’achat et une contraction de la demande pour les autres biens. Les tentatives des gouvernements de répondre au moyen de politiques de relance par la demande, combinées avec des restrictions sur les prix ont toutes échoué.

Finalement, il est apparu que la lutte contre ce type d’inflation « poussée par les coûts » nécessitait au contraire une très forte contraction de la demande globale. Petit à petit, le déséquilibre sur le marché des biens a été résorbé, l’inflation a été maîtrisée puis la croissance est revenue.

Situation actuelle différente

La situation présente n’est semblable à cette stagflation passée que dans une certaine mesure.

Si la hausse des prix est bien de retour et touche un grand nombre de pays, il ne faut pas perdre de vue que les États-Unis sont aujourd’hui quasiment au plein-emploi avec un taux de chômage en avril de 3,6 %. Dans la zone euro, le taux de chômage reste plus élevé mais diminue rapidement, y compris dans les pays du sud de l’Europe.

La figure ci-dessous présente les taux d’inflation et de chômage fin mars 2022 dans les pays de l’OCDE (sauf la Turquie où l’inflation est à 70 %). L’inflation dépasse les 2 % un peu partout, tandis que le taux de chômage ne dépasse les 8 % que dans trois pays.

Par ailleurs, les États-Unis et les pays de la zone euro connaissent des pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs d’activité, tandis que beaucoup d’actifs hésitent à reprendre le travail après le stress de la pandémie. La hausse des salaires américains s’est ainsi accélérée ces derniers mois, atteignant désormais plus de 6 %.

Le plein-emploi semble ainsi de retour dans de nombreux pays. En Allemagne, le puissant syndicat IG Metall se mobilise pour demander 8,2 % de revalorisation salariale. Pour l’instant, les salaires n’augmentent pas très rapidement dans les pays du sud de l’Europe, mais cela ne devrait pas tarder si le chômage s’approche des 6 % dans des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne. Même au Japon, des hausses de salaire commencent à être envisagées.

Faible chômage, pénuries de main-d’œuvre, hausse des salaires et forte inflation constituent les marques d’une inflation tirée par la demande, pas d’une inflation poussée par les coûts comme dans les années 1970. De ce point de vue, il serait abusif de parler de « stagflation ». La demande globale excédentaire vient en effet essentiellement des dépenses publiques exceptionnellement massives et de la politique monétaire fortement accommodante de 2020 et 2021, en réponse à la crise du Covid-19. Bien évidemment, la hausse des prix de l’énergie, provoquée par la guerre en Ukraine, augmente encore plus l’inflation, surtout dans la zone euro, mais n’en est pas la cause principale.

Croissance en berne, mais plein-emploi

Pourquoi la dynamique de croissance s’est-elle arrêtée au premier trimestre ? Lorsque le plein-emploi est atteint, la croissance ne dépend plus que des gains d’efficacité productive et du progrès technique. À court terme, on ne peut pas attendre de gains significatifs de productivité. Au contraire, la résurgence du Covid-19 en Chine, couplée à la politique du « zéro Covid », du gouvernement chinois a provoqué de nouvelles ruptures d’approvisionnement, tout comme la guerre en Ukraine. Ces deux situations ne peuvent que diminuer la production potentielle.

Côté demande, la consommation peut aussi se contracter. L’inflation commence à éroder le pouvoir d’achat, et, encore plus grave, entame également le moral des ménages. Une bonne partie de la population, soit tous ceux qui sont nés après 1986, n’ont jamais connu l’inflation et ont du mal à la comprendre.

Comment expliquer les créations d’emploi lorsque la croissance est à zéro, voire est négative comme aux États-Unis ? Les gouvernements revendiquent l’atteinte du plein-emploi comme le résultat positif de leurs politiques de relance budgétaire. Celles-ci peuvent en être créditées mais pas dans le sens qu’ils l’entendent. La relance a en effet entraîné une inflation de toute évidence non-anticipée, qui va progressivement diminuer le pouvoir d’achat, donc réduire la demande avec un effet négatif sur l’emploi.

En revanche, la relance a également provoqué la baisse du salaire réel, avec un effet positif sur l’emploi. C’est probablement la revanche de Milton Friedman qui proposait cette explication de la courbe de Phillips dans son discours du prix Nobel en 1976. L’effet positif ne peut être que transitoire, car les surprises, par définition, ont la vie courte. À moyen terme, l’effet négatif devrait ainsi finir par l’emporter.

Inflation non maîtrisée

Partout dans le monde, les dirigeants ont enfin pris la mesure du danger que représente une inflation non maîtrisée. Leur méthode principale pour lutter contre l’inflation est la hausse annoncée des taux d’intérêt de court terme, et l’arrêt des programmes d’achat d’obligations et autres actifs financiers.

Un petit nombre d’économistes recommandent un accompagnement du resserrement monétaire par des restrictions budgétaires. Quelle que soit la méthode utilisée, à très court terme il ne sera malheureusement pas possible d’éviter une contraction de l’activité et un accroissement du chômage au-dessus de son niveau naturel.

L’ampleur de cette contraction va dépendre de la dégradation des anticipations d’inflation, de l’ampleur du déséquilibre offre/demande, et de l’instabilité financière que la hausse des taux d’intérêt devrait engendrer. C’est le sens des remarques récentes de l'économiste français Olivier Blanchard, ou encore des Américains Alex Domash et Laurence Summers dans The Conversation, qui manifestent tous leur pessimisme sur la capacité de la Réserve fédérale américaine à orchestrer un « atterrissage en douceur ».

Il n’est pas exclu que la zone euro connaisse également des difficultés de même type, amplifiées par la fragmentation financière de l’union monétaire. Il nous semble plus approprié de considérer que si nous faisons bien face à une forme de stagflation, il ne s’agit pas d’une stagflation naturelle causée par à un fort choc d’offre mais d’une stagflation délibérément provoquée par les autorités monétaires.

Radu Vranceanu, Professeur d'économie, ESSEC et Marc Guyot, Professeur d'économie, ESSEC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Radu Vranceanu, ESSEC et Marc Guyot, ESSEC

Les chiffres de la croissance dans la zone euro et aux États-Unis pour le premier trimestre de 2022 apparaissent comme une mauvaise surprise. Outre-Atlantique, le PIB chute de près de 0,4 % par rapport au quatrième trimestre 2021. La zone euro enregistre de son côté une hausse misérable de 0,2 %, avec une croissance nulle en France, et négative en Italie et en Suède. De son côté, l’inflation atteint près de 8,5 % en rythme annuel aux États-Unis en avril et à 7,5 % dans la zone euro, bien au-delà de la cible de 2 % des banques centrales.

La presse économique présente cette double évolution défavorable de la croissance et de l’inflation, comme une situation de « stagflation », contraction des mots stagnation et inflation. Il faut néanmoins être prudent avec l’utilisation de ce terme stagflation et éviter un raccourci trop rapide.

Dans les années 1960, les économistes avaient généralement accepté que le taux d’inflation et le taux de chômage étaient inversement corrélés. Ainsi une forte inflation était en général associée à un taux de chômage très faible, proche de ce qu’on appelle le taux « naturel » de chômage. Cette régularité empirique est connue sous le nom de « courbe de Phillips », nommée selon l’auteur de l’étude empirique de référence. Si dans les 20 dernières années la relation est devenue de plus en plus contestée, les banquiers centraux et les économistes professionnels s’appuient toujours sur elle pour leurs prévisions d’inflation.

L’ancienne « stagflation »

En 1973, puis en 1978-1979, le prix du pétrole a connu deux hausses spectaculaires, passant de 2,90 à 34 dollars le baril, épisodes connus sous le nom de chocs pétroliers. À cette époque, la présence simultanée d’un chômage très élevé et d’une inflation forte avait justifié l’utilisation du concept de « stagflation », pour souligner l’anomalie que ce phénomène représentait en termes d’arbitrage inflation/chômage.

L’explication principale reposait sur l’effet négatif du choc des prix à la production, transmis aux prix à la consommation, générant une perte de pouvoir d’achat et une contraction de la demande pour les autres biens. Les tentatives des gouvernements de répondre au moyen de politiques de relance par la demande, combinées avec des restrictions sur les prix ont toutes échoué.

Finalement, il est apparu que la lutte contre ce type d’inflation « poussée par les coûts » nécessitait au contraire une très forte contraction de la demande globale. Petit à petit, le déséquilibre sur le marché des biens a été résorbé, l’inflation a été maîtrisée puis la croissance est revenue.

Situation actuelle différente

La situation présente n’est semblable à cette stagflation passée que dans une certaine mesure.

Si la hausse des prix est bien de retour et touche un grand nombre de pays, il ne faut pas perdre de vue que les États-Unis sont aujourd’hui quasiment au plein-emploi avec un taux de chômage en avril de 3,6 %. Dans la zone euro, le taux de chômage reste plus élevé mais diminue rapidement, y compris dans les pays du sud de l’Europe.

La figure ci-dessous présente les taux d’inflation et de chômage fin mars 2022 dans les pays de l’OCDE (sauf la Turquie où l’inflation est à 70 %). L’inflation dépasse les 2 % un peu partout, tandis que le taux de chômage ne dépasse les 8 % que dans trois pays.

Par ailleurs, les États-Unis et les pays de la zone euro connaissent des pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs d’activité, tandis que beaucoup d’actifs hésitent à reprendre le travail après le stress de la pandémie. La hausse des salaires américains s’est ainsi accélérée ces derniers mois, atteignant désormais plus de 6 %.

Le plein-emploi semble ainsi de retour dans de nombreux pays. En Allemagne, le puissant syndicat IG Metall se mobilise pour demander 8,2 % de revalorisation salariale. Pour l’instant, les salaires n’augmentent pas très rapidement dans les pays du sud de l’Europe, mais cela ne devrait pas tarder si le chômage s’approche des 6 % dans des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne. Même au Japon, des hausses de salaire commencent à être envisagées.

Faible chômage, pénuries de main-d’œuvre, hausse des salaires et forte inflation constituent les marques d’une inflation tirée par la demande, pas d’une inflation poussée par les coûts comme dans les années 1970. De ce point de vue, il serait abusif de parler de « stagflation ». La demande globale excédentaire vient en effet essentiellement des dépenses publiques exceptionnellement massives et de la politique monétaire fortement accommodante de 2020 et 2021, en réponse à la crise du Covid-19. Bien évidemment, la hausse des prix de l’énergie, provoquée par la guerre en Ukraine, augmente encore plus l’inflation, surtout dans la zone euro, mais n’en est pas la cause principale.

Croissance en berne, mais plein-emploi

Pourquoi la dynamique de croissance s’est-elle arrêtée au premier trimestre ? Lorsque le plein-emploi est atteint, la croissance ne dépend plus que des gains d’efficacité productive et du progrès technique. À court terme, on ne peut pas attendre de gains significatifs de productivité. Au contraire, la résurgence du Covid-19 en Chine, couplée à la politique du « zéro Covid », du gouvernement chinois a provoqué de nouvelles ruptures d’approvisionnement, tout comme la guerre en Ukraine. Ces deux situations ne peuvent que diminuer la production potentielle.

Côté demande, la consommation peut aussi se contracter. L’inflation commence à éroder le pouvoir d’achat, et, encore plus grave, entame également le moral des ménages. Une bonne partie de la population, soit tous ceux qui sont nés après 1986, n’ont jamais connu l’inflation et ont du mal à la comprendre.

Comment expliquer les créations d’emploi lorsque la croissance est à zéro, voire est négative comme aux États-Unis ? Les gouvernements revendiquent l’atteinte du plein-emploi comme le résultat positif de leurs politiques de relance budgétaire. Celles-ci peuvent en être créditées mais pas dans le sens qu’ils l’entendent. La relance a en effet entraîné une inflation de toute évidence non-anticipée, qui va progressivement diminuer le pouvoir d’achat, donc réduire la demande avec un effet négatif sur l’emploi.

En revanche, la relance a également provoqué la baisse du salaire réel, avec un effet positif sur l’emploi. C’est probablement la revanche de Milton Friedman qui proposait cette explication de la courbe de Phillips dans son discours du prix Nobel en 1976. L’effet positif ne peut être que transitoire, car les surprises, par définition, ont la vie courte. À moyen terme, l’effet négatif devrait ainsi finir par l’emporter.

Inflation non maîtrisée

Partout dans le monde, les dirigeants ont enfin pris la mesure du danger que représente une inflation non maîtrisée. Leur méthode principale pour lutter contre l’inflation est la hausse annoncée des taux d’intérêt de court terme, et l’arrêt des programmes d’achat d’obligations et autres actifs financiers.

Un petit nombre d’économistes recommandent un accompagnement du resserrement monétaire par des restrictions budgétaires. Quelle que soit la méthode utilisée, à très court terme il ne sera malheureusement pas possible d’éviter une contraction de l’activité et un accroissement du chômage au-dessus de son niveau naturel.

L’ampleur de cette contraction va dépendre de la dégradation des anticipations d’inflation, de l’ampleur du déséquilibre offre/demande, et de l’instabilité financière que la hausse des taux d’intérêt devrait engendrer. C’est le sens des remarques récentes de l'économiste français Olivier Blanchard, ou encore des Américains Alex Domash et Laurence Summers dans The Conversation, qui manifestent tous leur pessimisme sur la capacité de la Réserve fédérale américaine à orchestrer un « atterrissage en douceur ».

Il n’est pas exclu que la zone euro connaisse également des difficultés de même type, amplifiées par la fragmentation financière de l’union monétaire. Il nous semble plus approprié de considérer que si nous faisons bien face à une forme de stagflation, il ne s’agit pas d’une stagflation naturelle causée par à un fort choc d’offre mais d’une stagflation délibérément provoquée par les autorités monétaires.

Radu Vranceanu, Professeur d'économie, ESSEC et Marc Guyot, Professeur d'économie, ESSEC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Un dark store JOKR à New York. Matthieu Schorung, Author provided

Matthieu Schorung, Université Gustave Eiffel; Heleen Buldeo Rai, Université Gustave Eiffel et Laetitia Dablanc, Université Gustave Eiffel

129 milliards d’euros. Voilà le montant atteint en 2021 par les ventes du e-commerce en France. C’est plus de deux fois le montant de 2014 (57 milliards d’euros).

L’alimentaire en ligne pèse dans ce premier chiffre pour presque 20 milliards d’euros. Il s’agit là surtout de la livraison de repas ou de courses venant de la grande distribution. Le segment de la livraison rapide voire « instantanée », parfois appelé « quick commerce », n’a, lui, engendré « que » 122 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021 en France.

Ce segment reste encore un marché de niche, essentiellement réservé aux grandes villes, mais il a connu tout de même un taux de croissance entre 2020 et 2021 de 86 %. De nouveaux acteurs se sont développés à Paris, Londres et New York. Leurs noms sont Cajoo, Gorillas, Flink, Getir, JOKR ou encore Gopuff et l’explosion du secteur impose désormais sa marque dans le paysage urbain.

Cette activité nécessite en effet des espaces de stockage et de traitement des commandes implantés dans les zones urbaines, afin d’organiser des livraisons ultrarapides dans un rayon d’environ deux kilomètres. Aménagés comme des supérettes, ces petits entrepôts d’une surface inférieure à 400 m2 ne sont accessibles qu’au personnel chargé de la collecte et de la livraison des produits. D’où leur nom plus répandu de « dark store », que certains traduisent en France en « magasin sombre » ou « entrepôt de l’ombre ».

Un rapport récent de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), estime en janvier 2022 leur nombre à 80 dans la capitale française. Amsterdam en comptait environ 28 en activité à la mi-décembre 2021 et New York 110 à la fin du mois de février 2022.

Le phénomène s’avère désormais bien visible donc, mais loin de la déferlante parfois évoquée dans la presse ou par certains politiques. Le secteur reste d’ailleurs encore en pleine consolidation comme en témoignent processus de rachat (Frichti par Gorillas, par exemple) et retraits précipités de marché.

Pas les premiers

L’un des effets de la pandémie a été d’obliger bon nombre d’entreprises à élargir leurs modes de distribution, ou tout du moins d’accélérer le mouvement existant. Elles n’étaient qu’un magasin physique ou qu’une plate-forme numérique ? Avec le « click and collect », beaucoup jouent maintenant sur les deux tableaux, avec plusieurs supports sur chacun. On parle de modèles « omnicanaux ».

Le magasin devient désormais un hub multifonctionnel. Il fait office de salle d’exposition, de point relais, de lieu de retour, de micro-entrepôt et de microcentre de traitement des commandes.

Le quick commerce n’a donc pas inventé les dark stores mais s’inscrit plutôt dans un modèle de vente au détail qui était déjà en mutation avant la crise de la Covid-19. Ce n’est pas non plus le premier à tester le magasin comme centre de traitement pour la livraison locale. La chaîne de supermarchés Monoprix exploite par un exemple un entrepôt de l’ombre à Paris depuis 2019. Franprix a, lui, dédié cinq de ses magasins situés dans des zones de bureaux, vides pendant le confinement, aux commandes en ligne avant de les rouvrir à nouveau au public.

Le modèle trouve en fait ses origines en Asie. En Chine notamment, la livraison instantanée de produits d’épicerie est une pratique de consommation établie depuis plus de cinq ans avec des entreprises comme Hema Fresh.

Un mode de développement en question

Reste que, plus que d’autres détaillants qui font usage de dark stores, le quick commerce se heurte à leur implantation désordonnée dans les villes. De fait, les investisseurs poursuivent une stratégie dite de « blitzscaling ». Il s’agit de se lancer dans une course à la croissance pour prendre l’avantage sur ses concurrents. L’idée : devenir le plus gros et tout emporter.

Getir est ainsi devenue la deuxième licorne, tous secteurs confondus, d’origine turque. La brésilienne Daki a atteint ce statut en dix mois d’activité seulement. Gorillas a, elle, levé près d’un milliard de dollars pour financer son expansion ultrarapide.

Ce développement rapide pose néanmoins des questions quant au besoin de régulation de ce secteur. Des questions concernant l’espace public en premier lieu. Comment limiter les nuisances liées aux mouvements et au stationnement des livreurs pour les riverains ? Comment appréhender leur impact quant à la surutilisation des infrastructures cyclables et de voirie ?

La question est aussi d’ordre commercial : les dark stores menacent-ils le petit commerce de détail ou même les magasins urbains de la grande distribution ? La multiplication de ces espaces inaccessibles, cachés du public, menace-t-elle une certaine forme de vie urbaine et d’animation des rues ? Et juridiquement, comment les dark stores doivent-ils être considérés notamment au regard des documents locaux d’urbanisme : des espaces commerciaux ou des espaces logistiques ? Surtout si l’on sait que la logique concurrentielle amènera, a priori, les faillites des plus petits et donc des espaces vides.

Contre-attaques municipales

D’aucuns soulignent que les dark stores s’installent souvent, par opportunisme, dans d’anciens locaux commerciaux situés à des emplacements devenus indésirables. À Londres, par exemple, ils viennent s’implanter sous les arches de chemin de fer, dans les parcs industriels légers et les sous-sols des centres commerciaux. Ces espaces se voient ainsi parfois donner une seconde chance.

Les municipalités traduisent cependant certaines inquiétudes et multiplient les initiatives visant à réguler voire à s’opposer à leur développement. Certains dirigeants affichent même une hostilité que l’on peut juger parfois démesurée, mobilisant des arguments moralisateurs et négligeant le fait que cette offre répond à une demande des consommateurs.

La [ville de Paris] a, par exemple, décidé d’engager une procédure, en mars 2022, pour fermer 45 des 80 dark stores identifiés par l’Apur. L’argument utilisé : un non-respect des règles du Plan local d’urbanisme. Elle a également mis en place une procédure permettant aux citoyens de signaler les entrepôts non autorisés dans leur quartier. Aux Pays-Bas, à Amsterdam et Rotterdam, c’est un moratoire d’un an sur l’ouverture de nouveaux lieux de ce type qui a été décidé en janvier 2022.

Contourner ou coopérer

Les moyens de régulation du quick commerce restent cependant assez limités. Depuis le début de l’année 2022, deux tendances se dégagent du côté des entreprises. On observe, d’un côté, une volonté de s’adapter voire de contourner les nouvelles règles locales. Getir, par exemple, va expérimenter un service de click-and-collect permettant de classer ses entrepôts comme des commerces. D’autres innovent et proposent une vente à emporter de produits frais comme GoPuff à New York qui a inauguré GoPuff Market combinant espace logistique, boutique et café.

De l’autre côté se dessine une volonté de coopérer avec les municipalités. À Paris, la mairie a également proposé d’aider les quick commerçants comme Cajoo à trouver des locaux adaptés comme les parkings souterrains.

Un Gopuff Market entre Soho et Tribeca New York avec son avant boutique réservée à la vente à emporter. Matthieu Schorung, Author provided

La nécessaire régulation du quick commerce, en particulier sur le respect des règles d’urbanisme et sur la limitation des nuisances, ne doit cependant pas faire oublier que le secteur n’est désormais qu’une manifestation supplémentaire des évolutions du commerce urbain. La vente en ligne a pénétré la vie urbaine et transformé les habitudes de consommation. Les livraisons depuis les magasins physiques, le click-and-collect, les drives piétons, les consignes automatiques sont autant d’autres marques dans la ville de ces évolutions. En outre, il faut peut-être relativiser les effets des dark stores sur le tissu économique local : Paris compte à ce jour moins de cent entrepôts pour plus de 60 000 commerces intra-muros.

Dans ces débats, il parait nécessaire de trouver les moyens de récolter des données fiables. Il y a là un manque criant que la Chaire Logistics City de l’université Gustave Eiffel tente de combler. Elle s’est engagée depuis plusieurs semaines dans un travail de comptages et d’observations dans la capitale française, notamment sur les mouvements des livreurs et sur les véhicules qui servent à la livraison. Il s’agit de mettre à l’agenda local l’organisation d’une logistique urbaine durable dans toutes ses dimensions et de repenser un commerce de ville en pleine évolution.

Matthieu Schorung, Docteur. Postdoctorant, Chaire Logistics City, SPLOTT, Université Gustave Eiffel, Université Gustave Eiffel; Heleen Buldeo Rai, Postdoctorante, Chaire Logistics City, Université Gustave Eiffel, Université Gustave Eiffel et Laetitia Dablanc, Professor, Université Gustave Eiffel

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Will Smith, Kylian Mbappé… le droit à l’image mis à l’épreuve par les évolutions de la société

Edwin Juno-Delgado, Burgundy School of Business

Que reste-t-il de la dernière cérémonie des Oscars, fin mars ? Principalement l'image d'un comédien donnant une

à un autre après une blague sur son épouse. Le cadre visuel est basique : presque rien d'autre que deux hommes seuls sur scène, habillés quasiment de la même façon. Mais cette scène, qui a stupéfait les spectateurs, restera comme l'image marquante de la 94e édition de la cérémonie récompensant les meilleurs films de l'année écoulée. D'autant plus qu'une dizaine de jours plus tard, l'auteur de la gifle se voyait exclu de toute cérémonie pour 10 ans – bien que son prix remporté ce soir-là ne lui ait pas été retiré.

Toujours fin mars, en France, l'attaquant international du Paris Saint-Germain Kylian Mbappé refusait d'être associé à l'image des partenaires et sponsors de l'équipe de France, et ce malgré l'existence d'un contrat entre la Fédération française de football (FFF) et les entreprises qui soutiennent financièrement l'équipe de France.

Ces deux évènements montrent combien l'image en tant qu'objet de droit constitue un véritable défi pour la science juridique. Les médias et les réseaux sociaux n'ont fait que contribuer au renforcement de cette emprise de l'image sur le droit. Outre les nouveaux comportements des consommateurs, les créateurs et générateurs d'images (ceux qui font de leur propre image un objet de droit) participent en effet à une explosion et à une diversification des formes visuelles, qui à leur tour questionnent profondément le droit.

Visible et invisible

Dans une image, il y a à la fois du visible et de l'invisible. En France, la partie visible, celle qui est perceptible par l'œil, a été régulée par les principes du droit de l'image qui fait partie du cadre général du droit au respect de la vie privée. Ainsi, toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée. Ce principe a notamment été consacré par l'arrêt de la Cour d'appel de Versailles du 22 octobre 2005 et par la décision de la Cour de cassation du 27 février 2007, concernant respectivement l'image de Johnny Hallyday et du Prince Albert de Monaco.

En revanche, la partie invisible est plus complexe et donc difficile à saisir pour le droit. L'exemple de l'image des joueurs de football illustre bien cette dichotomie. De même que pour une grande partie des stars du showbiz ou du spectacle, l'image des sportifs – et donc plus particulièrement des joueurs de football – est devenue une source d'utilisation courante à des fins commerciales.

Ici les deux dimensions de l'image s'entrecroisent. D'une part, l'image toute simple d'un joueur de football sur une vignette, représentation de la réalité perceptible et concrète du joueur, protégée par le droit à l'image. À partir du moment où une personne est reconnaissable, il est nécessaire d'avoir son accord écrit pour utiliser son image, quelles que soient les fins de diffusion, de publication, de reproduction ou de commercialisation. Or, malgré son apparente simplicité, cette règle n'a pas évité des poursuites judiciaires à l'encontre d'entreprises qui ont pu avoir une utilisation abusive de l'image de joueurs de football. Le jugement de l'éditeur de vignettes Panini, poursuivi par plusieurs joueurs, est ainsi attendu pour cette année 2022.

La deuxième dimension de l'image concerne donc sa partie invisible : la représentation intérieure que se fait chaque personne qui regarde l'image et qui l'évalue selon ses propres convictions, croyances et valeurs. Quel outil juridique sert à protéger ou réguler cette image perçue par les consommateurs d'images ? Le droit à l'image montre ici ses limites car il établit un cadre protecteur limité à la «reproduction» et non à la perception. Même s'il semble implicite que la représentation découle de la diffusion, cette représentation peut créer une réalité autre que celle escomptée lors de la diffusion.

Repenser l'image

Certes, il n'est pas possible de réguler la perception que chaque personne se fait d'une image. Néanmoins, il est possible de l'anticiper et, dans certains cas, de l'orienter. Tous les experts du marketing le savent bien. L'utilisation d'une image (de même qu'une couleur ou d'une musique spécifique) reliée à un produit influence la décision d'achat.

Certaines personnalités publiques, et particulièrement les joueurs de foot, sont très attachées à cette dimension de la représentation de leur image dans l'imaginaire collectif. Car ils savent bien que l'association de leur image à un objet peut créer une représentation erronée de leur propre personne au sein du grand public.

Devant l'impossibilité pour le droit objectif de régler cette dimension, la protection de la perception de l'image se fait par la voie contractuelle, qui permet aux personnes impliquées de choisir librement le cadre où leur image sera diffusée. Cependant, dans certaines situations comme dans le cas de Kylian Mbappé, cette option montre aussi, ses limites.

Le principe étant que, pour toute «personne publique», c'est-à-dire toute personne qui a acquis une certaine notoriété, soit du fait de sa profession ou de son activité, soit parce qu'elle est mêlée à l'actualité, le droit à l'image est contrebalancé par les nécessités de l'information. Le cadre légal est ainsi clairement établi. Au nom du droit à l'information, les images peuvent être publiées sans autorisation préalable dès lors qu'elles concernent l'activité publique de la personne concernée.

En 2008, l'affaire qui opposait le couple présidentiel composé de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni à Ryanair illustrait également ce principe. La compagnie aérienne, à laquelle la justice a donné tort, avait diffusé une publicité avec une photographie non autorisée du couple avec le slogan : «Avec Ryanair, toute ma famille peut venir assister à mon mariage». En tant que modèle, l'occupation professionnelle de Carla Bruni est l'exploitation de son image. Ainsi, la gestion de cette activité se fait à travers de la voie contractuelle. «Une photo de Carla Bruni, c'est 500 000 euros», avait notamment souligné son avocat. Outre l'argent en jeu, il s'agissait aussi du contrôle de la diffusion de son image (les supports, les canaux, etc.).

Au niveau du droit européen, la Cour européenne des droits de l'homme a ratifié le principe à travers un nombre important d'arrêts : «L'image d'un individu est l'un des attributs principaux de sa personnalité, du fait qu'elle exprime son originalité et lui permet de se différencier de ses paires», établit-elle ainsi dans l'arrêt «von Hannover c. Allemagne (n° 2) » de la grande chambre du 7 février 2012. Cette affaire révèle une autre notion juridique complexe que la Cour constitutionnelle allemande avait mise en avant : la distinction entre une personnalité «absolue» de l'histoire contemporaine d'une personnalité «relative».

Plus largement, ce cadre législatif de protection de l'image reste cependant depuis des années à la traîne face aux progrès exponentiels des nouvelles technologies. Aux États-Unis, l'affaire «Alison Chang c/Virgin & Flickr», relatif à l'utilisation de photos sur la plate-forme Flickr en 2007, avait déjà souligné cette question qui, au fil du temps, est devenue un défi urgent pour le droit.

En attendant un nouvel outil juridique qui permet de garantir la protection du droit à l'image dans ses deux dimensions, une réflexion sur les nouvelles utilisations de l'image dans une «République numérique» où la technologie est en train de bousculer les principes fondamentaux du droit semble urgente. Ce débat public doit inclure l'intelligence artificielle, les NFT (jetons virtuels uniques) et toutes les autres technologies qui bouleversent notre quotidien et le monde du droit dans son ensemble.

L'interdiction de la participation de Will Smith à toute cérémonie pendant 10 ans constitue un exemple clair de l'application du droit de l'image sur sa partie visible. Mais le verdict sur la partie invisible est une forme de condamnation à perpétuité, car désormais l'image de Will Smith sera en permanence associée à la claque donnée à son confrère.

Edwin Juno-Delgado, Professeur Chercheur, Burgundy School of Business

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.