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Les plates-formes en ligne permettent à quiconque de disposer d’un magasin en ligne sans connaître les secrets du code informatique. Pxhere
« Je tapais des trucs sur Internet comme “comment gagner de l’argent ?” et c’est là que j’ai découvert le dropshipping. »
Quelques recherches en ligne ont amené Anthony* et bien d’autres à découvrir ce segment particulier de l’e-commerce. Selon la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), le « dropshipping » – ou livraison directe – renvoie à une activité de :
« Vente sur Internet dans laquelle le vendeur ne se charge que de la commercialisation et de la vente du produit. »
À l’instar de certains amateurs et autodidactes parvenus à intégrer des activités jusqu’alors réservées aux professionnels, Anthony et les autres entrepreneurs rencontrés exercent leurs activités à l’échelle du globe sans supporter les coûts traditionnels y afférant. Ils vendent des cosmétiques, vêtements, accessoires ou encore de petits appareils électroniques qu’ils ont identifiés le plus souvent sur le site chinois Aliexpress et ce, sans gérer les stocks, les commandes et les envois.
Comment est-ce possible ? Grâce au modèle et aux ressources technologiques de plates-formes numériques dites « allégées », par exemple Shopify, qui permet de disposer d’un magasin en ligne sans connaître les secrets du code informatique.
À portée de clic, la digitalisation du commerce charrie avec elle les promesses d’une autonomie financière pour de nouveaux entrepreneurs, amplifiées par le récit de dropshippers établis passés, comme Yomi Denzel, « d’étudiants fauchés à millionnaires en moins d’un an ».
Mais qu’en est-il de la réalité ? Le dropshipping permet-il réellement de gagner de l’argent sans effort, avec un capital de départ modeste et sans compétence particulière ? Pour répondre à ces questions, nous mobilisons les résultats d’une enquête par entretiens, menée pendant deux ans auprès de « dropshippers » âgés de 20 à 30 ans basés en Seine-et-Marne ou en Seine-Saint-Denis.
Il ressort d’abord de notre étude que tous nos enquêtés sont passés par la case « formation ». Généralement, après quelques recherches sur le web, la participation à des webinaires gratuits, les apprentis dropshippers achètent, pour 1 500 euros environ, l’une des formations disponibles en ligne. Proposées par des influenceurs en la matière tels que Yomi Denzel ou Adnoune, elles attirent nos enquêtés via la mise en scène de la propre réussite économique de leurs auteurs.
Face au coût, certains se cotisent à plusieurs pour partager un accès, l’un a récupéré identifiant et mot de passe valide sur un forum, les autres annoncent avoir bénéficié de réduction.
Mais se former n’est pas suffisant pour se lancer, encore faut-il « observer le marché ». Des heures sont ainsi consacrées à l’analyse des boutiques en ligne déjà existantes, des produits qui y sont proposés, des façons de les présenter et des prix pratiqués.
Oscillant entre recherche d’imitation ou de distinction, puisant dans leurs expériences passées, les jeunes entrepreneurs tâtonnent. En voyage à Bali, Nader repère des sacs en rotin. De retour en France, il cherche un produit équivalent sur Aliexpress. La fréquentation de groupes de discussion sur la messagerie Discord permet à certains d’entre eux d’obtenir des conseils : comment choisir les produits, comment « éviter » les impôts, où s’établir (
Il faut ensuite penser au site Internet, et la plate-forme Shopify est pour cela tout indiquée. Nos enquêtés y présentent leurs produits, l’interface permet de gérer les commandes et les paiements. Il reste aux dropshippers à insérer de belles photos, de mettre en place une esthétique jugée cohérente et déterminer les prix de vente.
Enfin, il est un point qui questionne les dropshippers : celui de la mise en valeur de leurs boutiques permettant aux internautes de les trouver. Faut-il ou non passer par les influenceurs ? Telle est la question. Et le cas échéant, lequel choisir ?
Rémi a eu recours à l’une des agences spécialisées dans l’intermédiation avec les influenceurs :
« On a pris Camila, la copine de Tarek, c’est la famille de Nabilla. On a payé 500 euros pour une publication Instagram qui dure 24 heures. »
Ce recours aux influenceurs n’est cependant pas prisé ou jugé rentable par tous les dropshippers. D’autres préfèrent Facebook ads, qui permet d’investir de montants faibles. Or, là encore, les dépenses doivent être surveillées étroitement :
« On avait commencé avec 40 euros par jour sur Facebook et Insta. Mais au bout d’un mois, on a arrêté, on était carrément en déficit ! »
Et pour ceux qui persévèrent, c’est la question du référencement qui apparaît. Le Graal serait en effet de ne plus avoir à payer de publicité ni recourir aux influenceurs. Il faut alors parvenir à positionner les boutiques parmi les premiers résultats des moteurs de recherche. Formations en ligne et conseils glanés sur les groupes de discussion permettent là encore de progresser en la matière.
Comme les travailleurs des plates-formes de mobilité ou de livraison, les dropshippers relèvent de ces figures d’entrepreneurs qui, depuis la loi du 1er janvier 2009 créant le régime de l’autoentrepreneuriat, façonnent le paysage de la création d’entreprise. Différents des entrepreneurs classiques, ils accèdent à ces activités grâce aux effets combinés des avancées technologiques, qui réduisent considérablement les coûts d’entrée, et aux incitations fiscales et administratives favorisant l’initiative individuelle.
Certains dropshippers, comme Yanis, soutiennent que la promesse d’argent facile a compté dans leur choix :
« La raison principale, c’est qu’il n’y avait pas besoin de beaucoup de capital de départ pour commencer. Et que les gens disaient ça rapportait beaucoup. »
Cependant, les profils de nos enquêtés montrent que ce type d’arguments fait sens particulièrement pour les individus cherchant à réparer des parcours scolaires ou professionnels peu satisfaisants.
Les dropshippers interrogés dans cette enquête sont en effet des digital natives recrutés parmi les jeunes de milieux populaires. Pour une partie d’entre eux, ceux qui sont peu voire pas qualifiés en particulier, le choix de l’indépendance trouve son fondement dans leurs parcours erratiques et dans les situations d’emploi qui en découlent. Ces derniers travaillent à l’usine, sont ou ont été préparateurs de commandes, agents de maintenance, caristes, etc.
Ces profils ont en commun leur faible niveau d’études et les insatisfactions liées à leurs conditions de travail et de revenus, comme le confirme Nader :
« J’ai juste mon brevet. L’école, ça n’a jamais été trop mon truc. Du coup, j’ai fait tous les tafs payés au lance-pierre à être l’esclave de tout le monde. »
Pour ces derniers, l’entrepreneuriat dans le dropshipping apparaît comme un correcteur de trajectoire, un chemin de traverse vers l’ascension sociale.
Il est une autre catégorie de dropshippers : celle des étudiants. À mi-parcours des études supérieures, ils tentent l’aventure entrepreneuriale dans le dropshipping pour atteindre un idéal de travail qu’ils ne retrouvent pas dans le travail salarié qui les attend ou qu’ils ont expérimenté en marge de leur formation. Hostile à la subordination et aux autres contraintes associées au travail salarié, cette catégorie est en quête d’autonomie et d’indépendance.
Pour Mourad, par exemple, le déclic s’est produit à l’issue d’un stage en entreprise :
« Je ne me voyais pas assistant de gestion, ni dans la comptabilité, ni rien. Je me voyais plus manager. Ce que j’aime, c’est le fait d’être libre, indépendant. »
Rémi affiche les mêmes aspirations :
« Je suis quelqu’un qui n’aime pas forcément bosser pour les autres. Je sais que, à terme, j’aimerais bosser pour moi-même, à mon propre compte. »
Certains cherchent dans cette activité un compromis entre leur passion, comme le voyage, et le travail, cette activité ne nécessitant pas à leurs yeux de résider en France constamment, comme Nader :
« Si j’arrive à gagner 600 balles par mois, je peux vivre en voyage. C’est incroyable ! »
Pour nos enquêtés, l’aventure entrepreneuriale dans le dropshipping n’a cependant pas toujours eu les effets attendus. Face à la désillusion, deux profils se distinguent : les résignés, d’une part, et les persévérants, de l’autre. Tous considèrent néanmoins que les compétences ainsi acquises sont transférables dans d’autres espaces, notamment professionnels.
À une époque où l’entrepreneuriat reste fortement valorisé, le dropshipping – qui en constitue une des formes les plus accessibles, ne bénéficie pas d’une aura positive. Sans doute parce que rien n’y est pas fait de façon classique : la formation n’obéit à aucune logique de certification, les chemins de la réussite ne sont pas conformes à ceux empruntés par les entrepreneurs aguerris leurs liens avec l’univers des réseaux sociaux et des influenceurs sont aussi porteurs de discrédit, et finalement, les produits vendus et leur qualité ne sont pas non plus du goût de tous et en particulier, des personnes relevant des catégories socialement ou économiquement plus favorisées.
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Pourtant, l’enquête réalisée montre que s’y joue la construction de compétences tout comme un investissement important dans le travail de la part de ces apprentis entrepreneurs. On peut finalement se demander si la stigmatisation du dropshipping n’est pas en partie une stigmatisation des caractéristiques sociales des individus qui s’y lancent ou en font la promotion.
Pour terminer, il importe encore de s’interroger sur la place attribuée à ces apprentis entrepreneurs par ce capitalisme dit de « plate-forme ». Comme dans d’autres secteurs plate-formisés, ce ne sont pas ceux qui s’engagent dans cette activité qui réalisent de substantiels profits, mais bien ceux qui ceux qui détiennent ces plates-formes.
*Les prénoms ont été modifiés (hormis pseudonymes d’influenceurs). Brice El Alami, étudiant en master Communication des entreprises et médias sociaux à l’Université Gustave Eiffel, a participé à la rédaction de cet article.
Hélène Ducourant, Sociologue, Laboratoire Territoires Techniques et Sociétés, CNRS, Ecole des ponts, Université Gustave Eiffel et Roger T. Malack, Doctorant en sociologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Les services en ligne contribuent notamment à accroître le niveau de dépenses contraint des ménages. Bicanski/Pixnio, CC BY-SA
Les années 2010 ont consacré l’âge de l’accès : fût-ce à travers l’abonnement ou la location, les consommateurs ont progressivement pris l’habitude – et même décidé – de se passer des droits de propriété que leur transférait le producteur à l’achat d’un bien. En d’autres termes, la valeur d’usage des biens et services a progressivement supplanté la valeur d’échange de ces derniers.
Se sont ainsi développés des services aussi divers que ceux de streaming audio ou vidéo (location d’un catalogue auquel l’accès ne tient que tant que l’utilisateur est abonné au service – Netflix, Spotify, Deezer, etc.), l’accès à un véhicule à tout moment (Uber), à des vêtements (le Closet, Rent the Runway), ou même la location de couches lavables (Popopidoux, Coco couche).
Au-delà de l’accès au bien lui-même a aussi émergé, grâce à l’Internet des Objets (IoT pour « Internet of Things »), qui renvoie à la connectivité dont peut être doté tout type d’objet afin de se connecter à d’autres objets ou systèmes applicatifs), un accès de plus en plus fin à certaines caractéristiques du bien.
Cela a généré de nouveaux types de business models, directement inspirés du fonctionnement des smartphones et de leurs écosystèmes d’applications mobiles (j’achète mon smartphone, et j’achète ensuite auprès du fabricant ou d’autres entreprises des applications qui vont en démultiplier sa valeur d’usage). Par exemple, les constructeurs automobiles proposent maintenant des options à la demande disponibles uniquement sur abonnement : le client achète son véhicule, et peut ensuite décider s’il active ou non les sièges ou le volant chauffants, l’auto-pilote, etc.
Ce type de modèle économique comporte de multiples avantages. Pour les entreprises, tout d’abord, il permet de sécuriser des revenus récurrents et complémentaires (l’argent continue à rentrer après la vente du bien). Les clients, quant à eux, peuvent tester des options, en vérifier l’adéquation à leurs besoins (usages), et enrichir progressivement leur bien selon l’évolution de leurs revenus ou du progrès technique (achat ultérieur d’options inabordables ou inexistantes au moment de l’achat).
Enfin, l’environnement a également à y gagner : une simple mise à jour durant la vie du produit permet de l’améliorer, d’en prolonger l’existence ou d’en rectifier d’éventuels défauts sans nécessairement devoir le remplacer, ce qui est bien plus écologique.
Décrits de la sorte, de tels produits et modèles économiques semblent une panacée, au vu des problèmes que permet indéniablement de résoudre l’accroissement de leur valeur d’usage. Toutefois, ils portent en leur sein de nombreuses limites, dont certaines restent fortement sous-estimées. Or, ces dernières peuvent être à l’origine de ce que nous avions qualifié, dans un article de recherche publié en 2017, de destruction de valeur pour le client.
En premier lieu, les clients ne sont pas tous prêts à entendre que le produit qu’ils ont acheté est complet, mais qu’ils ne peuvent en retirer le plein usage qu’à condition de payer à nouveau – et ce, potentiellement pendant toute la durée de vie du produit. Outre que ce point n’est pas toujours d’une immense clarté à l’achat, cela contribue à accroître le niveau de dépenses contraint, non sans conséquences sur le pouvoir d’achat et le niveau d’endettement des consommateurs.
Ensuite, ceci provoque un changement radical de la relation entre un client et son fournisseur. En dépit d’un transfert des droits de propriété du second au premier, ces modèles économiques créent des asymétries en donnant un pouvoir très fort au fournisseur.
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Philippe K. Dick l’illustre à la perfection dans son roman Ubik. Écrit en 1966 et publié en 1969 aux États-Unis, il y décrit la situation ubuesque de Joe Chip, un technicien dont l’endettement est tel qu’il ne peut plus sortir de chez lui, n’ayant plus les crédits nécessaires au paiement de chaque ouverture et fermeture de la porte de son logement. S’ensuit un dialogue savoureusement saugrenu entre lui et… sa porte, celle-ci étant automatisée et dotée de parole (et de capacité de prise de décision) grâce à une intelligence artificielle.
Surréaliste ? Tiré par les cheveux ? Vraisemblablement pas, quand on sait que Tesla a déjà retiré à distance, en 2020, une fonctionnalité d’autopilote à un propriétaire ayant acheté son véhicule d’occasion, au motif qu’il n’avait pas payé le constructeur pour cette fonctionnalité lors de l’achat à l’ancien propriétaire – lequel en avait pourtant fait l’acquisition.
De même, Amazon a, par le passé, supprimé des ouvrages des Kindle (liseuse électronique) de certains clients. La question est donc de savoir jusqu’où peuvent aller des entreprises dont les revenus reposent sur ces modèles économiques.
Ces transformations s’accompagnent donc d’une double nécessité. Tout d’abord, plus de transparence et de clarté de la part des entreprises. Elles ne doivent plus se limiter à une accumulation de pages de conditions d’utilisation, formulées en des termes abscons dans lesquelles se noient leurs clients, mais à l’inverse expliquer clairement jusqu’où elles peuvent aller en termes de modification du produit après son achat – ou durant sa location.
Cependant, cette transparence ne pourra faire l’économie d’un accroissement simultané de la régulation, qui semble indispensable pour au moins deux raisons. La première, pour éviter des situations aussi extrêmes et (en apparence) invraisemblables que celle vécue par Joe Chip, dont on ne peut pourtant s’empêcher de penser qu’elles pourraient bien survenir un jour.
Imaginons un immeuble en feu qui refuserait de laisser sortir ses occupants au prétexte qu’ils n’auraient pas de quoi payer l’ouverture de leur porte ! La seconde raison relève de l’accès aux données personnelles sur lesquelles s’appuient les entreprises pour leurs offres actuelles et futures, et qui renseignent sur le comportement, les préférences, les usages, etc. de leurs clients.
Outre les risques liés à des piratages ou fuites, ces données utilisées dans le cadre de modèles économiques reposant sur l’usage doivent faire l’objet d’une protection accrue, et être rendues aux clients lorsqu’ils les réclament, au risque que les entreprises ne s’en servent pour encore plus enfermer leurs clients au sein de leur écosystème d’usage – posant de gros problèmes de concurrence. Il suffit de changer (ou d’essayer de changer) de service de streaming musical et de vouloir refaire ses playlists ou autres listes d’albums pour saisir la nature du problème.
Loïc Plé, DIrecteur de la Pédagogie - Full Professor, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Le pouvoir d’achat, est-ce vraiment bien cela qui compte ? Ahmad Ardity / Pixabay, CC BY-SA
Depuis des décennies, c’est lui qui alimente la majeure partie des contenus des journaux télévisés, fait les titres de la presse écrite et vampirise les sujets des campagnes électorales. Sa baisse aurait provoqué le mouvement des « gilets jaunes » et il affole les gouvernants qui adoptent des « primes » successives et ciblées afin de le maintenir. En août dernier, une loi prévoyant des mesures d’urgence pour le préserver a été votée.
Lui, c’est le pouvoir d’achat bien sûr… Est-il cette notion indépassable et incontournable pour identifier les besoins des individus dans nos sociétés occidentales ? Qu’est-ce que la centralité de ce terme signifie ? Notre pouvoir d’achat étant notre pouvoir d’acheter, sommes-nous réductibles à notre statut de consommateurs ? Serait-il possible d’utiliser d’autres notions équivalentes pour mesure les niveaux de vie des individus ?
Notre hypothèse est que cette référence n’est pas anodine et révèle beaucoup de la structuration de nos rapports sociaux, de nos modèles économiques et de nos démocraties.
Une note du Conseil d’analyse économique (CAE) publiée en 2008 en proposait la définition suivante, une double définition plus précisément, proche de celle de l’Insee :
« Pour l’économiste, le pouvoir d’achat est la quantité de biens et de services que l’on peut acheter avec le revenu disponible. Il suffit donc que la hausse des revenus dépasse celle des prix pour que le pouvoir d’achat progresse. De façon plus empirique, l’homme de la rue raisonne différemment : “son” pouvoir d’achat représente “sa” capacité à acquérir les biens et les services qui forment les standards du moment ».
Il y a là une notion économique qui a pour objectif de mesurer la quantité de biens et de services qu’un revenu donné permet d’acquérir. Son évolution est liée à celle des prix et des revenus. Si les prix augmentent dans un environnement où les revenus (salaire, rémunération du capital, prestations sociales) sont constants, le pouvoir d’achat diminue ; si la hausse des revenus est supérieure à celle des prix, le pouvoir d’achat pourra augmenter. Lorsque l’on dit « revenus », il s’agit du revenu disponible brut (RDB), c’est-à-dire de ce dont dispose un ménage pour consommer, épargner ou investir après avoir réglé ses cotisations sociales et impôts directs et avoir reçu d’éventuelles allocations.
Au-delà de sa définition, le calcul du pouvoir d’achat est également source de nombreux malentendus. Faut-il par exemple employer une méthode qui calcule en agrégeant le revenu de tous les ménages ou par tête ? Dans le premier cas, le pouvoir d’achat aurait progressé en moyenne de 2,1 % par an entre 1974 et 2006 mais que de 1,6 % dans le second qui tient compte de l’évolution de la taille de la population. Et si l’on calcule par unité de consommation, c’est-à-dire en attribuant un poids différent à un enfant et à un adulte, et en s’adaptant au nombre d’adultes dans un ménage, ce chiffre n’est plus que de 1,3 %.
Les chiffres varient également selon la façon dont on prend en compte l’inflation. On peut utiliser les prix de l’ensemble des biens de consommation mais aussi, parfois de façon plus pertinente, uniquement ce que l’on appelle les dépenses « non-pré-engagées », celles qui ne sont pas issues de contrats difficilement renégociables à court terme, telles que les dépenses liées au logement (loyer, eau, gaz, électricité), à son assurance ou son forfait téléphonique. On parle alors de « pouvoir d’achat arbitrable ».
Nous avons bien ici les ingrédients d’une instrumentalisation possible de cette notion et de multiples sources de malentendus. Comme le souligne la définition du CAE, une autre difficulté vient du décalage entre l’évolution objective du pouvoir d’achat et la perception qu’en ont les ménages.
Des notions différentes faisant appel à d’autres représentations sociétales pourraient être utilisées comme le niveau de vie, autrement appelé revenu disponible brut ajusté. On va, en quelque sorte, convertir en revenu dans le calcul une dépense non supportée par le ménage. Bénéficier de l’école gratuite, par exemple, revient à disposer du revenu pour la payer. Ce n’est de fait pas la même chose de disposer d’une somme identique dans le cas où les ménages ont à charge de payer l’école et dans le cas où ils ne l’ont pas. On obtient alors une croissance annuelle moyenne de 1,9 %.
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On pourrait aussi intégrer l’indice de Gini qui rend compte du niveau d’inégalité pour une variable et sur une population donnée. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité extrême). Mobiliser l’indice mondial du bonheur par pays ne serait pas non plus sans pertinence. Pour 156 pays, un rapport issu des données du Gallup World Poll est publié chaque année par les Nations unies. Les répondants doivent évaluer leur vie de zéro à dix. Zéro représente la pire vie et dix la meilleure vie. Six facteurs sont pris en compte : le PIB, l’espérance de vie, la générosité, le soutien social, la liberté et la corruption qui sont comparés à un pays imaginaire, appelé Dystopia.
Des niveaux de bien-être, également, sont calculés, y compris par l’OCDE, institution pourtant rompue aux indicateurs économiques. En France, des rapports annuels tenant compte de différents facteurs sont publiés par des experts universitaires, comme Mathieu Perona et Claudia Senik, chercheurs au Cepremap.
Étant donné ces alternatives, pourquoi camper sur la notion de pouvoir d’achat ? Sommes-nous sciemment réduits à notre statut de consommateurs, et non à celui de citoyens, d’individus, d’êtres humains ? La société de consommation est si centrale dans les pays occidentaux que la réponse tend à être positive et les critiques de la notion restent minoritaires.
Or, l’urgence climatique et écologique nécessite une autre vision du monde pour sortir d’un modèle économique obsolète, fondé sur une production excessive et une surconsommation dont la centralité du pouvoir d’achat est le symbole. Rappelons ici, pour s’en convaincre, les propos de l’écrivain Pier Paolo Pasolini dans ses Écrits corsaires publiés en 1976 :
« Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé “la société de consommation”, définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n’en est rien. Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. »
Emmanuelle Mazuyer, Directrice de recherche au CNRS en droit, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Deux affaires très récentes semblent se contredire à première vue. La première, tranchée par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 15 juin dernier, est venue confirmer le licenciement pour cause réelle et sérieuse d’une employée ayant tenu, hors de l’entreprise et en présence de tiers, des propos dénigrant contre son employeur. La seconde, jugée par la même chambre le 21 septembre, invalide celui d’un salarié qui avait remis en cause les directives qui lui étaient données par sa supérieure hiérarchique au cours d’une réunion interne. Quand bien même cela eut des effets sur la santé de cette dernière.
Que cela signifie-t-il en termes de liberté d’expression du salarié ? Notre analyse en comprend qu’il faut rappeler la distinction qui existe entre le droit d’expression individuel et collectif du salarié dans le cadre d’une réunion et la liberté individuelle d’expression en dehors de l’entreprise. Les juges protègent de manière très étendue le droit d’expression, y compris celui de contestation directe des directives du manager, lorsque le salarié se trouve en réunion ; ils condamnent en revanche l’abus de liberté d’expression, y compris dans un cadre non professionnel.
Il s’en déduit que droit d’expression et liberté d’expression ont des champs d’application différents mais aussi que le principe de loyauté auquel le salarié est tenu envers son employeur, s’en trouve d’autant plus variable. Car ce qui est remarquable est que ces mêmes juges tendent à protéger les propos tenus par le salarié sur les réseaux sociaux, objet de nos travaux, mais ne tolèrent pas des propos équivalents tenus en dehors des réseaux sociaux. Dans les deux cas, on se trouve pourtant hors de l’entreprise. Pour l’entreprise et pour le salarié, l’encadrement de cette liberté, ou la protection de celle-ci semblent ainsi devenir incertaines.
Revenons sur les principes sous-jacents. Légalement, le droit d’expression individuel au sein de l’entreprise émane d’une logique distincte de la liberté d’expression. Le premier a un fondement légal ; la seconde, constitutionnel.
Le droit d’expression des salariés sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail provient ainsi du code du travail qui dispose que les opinions qu’ils émettent dans l’exercice de ce droit ne peuvent pas motiver une sanction ou un licenciement. C’est ce qui a été appliqué par la Cour de cassation le 21 septembre.
Dans cette affaire, un salarié a remis en cause les directives de sa supérieure hiérarchique en présence de la direction générale et de plusieurs salariés. Il aurait même tenté d’imposer au directeur général un désaveu public de sa supérieure. Deux jours plus tard, le médecin du travail a constaté l’altération de l’état de santé de celle-ci. L’employeur décide alors de licencier le salarié pour faute simple, licenciement que le salarié a contesté.
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Un acte d’insubordination et un dénigrement de la part du salarié à l’égard de sa manager constitutifs d’un motif réel et sérieux de licenciement ? Pas pour la Cour de cassation qui estime, au contraire, que le droit d’expression directe et collective du salarié doit ici être protégé. Elle considère que le salarié alertait son auditoire sur « la façon dont sa supérieure hiérarchique lui demandait d’effectuer son travail, qui allait à l’encontre du bon sens et surtout lui faisait perdre beaucoup de temps et d’énergie, ce qui entraînait un retard dans ses autres tâches et celles du service comptabilité fournisseurs pour le règlement des factures ».
Par ce droit institué par les lois Auroux de 1982, il s’agit, d’après une circulaire adressée par le ministère du Travail aux directions régionales le 4 mars 1986, de permettre à chacun des salariés de s’exprimer en tant que membre d’une collectivité de travail au-delà du rapport salariat-hiérarchie.
Encadrée par le principe de loyauté auquel le salarié est tenu, l’appréciation de ce droit diffère selon le contexte. L’expression relative aux conditions de travail revêt par exemple une importance capitale dans la recherche de l’équilibre des nécessités de l’entreprise et de la santé des salariés. La dernière jurisprudence montre toutefois que ce droit est en fait très étendu.
Consacrée au sein de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la liberté d’expression comprend, elle, la « libre communication des pensées et des opinions » et conduit à consacrer le droit de « parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Que dit par conséquent la loi sur les salariés en entreprise ? D’après le Code du travail, il ne peut être apporté aux droits et libertés des personnes « de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Il précise également que le contrat de travail doit être exécuté de « bonne foi », d’où les juges ont déduit une obligation de loyauté du salarié : il ne doit pas agir de façon à porter préjudice à son employeur.
L’appréciation des juges semble ici plus restrictive. D’après l’arrêt rendu en juin, cette obligation s’étend jusque dans la sphère non professionnelle et l’exercice de la liberté d’expression peut y déboucher sur un licenciement pour faute.
Lors d’un évènement qualifié de divertissement familial, une salariée rencontre un de ses collègues, peintre en bâtiment. Ce dernier était accompagné de deux personnes, étrangères à l’entreprise. La salariée aurait critiqué leurs employeurs communs en énonçant qu’ils tenaient à l’égard du salarié peintre des propos, blessants et humiliants. Il serait « le plus mauvais peintre qu’ils avaient pu avoir dans l’entreprise ». En ayant eu vent, la direction a licencié pour cause réelle et sérieuse ladite salariée.
Au tribunal, les employeurs contestaient notamment avoir tenu de tels propos et la salariée n’en a pas rapporté la preuve. Selon les juges, une telle affirmation publique a constitué un dénigrement caractéristique d’une diffamation. La Cour de cassation en déduit un abus par la salariée de sa liberté d’expression et un manquement à son obligation de loyauté. Dès lors, son licenciement pour faute grave a été justifié.
Il ressort de la comparaison de ces deux récentes affaires que les libertés sont différemment appréciées selon qu’elles consistent à s’exercer en cours de réunion sur les conditions de travail en entreprise ou selon qu’elles concernent les critiques émises en dehors de l’entreprise sur le comportement de l’employeur. Le droit d’expression individuelle ou collective comprend la contestation des méthodes de travail.
Ce droit ne saurait déboucher sur une sanction disciplinaire, le salarié étant considéré comme membre de la collectivité de travail. En revanche, la liberté d’expression individuelle ne peut avoir pour effet de porter atteinte de manière démesurée à la dignité de l’employeur, y compris en dehors du travail, ce qui rend le licenciement justifié.
Par conséquent, le principe de loyauté comporte une variabilité selon les circonstances, en sachant par ailleurs que les propos tenus par les salariés sur les réseaux sociaux font l’objet d’une protection importante. De quoi apporter certaines incertitudes.
Brigitte Pereira, Professeur de droit du travail, droit pénal des affaires et droit des contrats, HDR, EM Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.