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Image par Laura de Pixabay

Et si vous profitiez de l’été pour réfléchir au sens de votre travail ?

Coralie Perez, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Thomas Coutrot

Démissions en chaîne, refus des bullshit jobs, méfiance vis-à-vis des grandes entreprises, préférence pour le télétravail, réhabilitation des activités manuelles, réorientations en milieu de carrière : les questionnements sur le sens du travail n’ont jamais été aussi nombreux. Ils font l’objet d’un document d’études de la Dares, ainsi que d’un essai intitulé Redonner du sens au travail : une aspiration révolutionnaire, publié aux éditions du Seuil par Thomas Coutrot et Coralie Perez et dont nous vous proposons les bonnes feuilles.


De nombreux aspects de la vie professionnelle peuvent contribuer à […] donner du sens [au travail] : un salaire suffisant pour vivre décemment, des perspectives de carrière, des liens sociaux et amicaux, de la reconnaissance, une harmonie entre temps professionnel et familial.

Les caissier·ères de la grande distribution, étudiées par la [sociologue et chercheuse associée à Harvard] Isabelle Ferreras, valorisent leur activité professionnelle en grande partie pour les liens sociaux qu’elle leur permet de nouer en dehors de la sphère familiale. Les surveillant·e·s de prison ou les policier·ères « tiennent » grâce à la reconnaissance et au soutien de leurs collègues, bien qu’ils se sentent souvent « haïs par les détenus, méprisés par l’administration, mal aimés et peu considérés par l’opinion publique ».

Toutefois, si le salaire, la carrière, la convivialité ou la conciliation donnent du sens à quelque chose, ce n’est pas au travail, mais à l’emploi. L’emploi, c’est l’institution qui encadre l’exercice du travail, pas le travail lui?même. Parler de « sens du travail » pour tous les aspects positifs attachés à l’occupation d’un emploi en ferait un concept attrape?tout manquant d’intérêt.

Surtout, on passerait à côté de ce qui fait la spécificité du travail : une activité par laquelle la personne engage son corps et son esprit dans l’acte de produire, en mobilisant son savoir?faire, sa dextérité, son intelligence, sa créativité, etc.

« Jugement de beauté »

Dans ce cadre, qu’est?ce qui peut donner du sens à mon travail ?[…] On peut […] utilement distinguer [selon le psychiatre Christophe Dejours], trois dimensions du sens du travail :

« Le sens par rapport à une finalité à atteindre dans le monde objectif ; le sens de ces activités par rapport à des valeurs dans le monde social ; le sens, enfin, par rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif ».

Reprenons ces trois dimensions l’une après l’autre. La personne au travail ressent un « jugement d’utilité » quand elle voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ses destinataires. Ce sentiment d’utilité sociale ne se confond pas avec la reconnaissance. Ainsi, beaucoup de salariés qu’on a pu qualifier d’« invisibles » (comme les assistantes maternelles, coiffeurs, aides à domicile, personnels de nettoyage) estiment faire un travail utile, tout en souffrant d’une faible reconnaissance symbolique et salariale.

Le sentiment d’utilité ne suffit pas : il doit être complété par la fierté du travail bien fait, la reconnaissance de la qualité du travail, le « jugement de beauté » porté par les collègues ou les supérieurs, qui connaissent le métier. Nous parlerons alors de « cohérence éthique ». Cette cohérence n’est jamais assurée à l’avance : de façon très générale, dans le rapport de subordination salariale, « les mobiles du salarié et le but de la tâche qui lui est assignée ne correspondent pas » [selon le l’enseignant-chercheur en médecine de santé et travail Philippe Davezies], les salarié·e·s ont une conception de ce qu’est un « travail bien fait » qui ne correspond jamais complètement aux critères de qualité du travail définis par les managers.

Enfin, le travail doit transformer positivement la personne elle-même. Chaque épreuve rencontrée peut être l’occasion d’apprendre des choses nouvelles, de mettre en œuvre ses compétences et d’accroître son expérience. À condition que l’organisation du travaille permette, le déploiement du travail vivant est un facteur d’épanouissement.

Bien plus qu’une question de rémunération

Il y a deux manières de mesurer statistiquement le sens du travail. La première consiste à demander aux personnes si elles trouvent du sens à leur travail. En général, de 80 % à 90 % des gens répondent « oui » : la question est vague et il y a bien des raisons de trouver du sens à son travail, à commencer par la rémunération.

La deuxième façon s’appuie sur une théorie des raisons qui font qu’un travail peut avoir du sens. Selon notre cadre d’analyse, c’est se sentir utile aux autres, respecter ses valeurs éthiques et professionnelles, et développer ses capacités : telles seront donc les trois dimensions du sens du travail que nous allons analyser sur le plan statistique en mobilisant les enquêtes Conditions de travail de 2013 et 2016.

Le sentiment d’utilité sociale est décrit grâce à deux questions : « je fais quelque chose d’utile aux autres » et « Je suis fier(ère) de travailler dans cette entreprise (ou organisation) ». On peut supposer que la fierté revendiquée par les salariés repose sur la réputation dont bénéficie leur entreprise eu égard à la qualité de ses produits ou services.

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La cohérence éthique est appréhendée par trois questions : l’une en positif, « j’éprouve le sentiment du travail bien fait » ; deux en négatif, « je dois faire des choses que je désapprouve » et « je dois faire trop vite une opération qui demanderait davantage de soin ».

Quatre questions permettent d’évaluer la capacité de développement. Les deux premières portent directement sur ce sujet : « dans mon travail, j’ai l’occasion de développer mes compétences professionnelles » et « Je peux organiser mon travail de la manière qui me convient le mieux ». Les deux autres concernent le fait de (ne pas) « ressentir de l’ennui dans mon travail » et « la possibilité de faire des choses qui me plaisent ». […]

Globalement […], seule une minorité coche toutes les cases du sens : 1 % donnent la note maximale (« toujours ») et 32 % une note positive (« toujours » ou « souvent ») pour chacune des neuf questions évoquées. C’est ce que montre la figure ci?dessous.

Si l’on attribue des notes allant de 0 pour une réponse très négative à 3 pour une réponse très positive, on peut construire trois sous?scores en additionnant les notes de chaque question (2 pour l’utilité sociale, 3 pour la cohérence éthique et 4 pour la capacité de développement). Le score global de sens du travail s’obtient en additionnant les trois sous?scores.

Par leurs variations, ces scores font apparaître des situations contrastées selon les caractéristiques des personnes et de leur environnement professionnel.

Le palmarès du sens

Ainsi, les ouvrier·ères de l’industrie (particulièrement des industries de process, de la mécanique et de la manutention) ainsi que les employé·e·s du commerce et de la vente, trouvent particulièrement peu de sens à leur travail en 2016 ; c’est aussi le cas des employé·e·s de la banque et des assurances, et des agent·e·s de gardiennage et de sécurité (figure 2). Autant de professions relativement peu qualifiées.

Le sens du travail serait?il l’apanage du haut de la hiérarchie sociale ? En fait, c’est plus compliqué : les professions ayant les plus hauts scores de sens du travail sont les assistantes maternelles et, plus généralement, des professions du care (aides à domicile, agent·e·s d’entretien, médecins), auxquelles on peut adjoindre les enseignant·e·s, les formateur·trices et les professionnel·le·s de l’action sociale et de l’orientation.

Ainsi, les professions qui trouvent le plus de sens à leur travail présentent souvent la particularité, quel que soit le niveau de qualification, de placer leurs occupant·e·s en relation avec le public ou les client·e·s.

Cela est confirmé par une analyse écono? métrique permettant de raisonner « toutes choses égales par ailleurs » : le fait de travailler en contact avec le public accroît le sens du travail, en renforçant à la fois le sentiment d’utilité sociale et la capacité de développement, même si, en moyenne, cela favorise aussi les conflits éthiques.

Coralie Perez, Economiste, Ingénieure de recherche au Centre d'économie de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Thomas Coutrot, Chercheur associé à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Ces saucisses de viande cultivée vous mettent-elles en appétit ? New Age Meats , CC BY-SA

Autoriser la mise sur le marché de la viande cultivée aux États-Unis, une révolution ?

Ces saucisses de viande cultivée vous mettent-elles en appétit ? New Age Meats , CC BY-SA
Tom Bry-Chevalier, Université de Lorraine

Le 21 juin dernier, Upside Foods et Good Meat, deux entreprises basées dans la baie de San Francisco, obtenaient l’autorisation de mise sur le marché aux États-Unis de leur poulet cultivé. Cette annonce était attendue depuis que les deux entreprises avaient obtenu quelques mois auparavant le feu vert de la FDA (agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux), cette dernière « n’ayant pas identifié de propriétés des cellules qui les rendraient différentes des autres cellules animales en ce qui concerne la sûreté de leur utilisation à des fins alimentaires ».

Jusqu’il y a quelques semaines encore, il n’était possible de goûter de la viande cultivée qu’à Singapour, où Good Meet avait obtenu une autorisation de mise sur marché en décembre 2020. La cité-État est en effet connue pour sa politique très volontariste vis-à-vis de la viande cultivée, s’inscrivant dans sa stratégie « 30 by 30 ». Celle-ci vise à renforcer la capacité de son industrie agroalimentaire afin de produire de manière durable 30 % des besoins nutritionnels des Singapouriens d’ici à 2030.

La viande cultivée est une viande produite directement à partir de cellules animales. Le processus de fabrication commence par leur prélèvement et leur mise en banque, avant mise en culture dans des bioréacteurs à des densités et des volumes élevés. Les cellules sont alimentées par un milieu de culture riche en oxygène, composé de nutriments de base et de quelques facteurs de croissance. Un échafaudage comestible est parfois utilisé pour que les cellules se multiplient autour, de manière à ce qu’elles forment un morceau de tissu structuré. Des changements dans la composition du milieu permettent de différencier les cellules pour produire tantôt du muscle, de la graisse ou des tissus conjonctifs. Le tout est ensuite récolté, préparé et conditionné en produits finis.

Pour des raisons de réduction de coût, les premiers produits disponibles sur le marché sont « hybrides », c’est-à-dire composés de matière végétale et de cellules cultivées.

Au-delà du fait que quelques consommateurs tirés au sort ont d’ores et déjà pu déguster du poulet cultivé dans le

ou le
, cette percée réglementaire marque une étape importante, mais à observer avec un regard nuancé.

Bientôt de nouvelles autorisations ?

Depuis le dévoilement du premier prototype de viande cultivée au grand public en 2013 par Mark Post, dont la fabrication avait nécessité à l’époque la coquette somme de 250 000€, le secteur a bien grandi. On comptait fin 2022 plus de 150 entreprises, soutenues par des investissements de 2,6 milliards de dollars. Des dizaines d’autres entreprises se sont par ailleurs formées pour créer des solutions technologiques tout au long de la chaîne de valeur.

Les motivations derrière la production de viande cultivée constituent souvent un reflet inversé des critiques adressées à la production de viande conventionnelle : réduction de l’impact environnemental de notre alimentation, considérations éthiques liées au bien-être animal, bénéfices en termes de santé publique en raison d’une moins grande utilisation d’antibiotiques et d’une limitation des risques de zoonoses, autonomie alimentaire pour les états disposant de peu de terres… Bien sûr ces promesses doivent faire l’objet d’une évaluation critique et indépendante. La communauté scientifique essaie pour l’heure de composer avec les maigres éléments à sa disposition en l’attente de données issues d’usines de production à grande échelle.

Plusieurs gouvernements ont affiché leur soutien à la viande cultivée : c’est le cas par exemple du Japon, d’Israël, de Singapour ou encore des États-Unis. Aux Pays-Bas, c’est même 60 millions d’euros d’argent public qui ont été promis à la recherche pour l’agriculture cellulaire, dans laquelle la viande cultivée s’inscrit.

Avec ces soutiens, peut-on imaginer voir d’autres États octroyer des autorisations de mise sur le marché ? Le produit étant encore tout nouveau, les autorisations se font au cas par cas. En Europe, aucun dossier de demande de mise sur le marché n’a été déposé par les entreprises du secteur, qui visent davantage Singapour et les États-Unis où la procédure est plus simple et moins longue. Il se

que de nouvelles autorisations de mise sur le marché pourraient y être obtenues d’ici la fin de l’année.

L’Europe ne devrait donc pas autoriser la vente de viande cultivée avant au moins 2026 dans un scénario optimiste. Cela n’empêche pas plusieurs entreprises du vieux continent d’être parmi les pionnières de ce secteur, certaines start-up prévoyant de construire leurs usines, elles aussi, aux États-Unis et à Singapour, où elles peuvent voir un chemin plus clair vers le marché.

Loin du marché de masse

S’il faudra patienter avant de voir la viande cultivée arriver dans les rayons des grandes surfaces françaises, c’est aussi car elle coûte encore très cher. Certaines entreprises ont, certes, annoncé des coûts de production aussi bas que 17 dollars le kilogramme, mais cela pourrait bien n’être qu’un outil de communication à destination des investisseurs.

Un autre moyen de se faire une idée du coût potentiel de la viande cultivée est de regarder du côté des analyses technico-économiques réalisées par les chercheurs. La première analyse du genre sur la viande cultivée, réalisée par l’ingénieur américain David Humbird en 2020, estime dans son scénario le plus optimiste que son coût pourrait être réduit à 22 dollars par kilogramme. La dernière en date, menée à l’université de Californie, trouve un coût de production relativement similaire, entre 17 et 35 $/kg pour les hypothèses les plus optimistes. Toutes mettent en évidence l’importance de la composition des milieux de culture et la taille des bioréacteurs en tant que principaux facteurs du coût.

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Là où les sceptiques soulignent que même dans le cadre de scénarios optimistes la viande cultivée resterait plus chère que la viande conventionnelle, les partisans rappellent que le coût des énergies renouvelables a diminué bien plus rapidement que ce que les prévisions les plus enthousiastes prévoyaient. Ce qui est sûr, c’est qu’il est encore difficile d’y voir clair : le prix de la viande cultivée sera également contingent d’un certain nombre de choix politiques et commerciaux, comme l’octroi de subventions (à l’instar de la viande conventionnelle).

La plus grande difficulté réside peut-être dans le fait même de pouvoir produire de la viande cultivée à suffisamment grande échelle. Pour répondre aux exigences de production de 1,5 million de tonnes de viande cultivée (environ 0,4 % du marché projeté pour 2030), un rapport de McKinsey estimait que la capacité nécessaire en bioréacteurs serait environ 22 fois supérieure à celle de l’industrie pharmaceutique mondiale actuelle.

Les impacts environnementaux de la production de viande cultivée demeurent incertains. Ils dépendent globalement de la quantité et de l’origine de l’énergie qu’elle utilise, de la nature des composants utilisés pour le milieu de culture, ainsi que de l’optimisation des cellules. Alimentée avec des énergies renouvelables, son impact environnemental peut-être plus faible que celui du poulet et du porc. Avec des hypothèses moins favorables, elle ne fait pas nécessairement mieux que le bœuf.

Le principal avantage de la viande cultivée est sa faible utilisation de terres, jusqu’à 64 % de surface en moins que la viande de poulet et jusqu’à 90 % pour la viande de bœuf selon une étude récente. Cela permettrait potentiellement la mise en place de politiques de reforestation en faveur de la biodiversité et de la captation de carbone.

Des investissements qui deviennent moins risqués

D’un point de vue financier, l’année passée a été plutôt morose pour la viande cultivée : les investissements ont chuté d’un tiers par rapport à 2021. Outre un contexte économique difficile lié à l’inflation, la crise énergétique et l’actualité internationale, le secteur avait également déçu : promesses non tenues, start-up faisant faillite ou témoignant de grandes difficultés, absence de nouveaux jalons significatifs… La récente annonce américaine d’autorisation de mise sur le marché pourrait néanmoins renouveler l’appétence des investisseurs pour un secteur devenu subitement moins risqué.

En effet, bien que la viande cultivée soit commercialisée depuis 2020 à Singapour, l’information restait relativement peu connue du grand public : elle ressemblait davantage à une curiosité exotique. L’influence économique et culturelle des États-Unis change la donne. Leur décision peut générer une crainte de passer à côté d’une opportunité importante pour les pays qui jusqu’à présent étaient assez peu proactifs sur le sujet. C’est d’ailleurs une des raisons qui, en France, motivaient récemment la rédaction d’un rapport d’information du Sénat sur le sujet. Ses conclusions plaident en faveur d’un renforcement des investissements publics pour des raisons stratégiques, malgré de fortes réticences politiques et sociales.

Enfin, cette mise sur le marché permet à la viande cultivée d’être mise à l’épreuve du public. Les quantités vendues à Singapour étaient extrêmement faibles ; cela sera légèrement moins le cas aux États-Unis. En résumé, la récente autorisation de mise sur le marché aux États-Unis est un jalon important, mais elle ne marque que le début de longues étapes avant que vous ne puissiez trouver de la viande cultivée dans votre supermarché.

Tom Bry-Chevalier, Doctorant en économie de l'environnement - Viande cultivée et protéines alternatives, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Casino présente aujourd’hui une dette financière abyssale de 7,4 milliards d’euros. Wikimedia commons/Groupe Casino, CC BY-SA

Casino, une débâcle prévisible depuis plus d’une décennie

Casino présente aujourd’hui une dette financière abyssale de 7,4 milliards d’euros. Wikimedia commons/Groupe Casino, CC BY-SA
Anne Jeny, IÉSEG School of Management

Le 4 juillet 2023, deux offres de reprise de Casino sont officialisées : Daniel Kretinsky et Marc Ladreit de Lacharrière, d’un côté, et Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Alexandre Zouari, de l’autre se sont portés candidats du groupe de distribution qui connaît aujourd’hui de grandes difficultés. Casino présente aujourd’hui une dette financière abyssale de 7,4 milliards d’euros (contre 5,8 milliards en 2021) et sa part de marché encore perdu environ 1,1 point en un mois pour s’établir à moins de 6 % en mai 2023.

Était-il possible de prédire la chute de ce fleuron de la distribution ? Oui, car l’analyse financière complète des comptes du groupe montrait déjà les risques de défaillance de Casino, notamment en raison du surendettement déjà observé entre 2005 et 2011. En 2021, nous nous étions d’ailleurs appuyés sur ce cas à part pour établir un des fils rouges de notre ouvrage Les 12 travaux de l’analyste financier (Éditions Pearson).

L’analyse financière, dans sa définition la plus stricte, consiste en un examen approfondi des comptes d’une entreprise et de ses perspectives dans un but d’évaluation, de mesure de solvabilité ou de diagnostic interne. Elle est la discipline de base de tous les métiers de la finance au sens large, le principal outil utilisé pour comprendre, financer et évaluer les entreprises.

Le secteur de la distribution est plus complexe qu’il n’y paraît, il n’est pas homogène et est décomposé en une multitude de segments. Il faut tout d’abord établir un distinguo entre la distribution alimentaire et non alimentaire. Les formats de magasins sont également très divers : d’un côté les hypermarchés et de l’autre les petits magasins de proximité, notamment dans les centres-villes. Une autre segmentation existe entre les supermarchés traditionnels et les hard-discounters. Enfin, une nouvelle segmentation a émergé, celle séparant l’e-commerce du commerce physique.

Le groupe Casino, qui a réalisé de nombreuses acquisitions dans les années 2000-2010, est présent sur tous ces segments et s’est très bien positionné en France. Sa stratégie s’est également internationalisée sur cette même période avec une prise de contrôle de distributeurs sud-américains et asiatiques. C’est, à première vue, en 2011, une belle entreprise, mais il restait à entrer dans les détails de chaque division et de chaque activité pour véritablement appréhender la complexité du groupe.

Cascade de holdings

En examinant les chiffres de Casino et de Carrefour, l’un de ses principaux concurrents, il était à noter que le premier s’en sortait mieux que le second sur le marché français mais subissait néanmoins une baisse de chiffre d’affaires et de marges dans ses hypermarchés. La part de marché de Casino ne progressait que marginalement malgré la bonne performance de Monoprix, comme l’indiquent les graphiques ci-dessous.

Groupe Casino : variation du chiffre d’affaires par divisions et parts de marché en France. Autrice, Fourni par l'auteur

Nous pouvions voir que les segments de la grande distribution avaient des niveaux de croissance très différents, avec des positions de marché non identiques. Par exemple, les formats d’hypermarchés et de supermarchés stagnaient, voire déclinaient. Casino y conservait néanmoins de fortes positions dans ce qui était devenu la « vache à lait » du groupe.

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La structure de l’actionnariat de Casino peut également apporter des éclairages sur les difficultés actuelles. La société est détenue à 49,9 % par le groupe Rallye qui détient en outre 61,2 % des droits de vote. Rallye est une holding et Casino son principal actif. Le groupe Rallye est également coté et détenu par à 55,55 % par une autre holding, et ainsi de suite.

En fait, le groupe Casino est contrôlé par une cascade de holdings remontant jusqu’à Jean-Charles Naouri, son président-directeur général (P-DG). Il en décide donc la stratégie, et ce sans véritable contre-pouvoir. Il préside un conseil d’administration pléthorique de 15 administrateurs, dont seulement un tiers sont considérés comme indépendants. En plus de sa position au sein de Casino, Naouri occupe le poste de P-DG de Rallye et préside évidemment la holding familiale en haut de la pyramide.

Groupe Casino : structure de l’actionnariat et de ses holdings de tête. Autrice

Cette cascade de holdings a deux autres conséquences majeures sur la stratégie du groupe : d’abord, elle oblige Casino à verser d’importants dividendes, à remonter de manière régulière et continue du cash vers les holdings de tête. C’est autant d’argent non utilisé dans les investissements et le désendettement.

Or, ces dernières se caractérisaient déjà par un fort niveau d’endettement : Rallye avait une dette de 3,4 milliards d’euros, la foncière Euris près de 460 millions d’euros et Finatis 215 millions d’euros. Comme les remboursements de ces dettes nécessitent des flux réguliers de dividendes, près de 60 % des bénéfices du groupe Casino sont ainsi distribués aux actionnaires. En 2010, Rallye avait reçu près de 150 millions d’euros rien que pour payer les intérêts de sa dette.

La seconde conséquence de cette structure en cascade est d’obliger le groupe à prendre soin de ses actionnaires et de son cours de bourse. Même avec la majorité absolue des droits de vote, il était possible de noter (dans le rapport annuel du groupe) que 17,2 % des actions de Casino que détient Rallye étaient nanties pour garantir une partie de la dette que porte la holding.

En 2011, les actions Casino détenues par Rallye avaient une valeur d’environ 4 milliards d’euros, à comparer à la valeur de la dette de Rallye de 3,4 milliards d’euros. Si le cours de bourse venait à baisser de plus de 15 %, la valeur de l’actif deviendrait inférieure au passif. Les banques pourraient alors demander leur clause de nantissement, devenir propriétaire de 17,2 % du groupe et revendre ces actions.

Un risque financier « significatif » depuis 2011

Les 12 travaux de l’analyste financier : Un récit, une enquête, une méthodologie. Éditions Pearson (2021)

L’analyse de l’endettement à partir des bilans de Casino de 2005 à 2011 pouvait également pointer les risques de défaillance du groupe. L’endettement du groupe était déjà important et en constante augmentation, bien qu’à première vue non excessif. En effet, le gearing du groupe (le ratio dette financière nette/capitaux propres qui évalue la solidité financière) qui était proche de 100 % en 2005, passait à moins de 60 % en 2011 ; et le ratio de dette financière nette sur Ebitda (Bénéfices avant intérêts, impôts et dotations aux amortissements et aux provisions sur immobilisations), qui mesure la capacité de l’entreprise à rembourser sa dette, n’était que de 2,7 contre 3,5 auparavant.

À première vue, les ratios de solvabilité s’amélioraient donc entre 2005 et 2011 et le groupe respectait également très largement ses engagements financiers. Cependant, son ratio de couverture des frais financiers s’est dégradé, en raison de la hausse des taux d’intérêt sur cette période. Les agences de notation confirmaient cette analyse en considérant le profil économique du groupe comme « solide » et le profil de risque financier comme « significatif ».

La liquidité était un peu tendue, mais semblait acceptable. Sa seule trésorerie ne couvrait alors que 30 % du passif exigible à court terme, ce qui la mettait à risque de tomber en défaut de paiement à trois ans. Or, comme le groupe ne pouvait ni couper ses dividendes ni réaliser d’augmentation de capital (risque de dilution pour l’actionnaire), la seule solution était un refinancement auprès des banques et donc plus d’endettement. Casino a réussi à garder une notation financière correcte qui lui a permis de continuer à emprunter, jusqu’en mai dernier. Depuis plus d’une décennie, la messe était donc dite.

Anne Jeny, Professor, Accounting Department, IÉSEG School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Jonas Vingegaard, maillot jaune, et Tadej Pogacar, maillot blanc, sont les grands favoris de l’édition 2023 du Tour de France. Filip Bossuyt / Flickr, CC BY-SA

Tour de France : une mécanique (économique) bien huilée

Jonas Vingegaard, maillot jaune, et Tadej Pogacar, maillot blanc, sont les grands favoris de l’édition 2023 du Tour de France. Filip Bossuyt / Flickr, CC BY-SA
Jean-François Mignot, Sorbonne Université

Le Tour de France 2023 s’élance ce samedi 1er juillet de Bilbao, au Pays basque espagnol. Parmi les 176 coureurs, beaucoup rêvent de franchir la ligne d’arrivée le dimanche 23 juillet sur les Champs-Élysées vêtus du maillot jaune et d’inscrire leur nom au palmarès. Une lutte sévère est notamment attendue entre le slovène Tadej Poga?ar et le danois Jonas Vingegaard, les deux derniers vainqueurs de l’épreuve (et également deux derniers dauphins). Le premier, avant de se blesser au poignet, a remporté cette année Paris-Nice, le Tour des Flandres et la Flèche wallonne (notamment) ; le second n’a pas eu de rival sur le critérium du Dauphiné Libéré au mois de juin. Egan Bernal (vainqueur 2019), Geraint Thomas (vainqueur 2018 et troisième l’an passé), Richard Carapaz (champion olympique à Tokyo) ou les Français David Gaudu et Romain Bardet compteront parmi ceux qui tenteront d’accrocher leurs roues (et pourquoi pas de les distancer).

Outre la gloire d’inscrire son nom au palmarès, le leader final du classement général empochera également une prime de 500 000 euros (à partager avec ses sept coéquipiers). 200 000 euros sont réservés au second, 100 000 au troisième. Les primes vont ainsi décroissant jusqu’à la 20e place. La prime y est alors la même jusqu’au 160e, 1000 euros. Ces sommes ont assez peu évolué depuis le début des années 2000. L’équipe du vainqueur empochait 400 000 euros en 2003, 450 000 en 2006 et 500 000 à partir de 2016.

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C’est en effet surtout dans les années 1980 et 1990 que l’argent du tour de France connaît ses évolutions principales. Au moment de travailler sur mon Histoire du Tour de France, il s’est, certes, avéré assez difficile de dessiner son histoire économique, Amaury Sport Organisation, l’organisateur de l’événement, ne publiant pas ses comptes. Néanmoins, suffisamment de sources témoignent d’une transformation profonde de l’économie de la grande boucle durant ces deux décennies d’où une large partie du modèle actuel est issu.

Explosion des droits de diffusion

Selon de nombreuses sources, le Tour n’aurait commencé à devenir profitable qu’à partir de la seconde moitié des années 1970. Il réalise alors environ 1 500 000 F de bénéfices annuels pour un chiffre d’affaires autour de 10 000 000 F. Au début des années 1960 et début 1970, les pertes annuelles sont évaluées à 200 000 F pour un chiffre d’affaires d’environ 4 000 000.

Ce dernier était sur une trajectoire de progression depuis la Libération mais a littéralement explosé dans les années 1980 et 1990. Il passe en deux décennies de 5 à 50 millions d’euros. Une large partie de cette hausse, environ un tiers, est liée à l’augmentation des droits de télédiffusion qui ont, sur cette période, été multipliés par 65. Tout cela permet de professionnaliser l’organisation et de créer, par exemple, en 1988 le Village départ et ses animations.

Cela s’explique notamment par la modification de la structure du marché des droits. Avant les années 1980, du côté de la demande, les chaînes de télévision sont toutes publiques et ne se font pas concurrence. En ce qui concerne l’offre en revanche, les organisateurs d’événements sportifs sont déjà relativement nombreux à vouloir donner de la visibilité à leurs compétitions. Ils en ont besoin notamment car c’est de cela que dépendent aussi leurs revenus tirés du sponsoring et de la publicité. Ce contexte donnait un pouvoir de négociation considérable aux diffuseurs.

Le paysage évolue toutefois fortement dans les années 1980. La première chaîne privée, Canal+, est lancée en 1984, M6 émet à partir de 1987, année de privatisation de TF1… Pour diffuser la Grande Boucle, les chaînes doivent alors gagner un processus d’enchères.

Les revenus tirés du sponsoring et de la publicité peuvent eux aussi augmenter dans ce sillage, mais à un rythme bien moindre. Représentant deux tiers des recettes à la fin des années 1980, leur part dans le chiffre d’affaires est dépassée par les droits de diffusion au début des années 2000. Jean-Marie Leblanc, directeur de l’épreuve, en profite d’ailleurs pour faire le choix, dans les années 1990, de réduire le nombre de sponsors. D’une dizaine, ils passent à 4 principaux, un par maillot distinctif. Depuis, c’est par exemple le Crédit lyonnais (LCL depuis 2006) qui sponsorise seul le maillot jaune. Ce choix n’était pas dénué d’intérêt pour le spectacle, réduisant notamment la durée des cérémonies protocolaires.

Les contributions des villes-étapes, elles, même si leur valeur en monnaie constante n’a cessé de croître, ont vu leur poids chuter dans les revenus totaux, de 40 % en 1952 à 5 % en 2003.

Des primes calibrées pour le spectacle

L’évolution du chiffre d’affaires s’est répercutée sur les primes et récompenses accordées au peloton afin d’attirer toujours les meilleurs cyclistes. Le coureur moyen gagnait en primes, en 1980, 2,6 mois du salaire moyen français ; en 2000, il touche près de huit mois de ce salaire. Au cours des décennies 1980 et 1990, les primes associées au Tour ont été multipliées en monnaie constante par environ 3,5 pour le coureur moyen et par dix pour le vainqueur. Ce dernier, en 1980, gagne huit fois plus qu’un coureur moyen, vingt-cinq fois plus en 2000.

Cette différence peut s’expliquer à partir de la théorie économique des tournois. Elle enseigne que l’incitation qu’ont les participants à un événement sportif à dépenser toute leur énergie pour vaincre ne dépend pas tant des dotations que des écarts de dotations entre la première place et la deuxième, entre la deuxième et la troisième et ainsi de suite. Cela rendrait aussi compte de la réduction des deltas de performance entre les tout meilleurs coureurs. Les primes sont partagées à l’intérieur de chaque équipe, afin de récompenser aussi les efforts fournis par les équipiers pour mettre leur leader dans les meilleures conditions possibles sur la route.

Certes, l’envie de gagner le Tour existe indépendamment d’une prime monétaire. Du côté des organisateurs néanmoins, la structure des primes a sans doute toujours eu pour objectif de motiver les coureurs à se battre, plutôt que de leur permettre de se répartir les sommes à moindre effort. En 1952 par exemple, alors que Fausto Coppi écrase la course au sortir des étapes de l’Alpe d’Huez et de Sestrières (10 et 11e étapes sur 23), la direction de course, craignant que le reste du peloton se résigne et que la course perde en intérêt, double les primes pour les places de deuxième et troisième.

Sur les pentes du col du Télégraphe, en route vers l’Alpe d’Huez, le photographe italien Carlo Martini immortalise le « passage de la gourde » entre Fausto Coppi et Gino Bartali, avant que le premier ne s’envole pour remporter l’étape.

Ils veulent ainsi assurer un spectacle sinon pour la première place, du moins pour les suivantes. De façon plus inattendue, pour motiver les coureurs à se battre, certains organisateurs de courses ont parfois évincé des coureurs : alors qu’en 1929 Alfredo Binda a gagné le Giro d’Italia pour la quatrième fois, les organisateurs du Giro lui versent en 1930 une somme équivalente au premier prix afin qu’il ne participe pas à la course !

La rémunération des coureurs tirée des primes doit par ailleurs être distinguée de leur salaire fixe, versé par les équipes dont le nom est celui d’un sponsor. Son évolution s’explique elle par le modèle de l’ « économie des superstars » : les sponsors sont prêts à payer de plus en plus cher pour s’offrir les services du petit nombre de coureurs garantissant une exposition médiatique croissante.

Une évolution spécifique au cyclisme ?

Un chiffre d’affaires multiplié par 10, des droits de retransmission télévisée par environ soixante-cinq, pour rapide soit-elle, la croissance du Tour dans les années 1980 et 1990 est néanmoins restée bien moins rapide que celle du football. Sur la même période, en France, le chiffre d’affaires des clubs professionnels de football est multiplié par environ vingt, et les droits de retransmission télévisée des matchs de football par environ trois cents.

La mise en concurrence des chaînes de télévision a été pour le ballon rond un catalyseur bien plus puissant. Par rapport au cyclisme, le football est un sport idéal pour la retransmission télévisée. Il est plus simple à capter dans la mesure où il se déroule au sein d’un stade et non sur un parcours long parfois de plus de 200 kilomètres. Il est aussi plus simple à programmer dans la mesure où la durée des matchs est connue, contrairement à celle d’une étape qui comporte une part d’aléa plus importante. Le Tour n’a alors pas profité autant que les clubs de football français de la considérable hausse du volume d’investissements dans le sport qui a caractérisé les années 1980 et 1990.

Il en a néanmoins davantage profité que les Jeux olympiques au niveau mondial. Ceci s’explique d’une part car la libéralisation du marché de la télévision, facteur principal de l’explosion du chiffre d’affaires, a eu lieu plus tôt, plus tard ou pas du tout dans les autres pays occidentaux. D’autre part intervient le fait que la plupart des habitants de la planète soient sensiblement moins riches que les Français, et donc que la publicité ait pour les annonceurs moins de valeur.

Jean-François Mignot, Démographe, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.