Autoriser la mise sur le marché de la viande cultivée aux États-Unis, une révolution ?

Economie

Ces saucisses de viande cultivée vous mettent-elles en appétit ? New Age Meats , CC BY-SA

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Autoriser la mise sur le marché de la viande cultivée aux États-Unis, une révolution ?

Ces saucisses de viande cultivée vous mettent-elles en appétit ? New Age Meats , CC BY-SA
Tom Bry-Chevalier, Université de Lorraine

Le 21 juin dernier, Upside Foods et Good Meat, deux entreprises basées dans la baie de San Francisco, obtenaient l’autorisation de mise sur le marché aux États-Unis de leur poulet cultivé. Cette annonce était attendue depuis que les deux entreprises avaient obtenu quelques mois auparavant le feu vert de la FDA (agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux), cette dernière « n’ayant pas identifié de propriétés des cellules qui les rendraient différentes des autres cellules animales en ce qui concerne la sûreté de leur utilisation à des fins alimentaires ».

Jusqu’il y a quelques semaines encore, il n’était possible de goûter de la viande cultivée qu’à Singapour, où Good Meet avait obtenu une autorisation de mise sur marché en décembre 2020. La cité-État est en effet connue pour sa politique très volontariste vis-à-vis de la viande cultivée, s’inscrivant dans sa stratégie « 30 by 30 ». Celle-ci vise à renforcer la capacité de son industrie agroalimentaire afin de produire de manière durable 30 % des besoins nutritionnels des Singapouriens d’ici à 2030.

La viande cultivée est une viande produite directement à partir de cellules animales. Le processus de fabrication commence par leur prélèvement et leur mise en banque, avant mise en culture dans des bioréacteurs à des densités et des volumes élevés. Les cellules sont alimentées par un milieu de culture riche en oxygène, composé de nutriments de base et de quelques facteurs de croissance. Un échafaudage comestible est parfois utilisé pour que les cellules se multiplient autour, de manière à ce qu’elles forment un morceau de tissu structuré. Des changements dans la composition du milieu permettent de différencier les cellules pour produire tantôt du muscle, de la graisse ou des tissus conjonctifs. Le tout est ensuite récolté, préparé et conditionné en produits finis.

Pour des raisons de réduction de coût, les premiers produits disponibles sur le marché sont « hybrides », c’est-à-dire composés de matière végétale et de cellules cultivées.

Au-delà du fait que quelques consommateurs tirés au sort ont d’ores et déjà pu déguster du poulet cultivé dans le restaurant huppé du chef José Andrés ou le bar Crenn de la cheffe triplement étoilée Dominique Crenn, cette percée réglementaire marque une étape importante, mais à observer avec un regard nuancé.

Bientôt de nouvelles autorisations ?

Depuis le dévoilement du premier prototype de viande cultivée au grand public en 2013 par Mark Post, dont la fabrication avait nécessité à l’époque la coquette somme de 250 000€, le secteur a bien grandi. On comptait fin 2022 plus de 150 entreprises, soutenues par des investissements de 2,6 milliards de dollars. Des dizaines d’autres entreprises se sont par ailleurs formées pour créer des solutions technologiques tout au long de la chaîne de valeur.

Les motivations derrière la production de viande cultivée constituent souvent un reflet inversé des critiques adressées à la production de viande conventionnelle : réduction de l’impact environnemental de notre alimentation, considérations éthiques liées au bien-être animal, bénéfices en termes de santé publique en raison d’une moins grande utilisation d’antibiotiques et d’une limitation des risques de zoonoses, autonomie alimentaire pour les états disposant de peu de terres… Bien sûr ces promesses doivent faire l’objet d’une évaluation critique et indépendante. La communauté scientifique essaie pour l’heure de composer avec les maigres éléments à sa disposition en l’attente de données issues d’usines de production à grande échelle.

Plusieurs gouvernements ont affiché leur soutien à la viande cultivée : c’est le cas par exemple du Japon, d’Israël, de Singapour ou encore des États-Unis. Aux Pays-Bas, c’est même 60 millions d’euros d’argent public qui ont été promis à la recherche pour l’agriculture cellulaire, dans laquelle la viande cultivée s’inscrit.

Avec ces soutiens, peut-on imaginer voir d’autres États octroyer des autorisations de mise sur le marché ? Le produit étant encore tout nouveau, les autorisations se font au cas par cas. En Europe, aucun dossier de demande de mise sur le marché n’a été déposé par les entreprises du secteur, qui visent davantage Singapour et les États-Unis où la procédure est plus simple et moins longue. Il se murmure même dans le milieu que de nouvelles autorisations de mise sur le marché pourraient y être obtenues d’ici la fin de l’année.

L’Europe ne devrait donc pas autoriser la vente de viande cultivée avant au moins 2026 dans un scénario optimiste. Cela n’empêche pas plusieurs entreprises du vieux continent d’être parmi les pionnières de ce secteur, certaines start-up prévoyant de construire leurs usines, elles aussi, aux États-Unis et à Singapour, où elles peuvent voir un chemin plus clair vers le marché.

Loin du marché de masse

S’il faudra patienter avant de voir la viande cultivée arriver dans les rayons des grandes surfaces françaises, c’est aussi car elle coûte encore très cher. Certaines entreprises ont, certes, annoncé des coûts de production aussi bas que 17 dollars le kilogramme, mais cela pourrait bien n’être qu’un outil de communication à destination des investisseurs.

Un autre moyen de se faire une idée du coût potentiel de la viande cultivée est de regarder du côté des analyses technico-économiques réalisées par les chercheurs. La première analyse du genre sur la viande cultivée, réalisée par l’ingénieur américain David Humbird en 2020, estime dans son scénario le plus optimiste que son coût pourrait être réduit à 22 dollars par kilogramme. La dernière en date, menée à l’université de Californie, trouve un coût de production relativement similaire, entre 17 et 35 $/kg pour les hypothèses les plus optimistes. Toutes mettent en évidence l’importance de la composition des milieux de culture et la taille des bioréacteurs en tant que principaux facteurs du coût.

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Là où les sceptiques soulignent que même dans le cadre de scénarios optimistes la viande cultivée resterait plus chère que la viande conventionnelle, les partisans rappellent que le coût des énergies renouvelables a diminué bien plus rapidement que ce que les prévisions les plus enthousiastes prévoyaient. Ce qui est sûr, c’est qu’il est encore difficile d’y voir clair : le prix de la viande cultivée sera également contingent d’un certain nombre de choix politiques et commerciaux, comme l’octroi de subventions (à l’instar de la viande conventionnelle).

La plus grande difficulté réside peut-être dans le fait même de pouvoir produire de la viande cultivée à suffisamment grande échelle. Pour répondre aux exigences de production de 1,5 million de tonnes de viande cultivée (environ 0,4 % du marché projeté pour 2030), un rapport de McKinsey estimait que la capacité nécessaire en bioréacteurs serait environ 22 fois supérieure à celle de l’industrie pharmaceutique mondiale actuelle.

Les impacts environnementaux de la production de viande cultivée demeurent incertains. Ils dépendent globalement de la quantité et de l’origine de l’énergie qu’elle utilise, de la nature des composants utilisés pour le milieu de culture, ainsi que de l’optimisation des cellules. Alimentée avec des énergies renouvelables, son impact environnemental peut-être plus faible que celui du poulet et du porc. Avec des hypothèses moins favorables, elle ne fait pas nécessairement mieux que le bœuf.

Le principal avantage de la viande cultivée est sa faible utilisation de terres, jusqu’à 64 % de surface en moins que la viande de poulet et jusqu’à 90 % pour la viande de bœuf selon une étude récente. Cela permettrait potentiellement la mise en place de politiques de reforestation en faveur de la biodiversité et de la captation de carbone.

Des investissements qui deviennent moins risqués

D’un point de vue financier, l’année passée a été plutôt morose pour la viande cultivée : les investissements ont chuté d’un tiers par rapport à 2021. Outre un contexte économique difficile lié à l’inflation, la crise énergétique et l’actualité internationale, le secteur avait également déçu : promesses non tenues, start-up faisant faillite ou témoignant de grandes difficultés, absence de nouveaux jalons significatifs… La récente annonce américaine d’autorisation de mise sur le marché pourrait néanmoins renouveler l’appétence des investisseurs pour un secteur devenu subitement moins risqué.

En effet, bien que la viande cultivée soit commercialisée depuis 2020 à Singapour, l’information restait relativement peu connue du grand public : elle ressemblait davantage à une curiosité exotique. L’influence économique et culturelle des États-Unis change la donne. Leur décision peut générer une crainte de passer à côté d’une opportunité importante pour les pays qui jusqu’à présent étaient assez peu proactifs sur le sujet. C’est d’ailleurs une des raisons qui, en France, motivaient récemment la rédaction d’un rapport d’information du Sénat sur le sujet. Ses conclusions plaident en faveur d’un renforcement des investissements publics pour des raisons stratégiques, malgré de fortes réticences politiques et sociales.

Enfin, cette mise sur le marché permet à la viande cultivée d’être mise à l’épreuve du public. Les quantités vendues à Singapour étaient extrêmement faibles ; cela sera légèrement moins le cas aux États-Unis. En résumé, la récente autorisation de mise sur le marché aux États-Unis est un jalon important, mais elle ne marque que le début de longues étapes avant que vous ne puissiez trouver de la viande cultivée dans votre supermarché.

Tom Bry-Chevalier, Doctorant en économie de l'environnement - Viande cultivée et protéines alternatives, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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