A-t-on le droit de s’exprimer contre son entreprise ? La justice semble hésiter
Brigitte Pereira, EM NormandieDeux affaires très récentes semblent se contredire à première vue. La première, tranchée par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 15 juin dernier, est venue confirmer le licenciement pour cause réelle et sérieuse d’une employée ayant tenu, hors de l’entreprise et en présence de tiers, des propos dénigrant contre son employeur. La seconde, jugée par la même chambre le 21 septembre, invalide celui d’un salarié qui avait remis en cause les directives qui lui étaient données par sa supérieure hiérarchique au cours d’une réunion interne. Quand bien même cela eut des effets sur la santé de cette dernière.
Que cela signifie-t-il en termes de liberté d’expression du salarié ? Notre analyse en comprend qu’il faut rappeler la distinction qui existe entre le droit d’expression individuel et collectif du salarié dans le cadre d’une réunion et la liberté individuelle d’expression en dehors de l’entreprise. Les juges protègent de manière très étendue le droit d’expression, y compris celui de contestation directe des directives du manager, lorsque le salarié se trouve en réunion ; ils condamnent en revanche l’abus de liberté d’expression, y compris dans un cadre non professionnel.
Il s’en déduit que droit d’expression et liberté d’expression ont des champs d’application différents mais aussi que le principe de loyauté auquel le salarié est tenu envers son employeur, s’en trouve d’autant plus variable. Car ce qui est remarquable est que ces mêmes juges tendent à protéger les propos tenus par le salarié sur les réseaux sociaux, objet de nos travaux, mais ne tolèrent pas des propos équivalents tenus en dehors des réseaux sociaux. Dans les deux cas, on se trouve pourtant hors de l’entreprise. Pour l’entreprise et pour le salarié, l’encadrement de cette liberté, ou la protection de celle-ci semblent ainsi devenir incertaines.
S’exprimer en réunion, un droit très étendu
Revenons sur les principes sous-jacents. Légalement, le droit d’expression individuel au sein de l’entreprise émane d’une logique distincte de la liberté d’expression. Le premier a un fondement légal ; la seconde, constitutionnel.
Le droit d’expression des salariés sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail provient ainsi du code du travail qui dispose que les opinions qu’ils émettent dans l’exercice de ce droit ne peuvent pas motiver une sanction ou un licenciement. C’est ce qui a été appliqué par la Cour de cassation le 21 septembre.
Dans cette affaire, un salarié a remis en cause les directives de sa supérieure hiérarchique en présence de la direction générale et de plusieurs salariés. Il aurait même tenté d’imposer au directeur général un désaveu public de sa supérieure. Deux jours plus tard, le médecin du travail a constaté l’altération de l’état de santé de celle-ci. L’employeur décide alors de licencier le salarié pour faute simple, licenciement que le salarié a contesté.
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Un acte d’insubordination et un dénigrement de la part du salarié à l’égard de sa manager constitutifs d’un motif réel et sérieux de licenciement ? Pas pour la Cour de cassation qui estime, au contraire, que le droit d’expression directe et collective du salarié doit ici être protégé. Elle considère que le salarié alertait son auditoire sur « la façon dont sa supérieure hiérarchique lui demandait d’effectuer son travail, qui allait à l’encontre du bon sens et surtout lui faisait perdre beaucoup de temps et d’énergie, ce qui entraînait un retard dans ses autres tâches et celles du service comptabilité fournisseurs pour le règlement des factures ».
Par ce droit institué par les lois Auroux de 1982, il s’agit, d’après une circulaire adressée par le ministère du Travail aux directions régionales le 4 mars 1986, de permettre à chacun des salariés de s’exprimer en tant que membre d’une collectivité de travail au-delà du rapport salariat-hiérarchie.
Encadrée par le principe de loyauté auquel le salarié est tenu, l’appréciation de ce droit diffère selon le contexte. L’expression relative aux conditions de travail revêt par exemple une importance capitale dans la recherche de l’équilibre des nécessités de l’entreprise et de la santé des salariés. La dernière jurisprudence montre toutefois que ce droit est en fait très étendu.
Des obligations à tenir hors de l’entreprise
Consacrée au sein de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la liberté d’expression comprend, elle, la « libre communication des pensées et des opinions » et conduit à consacrer le droit de « parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Que dit par conséquent la loi sur les salariés en entreprise ? D’après le Code du travail, il ne peut être apporté aux droits et libertés des personnes « de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Il précise également que le contrat de travail doit être exécuté de « bonne foi », d’où les juges ont déduit une obligation de loyauté du salarié : il ne doit pas agir de façon à porter préjudice à son employeur.
L’appréciation des juges semble ici plus restrictive. D’après l’arrêt rendu en juin, cette obligation s’étend jusque dans la sphère non professionnelle et l’exercice de la liberté d’expression peut y déboucher sur un licenciement pour faute.
Lors d’un évènement qualifié de divertissement familial, une salariée rencontre un de ses collègues, peintre en bâtiment. Ce dernier était accompagné de deux personnes, étrangères à l’entreprise. La salariée aurait critiqué leurs employeurs communs en énonçant qu’ils tenaient à l’égard du salarié peintre des propos, blessants et humiliants. Il serait « le plus mauvais peintre qu’ils avaient pu avoir dans l’entreprise ». En ayant eu vent, la direction a licencié pour cause réelle et sérieuse ladite salariée.
Au tribunal, les employeurs contestaient notamment avoir tenu de tels propos et la salariée n’en a pas rapporté la preuve. Selon les juges, une telle affirmation publique a constitué un dénigrement caractéristique d’une diffamation. La Cour de cassation en déduit un abus par la salariée de sa liberté d’expression et un manquement à son obligation de loyauté. Dès lors, son licenciement pour faute grave a été justifié.
Contradiction ?
Il ressort de la comparaison de ces deux récentes affaires que les libertés sont différemment appréciées selon qu’elles consistent à s’exercer en cours de réunion sur les conditions de travail en entreprise ou selon qu’elles concernent les critiques émises en dehors de l’entreprise sur le comportement de l’employeur. Le droit d’expression individuelle ou collective comprend la contestation des méthodes de travail.
Ce droit ne saurait déboucher sur une sanction disciplinaire, le salarié étant considéré comme membre de la collectivité de travail. En revanche, la liberté d’expression individuelle ne peut avoir pour effet de porter atteinte de manière démesurée à la dignité de l’employeur, y compris en dehors du travail, ce qui rend le licenciement justifié.
Par conséquent, le principe de loyauté comporte une variabilité selon les circonstances, en sachant par ailleurs que les propos tenus par les salariés sur les réseaux sociaux font l’objet d’une protection importante. De quoi apporter certaines incertitudes.
Brigitte Pereira, Professeur de droit du travail, droit pénal des affaires et droit des contrats, HDR, EM Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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