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Malgré le développement des paiements sans contact et des applications téléphoniques, l'argent liquide reste fréquemment utilisé. Moerschy / Pixabay, CC BY-SA

Comment expliquer que l’on paie toujours en espèces ?

Malgré le développement des paiements sans contact et des applications téléphoniques, l'argent liquide reste fréquemment utilisé. Moerschy / Pixabay, CC BY-SA
Yulia Titova, IÉSEG School of Management; Delia Cornea, EBS Paris et Sébastien Lemeunier, EBS Paris

Lydia, PayPal, Pumpkin, cartes bancaires sur téléphones… Ces dernières années ont vu l’avènement de moyens de paiement toujours plus sûrs et toujours plus rapides. Et pourtant, si l’on en croit la Banque centrale européenne, la demande d’espèces tend à persister. En France, pour les particuliers, près de 60 % des paiements en volume et 25 % en valeur se faisaient encore par ce biais en 2019.

Le cash remplit théoriquement un certain nombre de fonctions. Il permet d’effectuer des transactions, il est une réserve de valeur, notamment pour un motif de précaution (on parle bien des « billets gardés sous le matelas »), et reste mobilisable à tout moment. Il présente aussi l’atout de permettre l’acquittement immédiat d’une dette et de préserver l’anonymat. Sur tous ces services, néanmoins pièces et billets s’avèrent concurrencés par d’autres instruments.

Comprendre ce qui motive la demande d’espèces et ce qui l’influence permet d’éclairer cette compétition entre moyens de paiements. En prenant de la hauteur et en se projetant au niveau européen, il apparaît que les motifs d’utilisation et de détention des espèces sont loin des reproches que l’on peut leur attribuer. Nos travaux mettent ainsi en évidence des différences au sein de l’Union européenne entre pays de l’Est et de l’Ouest.

Quelques similarités

Malgré les avancements technologiques et une volonté d’harmoniser la législation appliquée aux moyens de paiements électroniques à l’échelle de l’Europe, des disparités d’usage du paiement en espèce persistent parmi les pays européens. Le phénomène a pu être documenté tant grâce à des enquêtes auprès des consommateurs, qu’à partir d’un cadre macroéconomique. La Banque centrale européenne avait, elle, mené une vaste étude sur le sujet dans la zone euro en 2019.

Nous avons, pour notre part, étudié l’usage du cash au sein d’un échantillon de pays de l’Union européenne sur une période allant de 2003 à 2016.

Il n’est pas toujours évident de disposer d’informations sur ce type de paiements puisque la plupart des transactions ne sont pas enregistrées. Nous avons alors eu recours à une approche combinant à la fois les retraits au guichet et au distributeur et une méthode de clustering permettant de déduire les données manquantes. L’idée était ensuite d’identifier des déterminants macroéconomiques (socio-économiques, technologiques et institutionnels) qui permettent d’expliquer différentes demandes d’espèces entre les pays.

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Sur quelques points, on observe des comportements identiques. Partout l’usage des espèces varie avec le nombre de distributeurs disponibles et selon la possibilité pour les consommateurs de payer par carte. Partout également, le niveau d’éducation s’avère un déterminant significatif : en moyenne, les populations plus instruites vont davantage privilégier les moyens de paiement électroniques.

Au-delà, cependant, nous avons mis en évidence comment les comportements dans les anciens blocs de l’Ouest et de l’Est se distinguent avec des facteurs spécifiques.

Des disparités s’affirment entre l’Est et l’Ouest

Nos résultats montrent que la demande d’espèces s’avère positivement corrélée avec la croissance du PIB dans les pays d’Europe centrale et de l’Est. Cela s’explique principalement par un effet richesse : plus de revenus, c’est plus de transactions que l’on peut effectuer et donc une demande supplémentaire de pièces et billets. Elle augmente de 2,2 % quand le PIB augmente de 1 %.

En Europe de l’Ouest, un effet de substitution des espèces par les moyens de paiement alternatifs l’emporte cependant sur cet effet richesse : 1 % de PIB en plus y est associé en moyenne à 2,3 % de pièces et billets en moins. Dans ce dernier cas, l’usage des moyens modernes reste toutefois assez marqué par les inégalités de revenus : là où elles sont les plus prononcées, les espèces sont moins demandées. Cela s’explique par une demande de transaction moindre des plus pauvres et, potentiellement, par le fait que les innovations technologiques sont plutôt accessibles et adoptées par des personnes instruites.

Par ailleurs, l’Europe centrale et de l’Est fait montre d’une demande de cash négativement corrélée avec le niveau de confiance des consommateurs. Lorsque la confiance dans les banques s’effondre, on préférera faire usage de pièces et de billets plutôt que de sa carte de crédit. Cela a été particulièrement visible en 2008 et pendant la crise des dettes souveraines. L’effet de la confiance des consommateurs est en revanche bien moins significatif chez leurs partenaires de l’Ouest, même si l’incertitude issue de la crise financière de 2008 semble aussi avoir favorisé la demande d’espèces.

Dans les pays du centre et de l’Est, on observe enfin que ce sont les tranches d’âge extrêmes (les plus jeunes et les plus âgés) qui privilégient l’usage des espèces. Ce peut être par dépendance financière ou par habitude.

Un nouveau paradigme qui fait place aux espèces

En Europe de l’Ouest, une relation singulière, et sans doute contre-intuitive, relie positivement couverture Internet et demande d’espèces : plus les réseaux sont développés et plus pièces et billets sont utilisés. Cela peut néanmoins être lié à une méfiance provisoire pour la nouveauté au cours de la période sur laquelle porte notre étude. Il faut aussi prendre en compte que le cash reste privilégié par les utilisateurs des nouvelles plates-formes d’échange comme leboncoin.

La période analysée dans cette étude précède la pandémie liée au coronavirus et les changements de comportements qu’elle a engendrés. Reste que ces éléments permettent de nourrir le débat sur l’avenir des espèces en Europe et leur fin sans cesse annoncée.

La Suède avait mis en place des mesures visant à décourager l’utilisation d’argent liquide, avant de voter finalement une loi qui oblige les établissements bancaires à assurer un accès aux pièces et billets à tous les habitants. Des études récentes montrent ainsi que, malgré une substitution progressive des espèces par les paiements électroniques, le paradigme évolue pour envisager, non plus une société sans cash, mais une société avec moins de cash. Il s’agit de trouver un équilibre qui tienne compte des coûts des moyens de paiement mais aussi d’un risque social. Si les banques centrales tarissaient leur offre de cash, sans doute les agents chercheraient-ils des alternatives échappant aux autorités telles que les cryptomonnaies.

Yulia Titova, Professeur Assistant, IÉSEG School of Management; Delia Cornea, Assistant Professor of Finance, EBS Paris et Sébastien Lemeunier, Professeur associé en finance, EBS Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Depuis 2009, au moins la moitié des créations d'entreprises en France se font sous le statut de « microentreprise ». Flickr/École polytechnique, CC BY-SA

Entrepreneurs et autoentrepreneurs, la grande confusion

Depuis 2009, au moins la moitié des créations d'entreprises en France se font sous le statut de « microentreprise ». Flickr/École polytechnique, CC BY-SA
Jean-Yves Ottmann, Université Paris Dauphine – PSL; Andrés Davila Valdiviezo, ESCE International Business School; Cindy Felio, Université Bordeaux Montaigne et Fernanda Arreola, ISC Paris Business School

Depuis les années 1970, la France a multiplié les politiques publiques visant à favoriser l’entrepreneuriat pour stimuler la croissance. Ces deux dernières décennies, le nombre de créations annuelles d’entreprises a doublé, notamment sous l’effet de l’apparition du statut d’autoentrepreneur en 2009 (renommé « microentrepreneur » en 2017). Depuis, au moins la moitié des créations se font sous ce statut et aujourd’hui, un entrepreneur sur deux exerce sous ce régime. Le développement des plates-formes numériques qui recourent à des sous-traitants au lieu de salariés, comme Uber ou Deliveroo, a en effet accentué la tendance.

Pour autant, peut-on dire que tout travailleur indépendant sous le régime de l’autoentrepreneuriat est un entrepreneur ? Comme nous l’avons montré dans nos récents travaux, certainement pas.

Le statut d’autoentrepreneur a été créé pour encourager l’entrepreneuriat en réduisant les formalités administratives et en proposant des facilités économiques (exemption de TVA et de faibles cotisations sociales). S’il est tout à fait adapté à des activités complémentaires ou occasionnelles (se posant ainsi en incitation à « l’entrepreneuriat hybride », c’est-à-dire au cumul entre un emploi salarié et une création d’entreprise), il semble important de rappeler l’écart entre entrepreneur et autoentrepreneur dès lors qu’il s’agit d’une activité principale.

Pas d’autres emplois à la clef

Un entrepreneur a une volonté de croissance et devrait, à terme, créer des emplois et dynamiser l’économie de son territoire (si ce n’est de son pays). À l’inverse, la majorité des autoentrepreneurs, qui ne font que créer leur propre activité, ne peuvent pas ou ne veulent pas croître, n’auront pas d’employés et n’ont probablement qu’un effet limité sur le dynamisme économique local (notamment en raison de leurs faibles revenus).

S’il s’agit bien de la création d’un emploi, il n’y en aura pas d’autres à la clef, c’est même implicite dans le nom originel du statut. Les « emplois » actuellement créés par les plates-formes (chauffeurs, livreurs, petits travaux, etc.) accentuent encore cet état de fait.

Au fil du temps, plusieurs modèles ont essayé de définir ce qu’est un entrepreneur. Traditionnellement, il a été défini comme une personne qui porte une innovation, qui assume le risque de l’activité ou encore qui assure la coordination d’une activité nouvelle. Plus récemment, la recherche a proposé pour de compléter ce profil avec la volonté de croissance, certains traits de personnalité ou de l’analyser dans une perspective évolutionniste (selon laquelle l’entrepreneuriat s’explique par la culture d’une société).

Or, il est facile de constater que le simple fait de travailler à son compte ne correspond aucunement à certaines de ces définitions, et seulement de manière partielle à d’autres :

Un travailleur indépendant n’a pas à être innovant ou orienté vers la croissance. Il peut parfaitement assurer sa subsistance en réalisant seul et de manière constante dans le temps une activité classique, qualifiée (artisanat d’art, graphisme, conseil aux entreprises, etc.) ou non (artisanat simple, services aux particuliers, taxi, etc.).

La réalité pratique et juridique va d’ailleurs en ce sens, puisque la majorité des aides financières à la création d’entreprise, notamment toutes celles à l’innovation, ne peuvent être obtenues sous statut d’autoentrepreneur.

Il est donc nécessaire de clarifier la différence entre entrepreneuriat et travail indépendant, de distinguer leurs effets, leurs intérêts et leurs difficultés, et de mettre en place des politiques publiques distinctes.

Un besoin de mesures plus précises

Que pouvons-nous faire pour cela ? Il est possible d’apporter des réponses en tant que chercheurs, décideurs publics ou même simples citoyens.

En tant que chercheurs, il semble nécessaire de distinguer dans nos travaux entrepreneurs et travailleurs indépendants (« self-employed »). Comment espérer influer sur les politiques publiques lorsque le champ académique lui-même n’est pas capable de dépasser ces limites conceptuelles ? Ce déficit de distinction conduit à survaloriser l’entrepreneuriat comme une réponse « héroïque » et viable aux difficultés rencontrées par certaines populations, en construisant des conclusions sur la prégnance du travail indépendant.

Or, si le travail indépendant constitue une réponse possible et viable au chômage, il a aussi d’importantes limites en termes de revenus, de sécurité et de capacité à démultiplier le gain économique. En l’état de la littérature, le champ de la recherche sur l’entrepreneuriat n’est aujourd’hui que peu capable de traiter les questions soulevées par le statut d’autoentrepreneur (contrairement par exemple à nos collègues sociologues, qui se sont saisis avec pertinence de ses ambiguïtés).

Au niveau des décideurs publics, il semble nécessaire de mesurer de manière plus précise les résultats et les externalités des politiques publiques associées à l’entrepreneuriat. Cela passe par distinguer systématiquement création d’entreprise et création d’autoentreprises. De même, mesurer le niveau de vie à moyen terme des personnes ayant bénéficié d’aides à la création semble nécessaire. N’aurait-il pas été plus pertinent de les aider à trouver un emploi « classique » ? Est-il souhaitable de créer une classe de « faux entrepreneurs précaires » sous prétexte de faire baisser le taux de chômage ?

Des services classiques, simples et locaux

La récente réforme de l’assurance chômage va-t-elle pousser davantage de personnes notamment des seniors, vers ces statuts précaires, peu rémunérateurs et peu créateurs de valeur pour le système économique ? De nouveaux questionnements et de nouveaux indicateurs sont nécessaires pour répondre à ces questions. Et ces indicateurs doivent aussi exister au niveau des organismes non gouvernementaux. Par exemple, aujourd’hui, l’OCDE mesure l’entrepreneuriat et l’emploi indépendant comme des synonymes.

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Enfin, en tant que citoyens, nous pouvons bien sûr réclamer une meilleure évaluation des politiques publiques liées à l’entrepreneuriat. Quel est le montant des fonds distribués par la BPI, pour combien d’emplois créés et à quel terme ? Quels sont les fonds réellement consacrés à l’accompagnement de travailleurs indépendants à l’activité potentiellement pérenne ? Doit-on subventionner des plates-formes pour qu’elles créent des autoentrepreneurs paupérisés ?

Il s’agit aussi de faire la part des choses : certes, le contexte médiatique sature l’opinion publique d’histoires d’entrepreneurs héroïques et multimilliardaires, ou encore de start-up disruptives et révolutionnaires. Mais l’immense majorité des travailleurs indépendants s’efforce tout simplement de fournir des services classiques, simples et locaux. Ces derniers méritent certainement davantage de considération.

Jean-Yves Ottmann, Chercheur en sciences du travail, Université Paris Dauphine – PSL; Andrés Davila Valdiviezo, Psychologue, chercheur en management, ESCE International Business School; Cindy Felio, Psychologue, Chercheuse en Sciences de l’Information et de la Communication, Laboratoire MICA (EA 4426), Université Bordeaux Montaigne et Fernanda Arreola, Dean of Faculty & Research, ISC Paris Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Les Crocs, ces chaussures en caoutchouc pratiques mais très peu esthétiques, ont été récupérées par des grands créateurs. Wikimedia commons, CC BY-SA

Tendances : quand le culte du moche fait vendre

Les Crocs, ces chaussures en caoutchouc pratiques mais très peu esthétiques, ont été récupérées par des grands créateurs. Wikimedia commons, CC BY-SA
Frédéric Jallat, Sciences Po

-25 %. Avec une telle chute des ventes, la [marque de lingerie américaine] Victoria’s Secret touche le fond et sa longue descente aux enfers, amorcée depuis 2017, met la [branche britannique de] l’entreprise en faillite en 2020.

L’une des raisons de la baisse continuelle du nombre de points de vente et des profits de la marque aux anges transparaît dans certaines des critiques qui lui sont adressées, accusant la marque d’archaïsme et lui reprochant de véhiculer une image de la perfection féminine alors jugée condamnable. L’entreprise fait l’objet de nombreuses attaques, à l’instar de celle qui s’exprime en 2014 dans le Daily Mail contre sa nouvelle campagne intitulée « The Perfect Body » (« le corps parfait ») :

« L’utilisation du terme “perfect” n’est pas seulement offensante pour les 99,9 % de la population féminine qui ne partagent pas les proportions idéales des mannequins de la marque, elle est aussi profondément irresponsable, voire carrément cruelle ».

L’idéal d’une beauté sublimée a fait long feu… Et si la laideur est une valeur à la mode, c’est tout simplement parce que la beauté ne l’est plus.

Le beau, archétype d’une contrainte abhorrée

Même si le culte des images sur les réseaux sociaux continue de laisser peu de place à l’imperfection – en témoignent les nombreuses applications de retouches qui, tout en créant les canons d’une beauté universelle, nous empêchent de distinguer le vrai du faux –, les industriels de la mode font aujourd’hui assaut d’imagination et de créativité pour se différencier les uns des autres en s’attaquant à l’unicité des codes de la beauté universelle.

Le laid devient l’expression d’une différence voulue et recherchée et les créateurs veulent aujourd’hui se démarquer de l’harmonie des formes et des proportions en abordant des territoires et des imaginaires encore en friche.

La branche britannique de la marque de lingerie Victoria’s Secret, notamment critiquée pour sa campagne The Perfect Body (le corps parfait), a fait faillite en 2020. Elvert Barnes/Flickr, CC BY-SA

Il y a quelque chose de provocant, de différent et d’attirant dans la laideur. En 2018, Gucci faisait défiler des mannequins portant sous le bras une reproduction de leur propre tête. Balenciaga a fait sensation au Met Gala 2021 en habillant les plus grandes stars américaines de façon très originale : grâce aux doudounes/plaids de Kim Kardashian, Rihanna et Asap Rocky, Balenciaga a marqué les esprits, évitant l’indifférence par des formes disproportionnées et un style extravagant réservé à une poignée d’originaux ayant les moyens mais aussi l’assurance de porter des vêtements transgressifs. Une forme de laideur qui permet à Balenciaga de se distinguer des autres.

Comme l’explique André Mazal, directeur du planning stratégique chez [l’agence de communication] BETC, à chaque marque sa forme de surréalisme :

« Dior et Gucci ont choisi un surréalisme féérique quand Balenciaga tente le surréalisme politique. »

Le ringard devient parallèlement tendance : les Birkenstock sont désormais l’un des symboles du luxe depuis que l’entreprise allemande a été rachetée par LVMH. Sans aucune volonté d’être à la mode, ces chaussures ont été lancées en 1974 avec le confort pour seul argument. La forme caractéristique de leurs semelles n’a jamais changé. Lorsque le rétro devient à la mode au début des années 2010, des créateurs de haute couture s’emparent de la Birkenstock, donnant un coup de pouce considérable à la marque. Les consommateurs ont ainsi redécouvert les sandales, trouvant l’occasion de les porter sans gêne aucune puisque assurés d’être dans l’air du temps.

L’appropriation influence les achats des consommateurs de façon significative. Un objet moche, soudainement porté par une certaine élite, devient socialement désirable.

Dans le même esprit, certains objets se sont ancrés dans notre quotidien alors qu’ils étaient destinés à une population confidentielle et particulière : les Crocs, ces chaussures en caoutchouc pratiques mais très peu esthétiques, ont été récupérées par des grands créateurs. Le modèle classique, à moins de 30 dollars, est devenu un emblème du luxe lorsqu’il a été revu par les créatifs de Balenciaga et vendu 495 dollars ou par le [créateur écossais] Christopher Kane en personne (un modèle pour lequel le prix n’est indiqué que sur demande…).

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Ce mouvement de fond, profond et puissant, signe aussi l’émergence d’un marketing plus inclusif qu’il n’a pu l’être. Le mouvement du body positive pousse les femmes à se tourner vers des marques qui partagent leurs valeurs, leur proposant des standards de beauté plus proches de leur physionomie. Les marques cherchent ainsi à mieux épouser les valeurs morales qui animent aujourd’hui leurs clients, au moins dans leurs discours – transparence, éthique, respect de l’environnement, vrai au détriment du beau.

Et demain ?

Le laid est donc une notion subjective qui ne se définit plus en creux, s’opposant au beau. Le laid s’impose à la fois comme vecteur de différenciation à l’encontre de certains diktats sociaux, jugés trop contraignants et politiquement incorrects. S’ouvre désormais une période qui souhaite promouvoir de nouvelles aspirations – l’authenticité, l’indépendance d’esprit et l’originalité, notamment – au détriment de la beauté, jugée désormais trop normative et figée.

Éditions De Boeck Supérieur

La puissance de cette appropriation culturelle est encore illustrée par le survêt’. Alors que Karl Lagerfeld affirmait que s’habiller en jogging, c’était abdiquer, le survêt’, par son côté lâche et décontracté, devient classe et les marques se battent pour le réinventer.

Lacoste est d’ailleurs le grand vainqueur de la tendance. La marque a pu, dans les années 1990, surfer sur cette mode du vintage chic et remettre le crocodile au goût du jour. Elle a su faire siennes de nouvelles tendances sociologiques lui permettant de s’adresser concomitamment à des cibles pourtant très différentes par nature. Ainsi, comme l’explique Sandrine Conseiller, sa directrice marketing, Lacoste s’est fait le porte-voix de la mixité culturelle. Sponsor des grands tournois de tennis tout autant que du placement de produits dans certains clips de rap, l’entreprise a su combiner diversité sociale et symbolique avec maestria.

Au-delà du simple débat entre le laid et le beau, l’emphase est ici bien évidemment portée sur l’extrême plasticité du marketing, appelée à durer, et sa capacité à se réapproprier des codes et des valeurs en phase avec l’évolution de normes sociales dominantes.

Notre analyse est aussi l’occasion de souligner que le narratif des entreprises sera sans doute moins contrôlé et univoque que par le passé. Les entreprises vont devoir apprendre à s’adapter à des évolutions multiples, plus critiques et parfois radicales.


Ce texte est extrait du livre « Le marketing aujourd’hui. 25 nouvelles tendances » de Frédéric Jallat, publié aux Éditions De Boeck Supérieur en février 2023.

Frédéric Jallat, Professeur de marketing à ESCP Business School, professeur vacataire, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Les robots autonomes ont l’avantage de pouvoir accéder à des zones interdites aux camionnettes. Kindel Media/Pexels, CC BY-SA

 

Les robots vont-ils remplacer les livreurs dans nos villes ?

Les robots autonomes ont l’avantage de pouvoir accéder à des zones interdites aux camionnettes. Kindel Media/Pexels, CC BY-SA
Jakob Puchinger, EM Normandie

Les villes grandissent en nombre d’habitants et en taille géographique, ce qui pose des défis majeurs en termes d’habitabilité, d’écologie et d’accessibilité. Selon les prévisions actuelles, l’activité totale du secteur de transport va ainsi être multipliée par 2,3 pour les personnes et de 2,6 pour les biens entre 2015 et 2050. La pollution ainsi que les effets néfastes pour la santé liés au transport routier devraient en outre concerner la plupart des grandes villes du monde.

Depuis 2017, des avancements technologiques ont permis de mener certaines expérimentations. L’un des premiers exemples fut la livraison de pizzas par drones. Des engins volants ont ensuite été testés aux États-Unis par le géant du e-commerce Amazon dans des zones suburbaines ou rurales. Des drones basés sur des camionnettes ont également été proposés pour augmenter l’efficacité du système de livraisons dans des zones où les points de livraisons sont espacés.

En parallèle, des robots autonomes roulants ont été testés en milieu urbain où une utilisation significative de drones reste trop dangereuse en cas de chute de l’engin. Par exemple, un nouveau véhicule de livraison robotisé de restauration rapide a été testé en 2021 à Shanghai, en Chine. Les clients pouvaient choisir et même payer leur repas directement auprès du véhicule.

Risque moindre d'accident

Dans ces zones denses, notre recherche récente a montré que des livraisons par ces robots autonomes peuvent être très efficaces d’un point de vue opérationnel. Ces véhicules, dont la vitesse varie typiquement entre 5 à environ 50 km/h qui peuvent transporter entre 10 et 150 kilogrammes avec une autonomie de 6 à 80 kilomètres sont en effet généralement plus petits, plus lents, plus silencieux et plus propres que les voitures ou les scooters. D’autres chercheurs ont même trouvé que la consommation d’énergie et les émissions de CO? pouvaient être considérablement réduites dans les zones urbaines grâce à ce type de livraisons autonomes.

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Dans une partie de notre étude réalisée dans la ville de Xi’an en Chine, nous avons effectué une analyse approfondie de la planification opérationnelle de ces livraisons par robots autonomes contrôlés à distance et reliés à des opérateurs distants. Selon nos résultats, un tel système permet une réduction des coûts de plus de 10 % par rapport à des approches de livraison plus classiques.

Dans notre système simulé, les robots sont transportés proche de zones de livraison par les camionnettes, permettant ainsi de dépasser les limites d’autonomies et les vitesses basses des robots. Ils sont ensuite déployés dans certaines zones de la ville inaccessibles aux voitures, comme les campus ou les zones piétonnes, où ils présentent un risque moindre d’accident. Les robots reviennent ensuite à la camionnette qui les réalimente en électricité (recharge ou changement de batterie) puis reprennent des colis pour de nouvelles livraisons.

Des centres urbains moins attrayants ?

Les caractéristiques techniques des véhicules évoluent aujourd’hui rapidement, notamment en termes de capacité des batteries et de la conduite automatisée. Nous pouvons être optimistes quant à de très prochains développements technologiques, car les robots autonomes permettent de diminuer les coûts des livraisons et de réduire leurs impacts environnementaux négatifs.

Cependant, elles poseront également des questions. Tout d’abord, les interactions humaines seraient réduites, même s’il existe des idées de combiner des convoyeurs robotisés et des humains dans les zones densément peuplées pour assurer des services locaux personnalisés.

D’autre part, l’augmentation attendue des livraisons urbaines pourrait réduire la fréquentation des commerces locaux et par conséquent l’attrait des centres urbains, ce qui changerait le visage de nos villes. Quel que soit le destin de la livraison, les robots autonomes entraîneront des conséquences économiques et sociétales qui transformeront nécessairement les zones urbaines.

Jakob Puchinger, Professor in Supply Chain Management and Logistics, EM Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.