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Dans un supermarché de Moscou, le 12 décembre 2022. En 2022, l'économie russe ne s'est pas effondrée, mais elle a été en récession et le pouvoir d'achat des ménages a baissé. Oxana A/Shutterstock
Début 2022, l’économie de la Fédération de Russie comptait parmi les grandes économies du monde et affichait le 11? PIB mondial en 2021. Mais voilà que Moscou prit la décision de reconnaître l’indépendance des régions séparatistes du Donbass le 21 février puis de lancer l’invasion de l’Ukraine quelques jours plus tard, au mépris du droit international.
La réponse des pays occidentaux ne s’est pas fait attendre et s’est intensifiée tout au long de l’année. Sans se positionner comme cobelligérants, beaucoup de pays de l’OTAN ont misé sur une riposte économique : exclusion du système de réciprocité du commerce mondial, du réseau Swift et multiplication des sanctions jusqu’à la mise en place le 5 février dernier d’un embargo sur l’ensemble des produits pétroliers raffinés russes par l’Union européenne. Avec l’objectif, comme l’annonçait Emmanuel Macron dans son allocution du 2 mars 2022, que « les dirigeants russes entendent que le choix de la guerre mettrait leur pays au ban des peuples et de l’Histoire ».
Relativement fragilisée, l’économie russe a néanmoins présenté une certaine résilience en 2022. Loin de la situation catastrophique d’un recul de 8,5 % anticipée en avril par le FMI, sa croissance n’a connu qu’une récession de 2,2 %. Est même anticipée une légère croissance de 0,3 % en 2023. L’économie russe est-elle ainsi vraiment au plus mal ?
Malgré ce contexte difficile lié aux sanctions des pays occidentaux, l’économie russe présente une certaine résilience. Elle s’appuie tout d’abord sur les mesures de protection prises par les autorités monétaires qui ont fait le choix de limiter l’augmentation du taux d’intérêt directeur pour le maintenir autour de 7,5 % et ce malgré une inflation qui a flirté avec les 14 % en 2022.
Les hauts historiques au printemps et à l’été atteints par les prix des hydrocarbures sur le marché mondial a également permis à l’économie russe de résister temporairement aux sanctions, compensant en valeur la baisse des volumes exportés.
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Un autre secteur économique non moins négligeable qui présente également les résultats favorables est celui de la Tech. Les géants russes VK et Yandex ont enregistré des chiffres d’affaires en hausse et ont pu renforcer leur positionnement sur le marché local après le départ des géants mondiaux du secteur.
Sur l’ensemble de l’année, l’économie russe a ainsi enregistré un excédent courant de plus de 227 milliards de dollars (plus de 12 % du PIB), une hausse significative de 86 % par rapport à 2021. Même si une partie du résultat s’explique par de moindres importations depuis les pays occidentaux en raison des sanctions, Moscou a aussi pu compter sur des échanges commerciaux toujours au plus haut avec Pékin.
Le tout a pu empêcher une crise financière et la faillite du système bancaire russe que l’exclusion du réseau Swift devait mettre à mal.
En matière de chômage, si l’on en croit l’agence statistique nationale Rosstat, l’économie russe est toujours considérée comme étant au plein emploi avec un taux de chômage qui s’est établi autour de 4 %.
Les perspectives d’avenir ne sont cependant pas rassurantes pour l’ancien pays des tsars. Certes, les prévisions de croissance du FMI sont très légèrement positives pour 2023, mais l’économie se trouve plus que jamais structurellement dépendante des ressources énergétiques, qui représentent entre 15 et 20 % du PIB et 40 % du budget de l’État. La variation des cours a ainsi contribué au creusement du déficit public au mois de janvier.
L’entrée en vigueur le 5 février de l’embargo sur les produits pétroliers raffinés russes, complétant le plafonnement du prix du baril de brut en place depuis décembre, a vocation à peser toujours plus sur les revenus de Moscou. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, entend « faire payer Poutine pour sa guerre atroce » et renvoyer l’économie russe « une génération en arrière » avec des mesures coûtant « 160 millions d’euros par jour à la Russie ».
Pendant que Bruxelles réfléchit à un dixième paquet de sanctions, les difficultés rencontrées par l’économie russe pour exporter ses marchandises vers les pays occidentaux, mais aussi à importer les produits en provenance de ces pays, ne devraient pas cesser. Elles pèsent en particulier sur le secteur industriel, la construction mécanique et la métallurgie. L’industrie automobile souffre par exemple de l’arrêt des envois de pièces détachées depuis l’Europe, au point que Moscou autorise désormais leur importation sans l’accord des détenteurs de la propriété intellectuelle.
Outre les pénuries de consommations intermédiaires, la branche souffre également d’un manque de travailleurs avec la mobilisation de près de 300 000 soldats réservistes. Car c’est bien avant tout la guerre en Ukraine qui se trouve à la racine de ces difficultés.
Albert Lessoua, Associate professor in economics, ESCE International Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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La marque de luxe Guerlain s’est associée à l’Unesco pour lancer l’initiative Women for Bees dont la marraine est l’actrice Angelina Jolie (à gauche). Communiqué de presse de Guerlain
Nous sommes dans une société en mutation où les consommateurs exigent de plus en plus de produits et services représentant des valeurs et pratiques durables : en 2022, 73 % des consommateurs mondiaux indiquent que les pratiques de développement durable sont un élément clé de la marque et pour 53 %, elles ont un impact tangible sur leur choix de produits. La durabilité pose donc des challenges croissants aux entreprises, tout en leur offrant des perspectives d’abondance nouvelles.
Sous la houlette des 17 objectifs de développement durable des Nations unies, nombre d’entreprises s’efforcent donc de répercuter les attentes des consommateurs dans leur gestion stratégique et opérationnelle. Cependant, on remarque qu’améliorer leur réputation et leur image reste leur souci principal dans cette démarche de durabilité, ce qui reste pour le moins problématique. Les consommateurs ne sont pas dupes. Il est aujourd’hui important d’éviter les écueils et dérives du « greenwashing », cette pratique bien connue qui dénonce les entreprises faisant semblant d’être écoresponsables, vertes, durables ou égalitaires, mais ne le sont en réalité pas vraiment…
Depuis quelques années, le storytelling se démarque comme technique de communication très appréciée des marques, car elle permet notamment d’affirmer leur héritage, leurs valeurs, voire même de se positionner comme icônes de changement culturel et sociétal.
Le storytelling promeut une marque au travers d’un récit qui vise à susciter une émotion. Cette mise en scène narrative permet d’offrir des messages plus riches de sens, qui permettent de convaincre de façon plus fine et sur des sujets complexes. Cette technique se prête donc particulièrement bien à la communication sur la durabilité, de par son attention à l’authenticité et aux émotions à transmettre.
Sur base d’une analyse de plusieurs cas pratiques, nous proposons dans une étude récente un plan d’action pour les entreprises désireuses de mobiliser le storytelling pour communiquer sur les aspects durables de sa marque, sur base de l’acronyme « ABCD ».
Les acteurs (ou personnages) sont un élément stratégique de tout storytelling. Sans eux, on ne peut s’identifier à l’histoire ou créer de l’empathie. Afin de créer un storytelling autour d’un sujet durable, nous recommandons de co-créer le storytelling avec les parties prenantes de l’entreprise. En impliquant les parties prenantes dans la création de l’histoire, celles-ci en deviennent les héros, permettant donc d’activer leur propre comportement durable.
Il peut s’agir de parties prenantes internes (comme chez le distributeur d’articles de sport
Les exemples actuels nous montrent que l’on peut aller beaucoup plus loin que d’impliquer uniquement les clients ou consommateurs dans notre storytelling durable, par exemple chez Unilever qui mobilise les différents partenaires de sa chaîne logistique).
Être clair sur le but du storytelling durable et le rôle que la durabilité joue en interne est clé avant de communiquer à son sujet. Qu’une entreprise soit fondamentalement durable depuis sa création (comme Houdini sportswear), qu’elle cherche à se repositionner comme plus durable qu’avant (comme
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Par exemple, la marque de biscuits Lu a mis en place un programme et une charte Harmony qui aide les agriculteurs à cultiver le blé de manière durable), toute entreprise doit (re)connaître son objectif stratégique afin de communiquer de façon authentique dans son storytelling.
Autre exemple Guerlain, une société de LVMH, a mis en place le programme Women for Bees, en partenariat avec l’Unesco en 2021. Ce programme correspond au symbole de leur marque depuis 1853, l’abeille, et met en lumière à quel point cet animal en voie de disparition est clé pour la biodiversité et donc aussi pour les ingrédients utilisés par Guerlain. Cette vidéo raconte l’histoire d’une apicultrice au Cambodge, qui reçoit la visite de l’actrice et philanthrope Angelina Jolie, marraine du programme.
La durabilité n’est malheureusement pas un sujet facile à aborder, ni particulièrement attrayant (il demande souvent sacrifices, changements de faire, ou de penser). Ainsi, afin de rendre le sujet plus attrayant, nombre de marques abordent la durabilité sur un fond agréable, attrayant, voire même inspirant. Utiliser un contexte inspirant est donc une technique validée pour communiquer sur la durabilité. Le contexte apporte par ailleurs profondeur et richesse au storytelling, renfonçant encore l’aspect authentique et vraisemblable de la communication.
Dans les exemples forts dénichés récemment, on notera l’utilisation de contextes passionnants tels que l’espace, les sports ou encore l’architecture. L’éditeur de logiciel français Dassault Systèmes a ainsi développé un projet qui imagine à quoi pourrait ressembler la construction de la tour Eiffel aujourd’hui avec des pratiques durables. Un autre exemple inspirant est la chaîne d’hôtels Hilton qui a profité du 50e anniversaire du célèbre John Lennon et Yoko Ono Bed-In for Peace pour lancer une série de vidéos intitulée Room 702, faisant référence au numéro de la chambre où cela a eu lieu à Amsterdam.
Le dernier axe de décision pour un storytelling durable réussi concerne les canaux de diffusion. Choisir des canaux appropriés peut décupler l’impact positif du storytelling, ou à l’inverse le diminuer s’ils sont mal choisis. Certains canaux de communication seront plus technologiques, parfois complètement virtuels grâce à la réalité étendue ou un environnement de jeu.
Par exemple, H&M a créé un environnement dans le jeu populaire Animal Crossing pour inciter les (jeunes) consommateurs au recyclage. D’autres profiteront d’interactions locales où la co-création de l’histoire permet un impact direct sur le terrain. Par exemple, Schneider Electric met en place une plate-forme qui permet aux volontaires de rejoindre des projets locaux de développement durable.
Dans d’autres situations, le média choisi aura un impact moindre sur la durabilité en pratique, mais permettra peut-être d’éveiller plus de consciences. Par exemple, Guerlain, à nouveau, organise une exposition de photos qui soutient leur engagement pour la protection de la biodiversité.
En résumé, le storytelling est une technique permettant, grâce à ses caractéristiques, d’engager les parties prenantes d’une entreprise autour des sujets de durabilité de façon créative, collaborative et inspirante. Il est néanmoins à noter que les intentions stratégiques de l’entreprise doivent être cohérentes avec ses pratiques internes et valeurs profondes avant de s’engager dans ces pratiques de communication.
Laurence Dessart, Professeur de marketing, Université de Liège et Willem Standaert, Associate Professor, Université de Liège
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Après la réforme de 2010, le coût des indemnités journalières liées à l’absence pour maladie a augmenté en moyenne chaque année de 4,2%. Shutterstock
Pour une deuxième semaine, la réforme du système de retraite voulue par le gouvernement est débattue par les parlementaires. Une semaine marquée ce jeudi 16 février par une quatrième journée de mobilisation intersyndicale.
En attendant l’examen des amendements portant sur le recul de l’âge légal de 62 à 64 ans, les députés d’opposition ont fait échec à la proposition gouvernementale de création d’un index senior, au grand dam des ministres en charge du dossier.
L’idée était d’obliger les entreprises à publier leurs statistiques d’embauche de salariés en fin de carrière pour les inciter à embaucher ou garder en emploi des salariés plus âgés, sans toutefois les y contraindre, en réponse à des craintes pour l’emploi des seniors. Des participants au débat, pensifs quant à l’utilité du dispositif, ont notamment avancé que les travailleurs seniors ont un risque assez élevé de se retrouver en
C’est sur ce point que nos travaux récents ont porté, proposant une évaluation des effets de la réforme de 2010 sur les absences maladie des seniors.
La principale mesure de cette réforme avait été l’augmentation de 2 ans des âges légaux, d’ouverture des droits comme d’annulation de la décote. Ils sont passés respectivement de 60 et 62 à 62 et 64 ans, et ce, dans un délai remarquablement court, 5 ans.
Étaient visées une réduction de la charge des pensions et une augmentation du taux d’activité des seniors pour limiter le déficit des caisses d’assurance-retraite. Le nouveau texte a, de fait, induit une augmentation des taux d’activité des seniors. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la proportion des personnes âgées de 60 ans en emploi s’est accrue de 17 points de pourcentage pour les hommes et de 16 points pour les femmes tandis que la proportion au chômage s’est accrue de 7 et 6 points de pourcentages, respectivement.
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En fin de carrière, cette hausse du chômage est même mesurée à 13 points de pourcentages par d’autres études. Combiné à une hausse de l’invalidité de 6 points, cela pèse sur les régimes d’assurance sociale alternatifs à la retraite. La Cour des comptes n’a pas manqué de le relever dans un rapport de 2019. Elle pointe une croissance notable des dépenses pour le risque maladie : dans les années qui ont suivi la réforme, le coût des indemnités journalières liées à l’absence pour maladie a augmenté en moyenne chaque année de 4,2 % pour atteindre 8 milliards d’euros en 2017. Une part non négligeable de cette hausse est attribuée au vieillissement de la population des salariés.
En même temps qu’elle prolonge la durée de cotisations à l’assurance-retraite, l’allongement de la vie semble en même temps augmenter, dans une moindre mesure toutefois, d’autres dépenses. Au-delà d’un enjeu financier pour des organismes publics, c’est aussi, pour les entreprises, des absences plus fréquentes de salariés qu’il leur faut pallier.
Pour le documenter, nous avons, dans nos travaux, mobilisé une base de données administratives dans laquelle les mêmes individus sont suivis sur plusieurs années : le panel Hygie sur la période 2005-2015, mis en place par l’Irdes après un appel d’offres de la Drees, direction statistique du ministère de la Santé. Il combine des données administratives de la Caisse nationale de l’assurance vieillesse avec celles de la Caisse nationale de l’assurance maladie.
Pour mesurer l’impact d’un décalage de l’âge légal de départ sur la fréquence des absences maladie, il faudrait pouvoir observer ce qui se serait passé chez ceux qui ont pu prendre leur retraite à 60 ans s’ils avaient travaillé jusqu’à l’âge 62 ans, ce qui est impossible. On peut néanmoins trouver moyen de trouver une approximation pour cet élément de comparaison que l’on appelle, en statistique, le contre-factuel.
En comparant les toutes premières générations concernées par la retraite à 62 ans (les individus nés entre 1952 et 1954) avec les toutes dernières à y avoir échappé (1946-1951), on peut ainsi réduire un certain nombre de biais. On peut en effet supposer plus de ressemblance entre la trajectoire réelle des individus nés en 1952 avec celle, fictive, des individus nés en 1950 que si l’on comparait les générations 1940 et 1958.
L’idée est la suivante. Avec des départs en retraite, une génération voit logiquement le nombre d’individus concernés par un ou plusieurs arrêts maladie chuter (puisqu’on n’est pas arrêté pour maladie lorsque l’on est retraité). Cela survient à 60 ans avant l’entrée en vigueur de la réforme de 2010, à 62 ans après. Si l’on compare donc nos deux groupes entre 60 et 62 ans, l’un aura connu cette chute et pas l’autre. La différence s’expliquera donc a priori largement par un décalage de l’âge légal.
Pour rendre les deux groupes aussi comparables que possible du point de vue de leurs caractéristiques individuelles, toute autre que l’âge de départ en retraite, on va également tenir compte de ces dernières dans nos calculs. Parmi ces caractéristiques figurent le salaire des individus, le temps qu’ils ont passé au chômage durant l’ensemble de la carrière ou encore leur catégorie socioprofessionnelle.
Nous avons ainsi pu mettre en regard entre nos deux groupes, la probabilité de connaître au moins un arrêt de travail sur une année, la durée annuelle cumulée d’arrêts-maladie et le nombre d’épisodes d’arrêts-maladie dans l’année d’observation. Les analyses économétriques confirment bien que la hausse de l’âge d’ouverture des droits explique une large part de l’augmentation significative de la probabilité, après 60 ans, d’être arrêté pour maladie sur une année de l’ordre de 1,7 point de pourcentage. Le nombre annuel cumulé de jours d’arrêt augmenterait, lui, d’un peu plus d’un jour et le nombre annuel d’arrêts maladie, de 0,02.
De manière générale, une grande hétérogénéité apparaît au-delà de ces moyennes. Il s’avère notamment que la réforme des retraites de 2010 a effectivement eu un effet plus fort sur la probabilité d’arrêt pour les individus considérés en mauvaise santé et ayant connu des événements de santé comme les accidents de travail et maladies professionnelles conduisant à des absences maladie de longue durée par le passé (hausse de 2,2 points de pourcentage contre 1,2 point de pourcentage pour ceux en bonne santé). L’effet de la réforme sur le nombre de jours annuel de maladie est également plus important pour ces individus en mauvaise santé avant le report de l’âge légal d’ouverture des droits entraînant une augmentation de 1,8 jour environ.
Les différences semblent, en outre, plus marquées pour les femmes que pour les hommes s’agissant de la probabilité d’arrêt ou du nombre d’épisodes d’arrêt. Elles restent toutefois moins importantes en ce qui concerne le nombre annuel de jours d’arrêt.
Pareilles observations suggèrent l’importance pour des projets d’évolution des paramètres de retraite, comme la réforme en débat actuellement, de mesures permettant de tenir compte de l’hétérogénéité des situations parmi la population active, avec une prise en compte de la pénibilité et de l’état de santé des salariés. Cela peut passer par des mesures de prévention, une amélioration des conditions de travail ou par une possibilité laissée aux salariés fragilisés par leur état de santé ou par leur parcours professionnel d’accéder à la retraite plus tôt. Il pourrait aussi s’agir d’assouplir le temps de travail des seniors, avec des possibilités de départs progressifs à la retraite, et de les affecter aux postes les moins pénibles.
Rappelons enfin qu’un recul de l’âge de départ n’influence pas seulement les absences maladie des seniors : il induit également un effet de déversement vers d’autres dispositifs alternatifs de protection sociale tels que le chômage ou l’invalidité. Seule la prise en compte de l’ensemble de ces effets éclairerait le décideur public quant à l’ensemble des retombées de réformes telles que celle actuellement en débat.
Mohamed Ali Ben Halima, Maître de conférences, économiste santé au travail, MESuRS, CEET, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM); Ali Skalli, Maître de conférences de sciences économiques, Laboratoire d’Economie Mathématique et de Microéconomie Appliquée (LEMMA), Université Paris 2 Panthéon-Assas et Malik Koubi, Chercheur associé au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Arthur Sadoun, PDG de Publicis Groupe, France s’exprime dans le cadre du #Workingwithcancer lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial 2023 à Davos-Klosters, en Suisse, le 19 janvier. World Economic Forum/Flickr, CC BY-SA
Depuis une vingtaine d’années, le 4 février marque la journée mondiale contre le cancer. Cette année, celle-ci intervient quelques jours après la prise de parole particulièrement remarquée du président-directeur général (PDG) de Publicis, Arthur Sadoun, qui a évoqué publiquement son cancer lors du Forum économique mondial de Davos, en Suisse.
Le patron français a lancé à cette occasion un « working with a cancer pledge », que l’on pourrait traduire par un « appel pour attirer l’attention les difficultés que les personnes confrontées à cancer rencontrent sur leur lieu de travail », en y associant d’autres dirigeants : ceux de Sanofi, L’Oréal, Meta, Pepsico…
Ces chefs d’entreprises puissantes s’engagent ainsi à lancer des initiatives luttant contre la stigmatisation des personnes touchées dans leurs entreprises. En désignant le cancer comme un « tabou », les dirigeants de ces grands groupes choisissent un angle d’attaque intéressant : ils (ré)interrogent la conception de la santé dans un monde du travail où il n’y a pas de place pour la maladie.
La question se pose en effet plus que jamais, après des années de progrès thérapeutique et à l’heure où les études épidémiologiques sur lesquelles s’appuie la Haute Autorité de Santé mettent en évidence une corrélation positive entre le fait de travailler et l’espérance de vie en santé cinq ans après un cancer.
Les recommandations cliniques vont en conséquence de plus en plus dans le sens de la poursuite de l’activité professionnelle (voir par exemple la recommandation « santé et maintien en emploi » de février 2019). Reste cependant un chantier important : celui de construire les conditions dans lesquelles le travail peut, de fait, constituer une ressource dans un parcours de santé.
Le risque de la désinsertion professionnelle reste actuellement très élevé : en France, les statistiques indiquent que près de 20 % des personnes ne sont plus en emploi 5 ans après la survenue d’un cancer). En effet, plus de 70 % des entreprises estiment avoir des difficultés à gérer le retour après un cancer (Institut universitaire de Toulouse).
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En France, dans l’entreprise, le « traitement » de la maladie est d’abord juridique : c’est l’arrêt de travail. Pour autant, les études disponibles ne signalent pas de tabou ; pour preuve : entre 83 % (enquête BVA/Institut national du cancer (INCa) de 2022) à 88 % des salariés ont parlé de leur maladie dans leur entreprise (enquête du Centre de cancérologie Léon Bérard à Lyon de 2018), à leurs managers et collègues en priorité. D’immenses progrès ont été réalisés dans ce domaine.
Alors, ce que le « working with cancer pledge » désigne comme un tabou – le cancer – ne serait-il pas plutôt un impensé : rendre possible, soutenable, le travail avec ou après un cancer ? Ce léger déplacement dans la formulation du plaidoyer en change pourtant la perspective : le problème n’est plus tant la personne ayant (eu) un cancer que la situation professionnelle qu’elle peut (re)trouver avec ou après la maladie.
L’objet de l’attention se déporte : il s’agit moins de « faire bouger » la personne (la remobiliser, lui redonner confiance, etc.) que de faire bouger sa situation professionnelle : trouver des marges de manœuvre, imaginer que le régime de performance attendu puisse bouger, que des « horaires en confiance » puissent permettre de faire coïncider mieux la variabilité de la capacité productive d’un jour à l’autre avec les exigences de l’activité, s’appuyer sur le collectif de travail, etc.
En France, le cadre de référence disponible pour tenter de répondre à cette question est structuré aux intersections de plusieurs champs, dans le cadre du handicap et de l’obligation d’emploi, dans le cadre de la santé au travail et de la prévention de la désinsertion : il concerne donc quantité d’acteurs différents qui n’ont ni les mêmes enjeux, ni les mêmes intérêts, ni parfois encore les mêmes normes pour aborder ces problèmes.
Chacun est d’accord pour dire que la santé n’est pas l’absence de maladie… mais il est difficile pour les salariés concernés par le cancer, pour leur entourage professionnel et leur employeur, de se frayer un parcours souple et sécurisé pour concilier travail et maladie.
Par exemple, après un diagnostic de cancer du sein, seulement une minorité de femmes (45,3 %) respecte le schéma « classique » de l’arrêt long suivi d’une reprise unique. En effet, 17,2 % des femmes n’ont pas d’arrêt et plus d’un tiers (37,5 %) cumulent plusieurs arrêts et reprises. Le temps partiel thérapeutique, prescrit dans la moitié des cas, ne parvient pas toujours à constituer une solution satisfaisante ; les retours d’expérience travaillés au cours de nos recherches sont éloquents, celui-ci par exemple :
« C’est usant de laisser ce qu’on faisait en plan… En fait, le mi-temps ne m’aidait pas vraiment, ça débordait. En une demi-journée, on ne fait pas la moitié de ce qu’on fait en journée, ce n’est pas vrai ».
Ces réalités invitent ainsi à explorer d’autres modalités de conciliation du travail et de la santé ; sur ce point, une résolution récente de la stratégie décennale de l’Institut national du cancer 2021-2030 (INCa) a été consacrée à l’élargissement du temps partiel thérapeutique. C’est une voie concrète pour innover et mieux coller aux conditions d’un travail en santé.
Des pratiques remarquables, étudiées lors de nos recherches dans le cadre d’expérimentations menées en environnement réel avec des salariés ayant (eu) un cancer et les entreprises qui les emploient, ouvrent d’autres pistes. En bousculant les cadres en vigueur, celles-ci cherchent à sécuriser des accommodements de travail flexibles. Un salarié souligne l’importance d’une conciliation soutenable entre le désir de travailler, de mener une vie dite normale et la variabilité de la capacité productive liée à la maladie ou ses traitements :
« Quand j’ai croisé la maladie, j’ai été arrêté un an pour me soigner. Il est apparu par la suite que c’était plus grave que prévu ; j’ai alors demandé à pouvoir retravailler. C’était important pour moi, pour aller mieux. Avec mon manager, on a inventé une activité mobilisant mes compétences, utile à l’équipe, que je pouvais réaliser à mon rythme, quand j’étais en forme. On a abrité cela dans une “convention temporaire” d’accommodements de travail flexibles » que mon entreprise teste en ce moment dans le cadre d’un projet d’innovation « travail et cancer ».
Concilier travail et cancer réclame donc de s’affranchir d’un régime tatillon, fondé sur le respect du formalisme. Les organisations doivent au contraire tendre vers une vision élargie du travail et de la santé, ce qui n'est pas encore pleinement le cas aujourd'hui.
Pascale Levet, Professeure associée en sciences de gestion, IAE Lyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3 et Rachel Beaujolin, Professeure en management, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.