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Durant une collecte de déchets, comme ici à Paris, la fréquence cardiaque d’un éboueur frôle le niveau considéré comme excessif. Wikimedia commons, CC BY-SA

Travailler plus longtemps mais… dans quel état ? Le cas des éboueurs

Durant une collecte de déchets, comme ici à Paris, la fréquence cardiaque d’un éboueur frôle le niveau considéré comme excessif. Wikimedia commons, CC BY-SA
Jean-Yves Juban, Université Grenoble Alpes (UGA) et Isabelle Salmon, Université Grenoble Alpes (UGA)

La réforme des retraites du gouvernement, contre laquelle une mobilisation record a été enregistrée lors de la grève du 31 janvier, prévoit d’allonger à 64 ans et 43 années de cotisations les conditions de départ. Cependant, le projet, qui vise notamment à équilibrer financièrement le système, risque d’être voué à l’échec si la question de la santé au travail n’est pas abordée de manière renouvelée.

Pour que l’allongement substantiel de la durée de vie professionnelle puisse se concrétiser dans les faits, il s’agit notamment de passer d’une logique de réparation à une logique de prévention des maux du travail. Le projet du gouvernement comporte certes un volet pénibilité, mais les pistes présentées ne vont pour l’instant pas dans ce sens.

La gestion des ressources humaines (GRH) des organisations privées comme publiques est ainsi appelée à se saisir pleinement de l’enjeu : la question de l’état de santé doit s’intégrer dans le cadre les dispositifs « ordinaires » de GRH, que le législateur pourrait d’ailleurs outiller, faciliter, encourager.

La soutenabilité du travail sur le long terme dépend de l’équilibre entre l’état de santé des travailleurs et l’exercice de leur métier, ce qui se traduit par deux questions : premièrement, l’état de santé d’un travailleur est-il compatible avec son métier à un instant t ? ; deuxièmement, le métier exercé influe-t-il sur l’état de santé du travailleur, et dans quel sens ?

Pour permettre aux salariés de satisfaire aux exigences légales de départ en retraite, en collaboration avec les spécialistes en santé au travail et en prévention, le gestionnaire va dorénavant devoir se poser ces questions tout au long de la carrière professionnelle du salarié, et cela dès le début de celle-ci, sans considération de l’âge du salarié.

Lorsque les ripeurs sont deux pour une tournée, chacun ramasse en moyenne 4,7 tonnes de déchets. Wikimedia

12 238 pas

Dans un article publié récemment dans la revue Gérer et Comprendre, nous analysons l’état de santé des ripeurs, c’est-à-dire des éboueurs qui collectent les ordures ménagères à l’arrière des camions de ramassage.

Notre étude montre qu’un ripeur, lorsque la tournée de ramassage est faite avec deux personnes à l’arrière du camion, collecte les déchets pendant une durée moyenne de 401 minutes (presque 7 heures), bénéficie d’un temps de pause de 33 minutes, ramasse 4,7 tonnes de déchets, réalise 12 238 pas et parcourt au total 44,6 km à l’arrière du camion.

Le coût cardiaque, c’est-à-dire la différence entre la fréquence cardiaque au travail et celle au repos, est à 28,8 battements par minute. Or, le seuil supérieur qui caractérise une astreinte physique excessive est à 30 battements.

On comprend facilement que l’usure physique est très forte dans ce métier extrêmement contraignant, ce qui pose la question de la responsabilité du gestionnaire en termes de GRH et de santé au travail.

Le coût cardiaque élevé du monoripage

Cela pose aussi la question de la responsabilité des donneurs d’ordre, qui sont souvent des communes ou des communautés de communes pour la collecte des déchets. La responsabilité est d’autant plus forte lorsque le gestionnaire ou le donneur d’ordre, sous pression de la concurrence, envisage la pratique du monoripage, c’est-à-dire l’affectation d’un seul ripeur par camion.

Toutes les moyennes citées pour deux ripeurs se dégradent alors : 434 minutes de collecte, avec un écart-type à 90 minutes ; 26 minutes de pause ; 9,6 tonnes de déchets collectés ; 16 599 pas effectués ; 58,3 km en moyenne par tournée ! Le coût cardiaque bondit au-delà du seuil supérieur, jusqu’à 38,8 battements par minute.

Le métier de ripeur est probablement l’un des métiers les plus éprouvants, car il cumule nombre des difficultés contemporaines du travail : contraintes physiques et de temps, interactions avec les usagers, complexité des chaînes de responsabilité en matière de Qualité de vie au travail (QVT), etc.

Des réponses déjà élaborées

Pourtant, un travail doctoral mené en 2019, fondé sur l’étude de plusieurs entreprises de collecte des déchets, montrait que certains employeurs avaient déjà élaboré des réponses qui permettaient aux salariés d’exercer leur métier jusqu’à l’âge de la retraite en étant bien moins usés. Nous avions identifié deux modèles de GRH qui fournissent deux réponses différentes à une seule question : combien de temps un salarié doit-il/peut-il rester dans un métier contraignant ?

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Dans la première entreprise étudiée, l’employeur estimait que le salarié devait pouvoir exercer son métier « pour la vie », et mettait tout en œuvre pour le lui permettre, adaptant sa GRH quotidienne à son état de santé. Dans les faits, cette attitude se traduisait par l’introduction de marges de manœuvre dans deux grands domaines.

Premièrement, dans tous les aspects de la GRH : évaluation attentive aux souhaits d’évolution, moyens conséquents pour la formation, dialogue social permettant de limiter en interne le recours au monoripage si les ripeurs ne le souhaitaient/pouvaient pas, etc. Deuxièmement, dans tous les aspects de la vie quotidienne : soutien aux ripeurs en difficulté, organisation des équipes et du travail, pour adapter ce dernier aux éventuelles faiblesses transitoires résultant d’événements de la vie ou de santé… En conséquence, les indicateurs dans cette entreprise étaient bons : faible absentéisme, très peu d’inaptitudes, forte attractivité et très faible turn-over.

Les éboueurs cumulent bon nombre des difficultés contemporaines du travail. Paola Breizh/Flickr, CC BY-SA

Dans la deuxième entreprise, l’employeur estimait au contraire qu’un ripeur devait exercer son métier le moins longtemps possible. Imaginant que l’instabilité dans le métier pouvait garantir la stabilité dans l’emploi, les gestionnaires avaient élaboré un projet de flexisécurité en interne, voire à l’échelle du territoire et entre employeurs.

Ainsi, le recrutement favorisait délibérément des candidats surqualifiés pour le métier de ripeur mais motivés par une carrière dans la fonction publique. L’employeur leur expliquait dès l’embauche que le métier de ripeur ne pouvait être qu’une étape dans leur carrière, un moyen mais pas une fin.

En les recrutant, il leur ouvrait l’accès aux concours de la fonction publique, qu’il les encourageait ensuite vivement à passer en leur fournissant des moyens conséquents (en temps et en argent) pour qu’ils puissent les préparer et les réussir. Malheureusement, nous n’avons pas pu avoir accès aux résultats de cette politique, le projet débutant lors de notre étude.

Une réforme à quel prix ?

Sans être toujours aussi contraignantes que celle des ripeurs, toutes les activités professionnelles ont un impact sur la santé dès lors que l’on considère celle-ci au plan physique et psychique. À l’heure où l’on observe dans de nombreux métiers une augmentation des cas de burn-out et de suicides, ainsi qu’un redoublement des questionnements sur le travail et son sens, les débats sur l’âge de départ en retraite remettent en avant les questions sur la durée pendant laquelle on peut envisager d’exercer un métier. Nos travaux menés chez des « premiers de corvée » comme les ripeurs peuvent se révéler source d’inspiration.

En effet, cette réflexion doit être l’occasion de rappeler que les effets du travail sur la santé peuvent aussi être positifs, sur le plan de la santé comme sur le plan social ; ce qui, au-delà des finalités et objectifs économiques de la réforme, justifie également de favoriser au maximum le maintien en emploi des seniors.

Pour conclure, nous pouvons dire que tenter de faire travailler des salariés vieillissants sans se poser la question de la soutenabilité du travail et sans mettre la GRH au service de cette question expose aux risques d’exclusion, d’arrêts-maladie, de chômage, d’invalidité voire de décès : c’est coûteux pour les individus comme pour la société. Une réforme peut-elle être payée un tel prix ?

Jean-Yves Juban, Professeur de sciences de gestion, Université Grenoble Alpes (UGA) et Isabelle Salmon, Médecin du travail collaborateur, chercheur associé au CERAG, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Chaque réforme ou tentative de réforme des retraites amène son lot d'inquiétude quant au chômage, photo ici d'une manifestation de décembre 2019. Jeanne Menjoulet / Flickr, CC BY-SA

Réforme des retraites : des craintes pour l’emploi des seniors à nuancer

Chaque réforme ou tentative de réforme des retraites amène son lot d'inquiétude quant au chômage, photo ici d'une manifestation de décembre 2019. Jeanne Menjoulet / Flickr, CC BY-SA
François Langot, Le Mans Université

Lors de son élection en mai 1981, le président François Mitterrand proposait aux Français de partir en retraite à taux plein dès 60 ans (contre 65 auparavant), en n’ayant cotisé que 37,5 années. Pour les jeunes qui avaient alors la vingtaine, « l’acquis social » semblait crédible. Cette génération arrive aujourd’hui à l’âge de la retraite et sera concernée par les nouvelles conditions proposées par le président Emmanuel Macron et le gouvernement de la Première ministre Élisabeth Borne. Un certain « réalisme » a succédé au « rêve de 81 ».

Ceux nés en 1963 et ayant commencé à travailler avant 23 ans seraient partis cette année en retraite si rien n’avait changé depuis Mitterrand. Pour eux, la réforme mise en place sous la présidence de Nicolas Sarkozy a décalé à 62 ans l’âge légal de départ puis la réforme Touraine est venue augmenter leur durée de cotisation à 42 ans, durée déjà relevée en 1993, 2003 et 2012. La réforme Touraine visait 43 ans pour tous à partir de 2035 mais le projet de loi actuel ramènerait l’échéance à 2027.

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Avec l’application progressive de la réforme actuellement en discussion, ils ne pourront quitter la vie active qu’en 2026, âgés de 63 ans et en ayant cotisé au moins 43 années. Et encore, cela ne vaudrait que pour ceux ayant commencé à travailler avant 20 ans. Pour les autres, nés en 1963 mais qui auraient rejoint le marché du travail entre 21 et 23 ans, ce n’est qu’entre 2027 et 2029 qu’ils atteindront le nombre minimal d’annuités pour avoir le taux plein.

Une question d’anticipation

Les ajustements proposés par le gouvernement répondent à une tension très simple à mesurer et indépendante des précédentes réformes : en 1981, il y avait environ 3,03 personnes âgées de 20 à 59 ans pour une personne de 60 ans et plus ; aujourd’hui, ce chiffre n’est plus que de 1,8. Ce vieillissement de la population rend difficile la gestion d’un système basé sur la solidarité intergénérationnelle si le curseur actif/inactif se situe à 60 ans. Le ratio est en revanche de 2,7 si on le monte à 65 ans.

L’évolution démographique pèse naturellement sur les comptes. Sans les différentes réformes mises en place à partir de 1993, la part des ressources (PIB) consacrées aux retraites aurait été de 17 % en 2023 au lieu de 12,6 %. À l’horizon des 25 prochaines années, cela conduit tout de même à un déficit moyen de 0,6 % du PIB par année selon les projections établies par le Conseil d’orientation des retraites (COR).

Reculer l’âge de la retraite ne s’avère cependant pertinent que si les personnes qui auraient pu quitter la vie active se retrouvent en emploi et non au chômage. Remplacer des retraités par des chômeurs plutôt que par des salariés cotisants ne résoudrait pas l’équation budgétaire. Beaucoup s’inquiètent d’ailleurs, en France, du taux de chômage des seniors déjà plus élevé que la moyenne européenne.

Cette « peur » d’une perte d’employabilité des seniors semble en fait avoir partie liée à un « effet de bord ».

Avec une retraite à 60 ans comme norme sociale, salariés comme employeurs anticipent un départ dans les 5 ans pour une personne de 55 ans. Si la norme sociale devient 64 ans, cette personne de 55 ans peut encore rester dans la même entreprise presque dix ans. Or, dix ans, c’est la durée moyenne d’un contrat entre un employé et un employeur. Ce sont donc les croyances et les anticipations sur la durée d’une relation d’emploi qui motivent un investissement dans cette relation.

Avec un allongement de la durée des contrats de travail des seniors, induit par le recul de l’âge de départ en retraite, il est alors possible d’expliquer la hausse, à un âge donné, de la chance d’être en emploi, plutôt qu’au chômage, depuis que les réformes reculent l’âge de départ en retraite.

Évolutions parallèles

Avec un changement dans les paramètres d’âge et de durée de cotisation, l’effet de bord ne fait que se décaler. Il y a, de fait, toujours des gens « proches » de la retraite, quel que soit l’âge légal de départ. La situation « ni, ni », ni en emploi, ni en retraite, qui concerne les 60-62 ans aujourd’hui devrait ainsi concerner, avec la réforme en débat, les 62-64 ans. On peut présumer que cela contribuera mécaniquement à améliorer la situation des premiers.

L’évolution du taux d’emploi des 55-59 ans au gré des réformes donne un aperçu de ce phénomène. Cet indicateur statistique rapporte le nombre de personnes en emploi sur la population totale de la classe d’âge. Ici, ne pas être en emploi, c’est donc être au chômage ou en inactivité ce qui, sauf cas particulier, ne peut pas être la retraite.

En 1980, 76 % des hommes et 45 % des femmes âgés entre 55 et 59 sont en emploi. Après l’abaissement de l’âge de départ en retraite, ils ne sont plus que 60 % et 41 %, en 1991. Avec les réformes successives, ces taux se remettent à croître pour atteindre en 2021, 78 % et 73 %. On voit ainsi comment le taux d’emploi évolue lorsque l’on s’éloigne du « bord »

En outre, ce que nous montrent également ces statistiques est que la féminisation de la population active a été une aubaine pour contenir les déficits des régimes de retraite pendant de nombreuses années : les femmes ont fortement contribué à la hausse de l’emploi des seniors depuis 1993. L’écart de participation au marché du travail s’étant fortement réduit aujourd’hui, il est impossible de compter sur un nouvel accroissement du nombre des cotisants venant de la hausse de l’emploi des femmes.

Enfin, ces statistiques suggèrent également que la lenteur relative de l’évolution du taux d’emploi des hommes s’explique aussi par l’introduction, en 2003, du dispositif « carrières longues » permettant un départ anticipé pour ceux qui ont commencé à travailler tôt. Il concerne beaucoup plus les hommes, 30 % des flux d’entrée en retraite aujourd’hui, que des femmes, 13 %. Avec le projet actuellement en discussion, les femmes se trouveront moins exclues de ce dispositif du fait de la possible intégration des interruptions de carrière pour élever des enfants.

Ces évolutions historiques poussent également dans le sens d’un élément désiré par le gouvernement, un index senior qui obligerait les entreprises de plus de 300 salariés de donner des statistiques sur l’emploi des plus de 55 ans. Même si l’obligation serait purement déclarative, gageons que cet indice permettrait de diffuser dans la société l’idée que les seniors, à 55 ans, peuvent toujours avoir une utilité sociale par le travail.

François Langot, Professeur d'économie, Chercheur à l'Observatoire Macro du CEPREMAP, Le Mans Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Et si les données générées par les transactions rapportaient un jour davantage que les transactions elles-mêmes ? Tima Miroshnichenko/Pexels, CC BY-SA

Les nouvelles technologies bouleversent le secteur de la finance

Et si les données générées par les transactions rapportaient un jour davantage que les transactions elles-mêmes ? Tima Miroshnichenko/Pexels, CC BY-SA
Thierry Foucault, HEC Paris Business School

L’avènement des technologies numériques a renouvelé et remodelé le paysage financier. Aujourd’hui, l’achat et la vente de titres s’effectuent principalement par le biais de programmes informatiques qui réagissent en quelques nanosecondes (plus vite qu’un humain ne le pourrait) aux plus infimes fluctuations du marché.

Côté vente, la constitution et la liquidation des portefeuilles de titres ont connu d’énormes changements en raison principalement de l’informatisation des opérations de ces cinquante dernières années et, plus récemment, de l’émergence du big data. Les fameuses scènes dans lesquelles une foule de courtiers vêtus de couleurs vives se bousculent, agitant fébrilement les mains et hurlant leurs ordres sur le parquet de la bourse, quoique parfois encore reproduites à des fins de marketing, appartiennent désormais au passé.

Deux nouveaux types de technologies

L’« électronisation » des opérations boursières repose au moins sur deux types de technologies. D’abord, les bourses ont automatisé le processus de mise en relation des acheteurs et des vendeurs de titres. Imaginons, par exemple, que vous souhaitez acheter 1 000 actions L’Oréal. Votre banque ou votre courtier passera alors votre ordre via Euronext, l’un des marchés sur lesquels L’Oréal est coté. Euronext reçoit, achète et vend en permanence des ordres de ce type, en les faisant correspondre grâce à des ordinateurs et des algorithmes.

Il s’agit déjà là d’un changement profond, mais il faut savoir qu’Euronext recueille également d’énormes quantités de données sur les ordres passés, les transactions réalisées… qui peuvent ensuite être revendues à d’autres intermédiaires et investisseurs. À cet égard, les plates-formes de trading ressemblent de plus en plus aux autres plates-formes numériques, comme Facebook, Google ou Twitter, et la part de leurs revenus provenant de la vente de données augmente vertigineusement (+13 % par an environ depuis 2012).

Le deuxième type de technologie concerne l’automatisation des décisions d’achat ou de vente de titres de la part des acteurs du secteur. Le recours à des algorithmes pour prendre des décisions de portefeuille est appelé trading algorithmique. En une journée, un gestionnaire d’actifs peut ainsi acheter ou vendre des millions d’actions d’un titre donné en réponse aux entrées et sorties des investisseurs de son fonds. Ce processus d’automatisation est le même que celui que l’on observe dans d’autres secteurs, où les humains sont remplacés par des machines.

Le monde de la finance ressemble de moins en moins à cette photo prise à Wall Street en 2008. Thetaxhaven/Flickr, CC BY-SA

Certaines sociétés spécialisées dans le trading haute fréquence utilisent des algorithmes qui s’appuient sur un accès extrêmement rapide aux informations (moins d’une milliseconde), notamment aux données de marché vendues par les plates-formes électroniques de trading. Grâce à leur accès privilégié à ces données, ces sociétés peuvent tirer parti de petites différences de prix pour une même action entre deux plates-formes. Certaines d’entre elles paient même pour que leurs serveurs informatiques soient hébergés près de ceux des plates-formes de trading, voire louent un espace dans la même pièce pour gagner quelques précieuses nanosecondes, qui peuvent faire toute la différence dans la transmission d’informations clés.

L’impact de ces évolutions sur les coûts de négociation des autres acteurs du marché est un sujet controversé, et soulève de nombreuses problématiques qui sont aujourd’hui au cœur des débats politiques dans l’Union européenne et en Amérique du Nord.

Une réglementation à mettre en place

L’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) et divers organismes nationaux, comme l’Autorité des marchés financiers (AMF) en France, sont les principales instances de régulation des marchés de valeurs mobilières dans l’UE. La Securities and Exchange Commission (SEC) et la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) couvrent quant à elles les marchés américains.

Un certain nombre de questions liées à l’impact des nouvelles technologies doivent être examinées par ces instances. Par exemple, l’électronisation des marchés financiers réduit-elle réellement le coût de constitution et de liquidation des portefeuilles pour les investisseurs ? Les investisseurs pourraient ainsi obtenir des rendements bien plus importants sur leur épargne. Le trading algorithmique rend-il les marchés financiers plus ou moins stables ? Les plates-formes de trading ont-elles trop de poids dans la tarification de leurs données de marché ?

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Dans notre récent article de recherche, nous posons également la question de savoir si le trading doit être ralenti. Le problème est que les traders à haute fréquence pourraient réaliser des profits excessifs, au détriment des autres participants.

Certaines plates-formes ont aussi des exigences de transparence moins strictes que celles des principales bourses, ce qui peut susciter des inquiétudes. Le volume de ce que l’on appelle le « dark trading » (réseaux d’échanges privés) est en hausse, et représente aujourd’hui environ 40 à 50 % des négociations d’actions dans l’UE, ce qui amène à s’interroger sur la nécessité de réglementer plus strictement les « dark pools ». Enfin, se pose également la question de savoir dans quelle mesure les algorithmes risquent de déstabiliser les marchés financiers et d’entraîner de fortes variations de prix.

Ce que l’avenir nous réserve

Dans les années à venir, le modèle économique des bourses devrait donc reposer de plus en plus sur la monétisation des données générées par le trading. Il pourrait alors régner une certaine concurrence entre les plates-formes de trading pour attirer les utilisateurs, qui génèrent ces données, à l’instar de ce que font les géants de la Tech.

Cette tendance, qui s’est accélérée pendant la pandémie de Covid-19, si elle se poursuit, exercera une forte pression concurrentielle sur les courtiers et finira par faire baisser les coûts de négociation pour les investisseurs. Peut-être qu’à un certain stade, les données générées par les transactions rapporteront davantage que les transactions elles-mêmes. Il se pourrait donc qu’à un moment donné, les plates-formes de trading doivent faire plus d’efforts pour attirer les utilisateurs, par exemple en vous payant pour y passer vos ordres, juste pour que vous les utilisiez et génériez davantage de données !

Thierry Foucault, Professeur de Finance, HEC Paris Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Uber, une entreprise emblématique de la gig economy. Wikimedia commons, CC BY-SA

L’instabilité des revenus, une source de mal-être de plus en plus répandue

Uber, une entreprise emblématique de la gig economy. Wikimedia commons, CC BY-SA
Gordon M. Sayre, EM Lyon Business School

Les entreprises de la gig economy (ou économie à la tâche) mettent régulièrement en avant la liberté dont jouissent leurs employés pour organiser leur emploi du temps comme l’une des principales raisons pour préserver le statut de travailleur indépendant (généralement des autoentrepreneurs en France). Le site Internet d’Uber, par exemple, recrute ses chauffeurs en valorisant la flexibilité que permet son application, le tout appuyé par des statistiques démontrant à quel point leurs chauffeurs tiennent à cette indépendance. D’autres acteurs comme les entreprises américaines de livraison de nourriture DoorDash et Instacart, font appel aux mêmes arguments dans leur communication.

Il existe cependant un désagrément lié à cette flexibilité excessive, et celui-ci est rarement abordé : au lieu de recevoir un salaire horaire, les travailleurs indépendants sont rémunérés pour chaque tâche effectuée, sans garantie de salaire minimum. Sans revenus garantis, ces travailleurs sont victimes d’une « volatilité de rémunération », c’est-à-dire que leurs revenus sont soumis à des fluctuations fréquentes.

Dans trois études récentes, je me suis intéressé à l’impact de la volatilité de rémunération sur la santé des travailleurs. Il en ressort que cette irrégularité et les difficultés à anticiper les rentrées d’argent futures constituent de véritables situations de mal-être.

« Frustrant et déprimant »

Dans ma première étude, j’ai fait appel à 375 gig workers travaillant pour le Amazon Mechanical Turk (MTurk), une plate-forme web de production participative via laquelle les travailleurs effectuent des microtâches à faible valeur ajoutée (saisie informatique, etc.) en échange d’une rémunération. Comme ces travailleurs sont payés à des tarifs variables pour chacune des tâches qu’ils effectuent, ils subissent une instabilité dans leurs revenus. L’un des participants en témoigne :

« Je peux gagner 80 dollars une journée, et peiner à atteindre 15 dollars le lendemain. C’est totalement imprévisible. »

En partant du principe qu’une journée de travail comprend huit heures, cela revient à passer d’une rémunération horaire de 10 dollars un jour à 1,88 dollar le lendemain.

Mes conclusions ont montré que les travailleurs à la tâche qui rendaient compte d’une plus grande volatilité de salaire rapportaient également davantage de symptômes physiques tels que des maux de tête, de dos ou encore d’estomac. En effet, une plus grande instabilité dans les revenus engendre une grande anxiété à l’idée de ne pas arriver à boucler les fins de mois.

Un participant à l’étude a expliqué aimer travailler depuis son domicile et avoir le loisir d’organiser lui-même son emploi du temps, mais a aussitôt nuancé :

« MTurk est tellement imprévisible en termes de revenus et de charge de travail que cela en devient frustrant et déprimant. »

Si la problématique de la volatilité de salaire présente une pertinence évidente pour les travailleurs à la tâche, ils ne sont néanmoins pas les seuls à en être victimes. Les employés qui comptent sur les pourboires, comme les serveurs et serveuses, les barmen et barmaids, les voituriers ou encore les coiffeurs et coiffeuses, se confrontent eux aussi à une rémunération qui change constamment.

Des revenus globalement inférieurs à la moyenne

Dans le cadre d’une deuxième étude, j’ai interrogé chaque jour pendant deux semaines 85 employés qui travaillent aux États-Unis et qui reçoivent des pourboires dans le cadre de leur activité. Mes questions portaient sur leurs revenus et leur bien-être. Le graphique ci-dessous, qui détaille le montant des pourboires reçus chaque jour par l’un des participants, retranscrit bien la forte instabilité subie par certains employés.

Les résultats de l’étude indiquent par ailleurs que le fait de recevoir davantage de pourboires sur une journée n’entraîne pas nécessairement un meilleur ni un moins bon moral à l’issue de celle-ci. En revanche, une plus grande volatilité dans les pourboires sur les deux semaines de l’étude a engendré un plus grand nombre de symptômes physiques et davantage d’insomnies.

Une chose que les travailleurs à la tâche et ceux qui comptent sur les pourboires ont en commun est qu’ils perçoivent des revenus inférieurs à la moyenne. Si l’on peut dire que la volatilité de salaire n’est sans doute pas nocive en tant que telle, elle le devient lorsqu’elle est associée à une faible rémunération.

La méditation ne sert pas à grand-chose

Toutefois, on retrouve des tendances similaires dans ma troisième étude menée cette fois-ci auprès de 252 salariés occupant des postes à haute rémunération dans les domaines de la vente, de la finance et du marketing aux États-Unis. Commissions et bonus sont monnaie courante dans ces secteurs d’activité : ces travailleurs expérimentent donc eux aussi une volatilité dans leurs rémunérations, bien que celles-ci soient plus élevées.

Si les effets ne sont pas aussi prononcés parmi cette catégorie de travailleurs, j’ai tout de même observé le même schéma : les personnes confrontées à une plus grande instabilité dans leurs revenus sont aussi celles qui rapportent davantage de symptômes physiques et une moins bonne qualité de sommeil.

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J’ai également étudié la façon dont les travailleurs peuvent se protéger des effets néfastes de la volatilité de rémunération. La pleine conscience, par exemple, fait référence à la capacité d’un individu à se concentrer sur le moment présent, sans se soucier de l’avenir et sans penser au passé. Bien que les personnes capables d’adopter cet état aient tendance à faire preuve de résilience face au stress, elles se révèlent dans mon étude tout autant affectées par l’instabilité de leurs revenus.

Ces résultats montrent que la volatilité de rémunération présente les mêmes effets néfastes chez la plupart des individus. Le seul facteur qui réduit véritablement les effets observés de ce phénomène est le degré de dépendance d’un individu à des sources de revenus volatiles. Lorsque la part de revenus instables représente un pourcentage moindre du revenu global d’un individu, la volatilité de rémunération ne semble pas influer sur sa santé ou son sommeil.

Coûts cachés

Dès lors, que faire, alors ? Tout d’abord, le législateur se doit de prendre en considération les avantages mais aussi les inconvénients de ces nouveaux modes de travail. Les entreprises de la gig economy savent parfaitement mettre en lumière les avantages du statut de travailleur indépendant ; cependant, il comporte également des coûts cachés, qui ne reçoivent pas la même attention.

Comme l’a expliqué l’un des participants à mon étude :

« Il n’existe pas de garde-fou qui garantisse aux travailleurs indépendants un revenu juste pour une tâche donnée. Or, vous vous en doutez, la question de la rémunération constitue la principale source de stress, d’angoisse et d’incertitude dans le travail. »

Garantir une meilleure protection juridique aux travailleurs indépendants peut contribuer à instaurer ces garde-fous. En parallèle, les entreprises pourraient trouver un équilibre en réduisant la dépendance des travailleurs à des modes de rémunération volatils, en choisissant plutôt de leur proposer un salaire de base plus important. Selon les conclusions de mes études, cette stratégie devrait en effet affaiblir le lien de causalité entre volatilité de la rémunération et bien-être des travailleurs.

En résumé, il est clair que si les modes de travail rendus populaires par la gig economy présentent des avantages, nous devons également prendre en compte les coûts cachés et œuvrer à améliorer les conditions de travail de cette portion importante de la population.

Gordon M. Sayre, Assistant Professor of Organizational Behavior, EM Lyon Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.