Par le

Image de gpointstudio sur Freepik

Emploi des seniors : quelle est la vraie valeur de l’expérience ?

L'expérience, un trésor à protéger ? Ou une barrière aussi difficile à passer que l'ouverture d'un coffre-fort ? Shutterstock
Frédéric Faure, Université Rennes 2

Neuf cadres seniors sur dix estiment que leur âge les désavantage dans leur recherche d’emploi révèlent une enquête de l’Apec publiée en janvier 2022. Les stéréotypes liés à l’âge sont effectivement encore très présents dans le monde du travail où le talent a souvent tendance à être associé à la jeunesse. Face à cela, l’expérience professionnelle des cadres seniors est l’un de leurs principaux atouts. Cette expérience est constituée par l’accumulation de nombreuses situations vécues, de difficultés résolues, de succès enregistrés et d’erreurs dépassées. L’expérience offre aussi un regard différent sur les pratiques de travail et l’organisation, source d’un enrichissement potentiel important pour l’entreprise.

Et effectivement, l’expérience professionnelle est largement considérée comme un atout par les recruteurs. Selon les résultats d’une enquête récente auprès de 851 professionnels au travail, l’expérience dans le domaine d’activité serait le meilleur indicateur pour prédire le succès professionnel d’un candidat au recrutement (pour 48 % des répondants), devant les mises en situation, les tests de personnalité, le niveau d’étude, les avis fondés sur l’entretien et les références ou recommandations. Ces résultats viennent en conforter beaucoup d’autres. Ainsi, pour Chamkhi et Lainé qui ont analysé les réponses d’une large enquête auprès d’employeurs pour le compte de Pôle emploi, l’expérience professionnelle dans le métier ou un métier proche est considérée comme indispensable par 37 % des employeurs et utile par 52 % d’autres. Cet attrait des employeurs pour l’expérience est particulièrement fort pour les postes de cadres.

De l’expérience aux compétences

Pourtant, la plupart des études scientifiques sont pour le moins circonspectes à propos du pouvoir prédictif de l’expérience professionnelle dans le recrutement. Des recherches déjà anciennes portant sur la validité prédictive comparée de différents critères de sélection avaient placé l’expérience professionnelle en avant-dernière position, entre la graphologie et les entretiens non structurés, loin derrière les tests situationnels et les entretiens structurés. Plus récemment, une méta-analyse publiée en 2019 a mis en lumière que l’expérience professionnelle acquise, lorsqu’elle est évaluée basiquement (quantité ou durée des expériences), n’est absolument pas un bon prédicteur de la performance future d’un candidat sur un nouveau poste en lien avec cette expérience. Les auteurs expliquent ces résultats contre-intuitifs par la spécificité des contextes de travail.

Dans un article de la revue Travail et Emploi, Stéphane Bellini a avancé d’autres raisons à cette dépréciation de l’expérience professionnelle des seniors : une technologie qui simplifie le travail, une obsolescence des compétences techniques à un rythme de plus en plus rapide, un effet de la polyvalence, tout cela est bien connu. Mais intéressons-nous plutôt à une raison liée à l’apprentissage à partir de l’expérience :

« La richesse des compétences acquises par l’expérience dépend de la transformation de soi opérée par l’individu à l’occasion de ses expériences. En fonction de son degré de réflexivité, c’est-à-dire de questionnement sur son travail, ses procédures et sur les finalités de l’action, l’individu pourra tirer parti de ses expériences. Ce n’est donc pas le temps passé dans un poste qui ferait la richesse d’une expérience mais l’analyse réflexive que le salarié en produit. »

La valeur du senior

L’expérience en elle-même importe donc moins que les compétences que l’on a pu acquérir en prenant du recul sur cette expérience. Pour pouvoir être un véritable atout, l’expérience doit pouvoir se décliner en compétences et pour se valoriser auprès d’un employeur il s’agit moins de savoir décrire ce que l’on a fait que d’être en mesure d’identifier les compétences que l’on a acquises, et comment on pourrait les mettre en œuvre dans un autre contexte. C’est finalement cela qui va faire la valeur d’un senior auprès d’un employeur.

Bien entendu, il s’agit de mettre en lumière aussi bien des compétences purement techniques que des savoir-être. Des outils existent pour faciliter ce passage de l’expérience à la compétence, la méthode de description des comportements en situations passées, popularisée par l’acronyme STAR en est une. Les psychologues du travail sont formés à accompagner ce travail réflexif et la réalisation d’un bilan de compétence peut également être un support.

Public Sénat le 12 octobre 2022.

Expériences traumatisantes

Mais cette expérience dont sont porteurs les seniors peut malheureusement, dans certains cas, représenter un fardeau qu’il faudrait pouvoir arriver à déposer pour se projeter efficacement dans la suite de son parcours professionnel. L’expérience peut être un fardeau lorsqu’elle a été vécue très négativement. Harcèlement, surcharge, burn-out, non-sens, mauvaises conditions ou relations de travail, licenciement brutal… Ces mauvaises expériences, parfois traumatisantes, peuvent rendre la personne excessivement suspicieuse et exigeante envers les employeurs comme envers le travail lui-même. Cette posture de défense est tout à fait compréhensible et naturelle mais elle risque de fortement pénaliser la recherche d’emploi.

Au-delà d’une autolimitation sur les candidatures, cette posture ne manquera pas de transparaître lors des entretiens d’embauche et de générer de l’inquiétude chez les employeurs. Des données publiées par l’APEC en 2023 sont éloquentes : 52 % des cadres ont le sentiment d’avoir une charge de travail insurmontable ; 40 % expriment un sentiment de déprime et pour 16 % des cadres séniors la poursuite de leur parcours professionnel est marquée par l’anxiété, ils ont le sentiment d’être menacés et font part d’une perte de sens dans le travail.

Paradoxalement, l’expérience peut aussi représenter un fardeau lorsqu’elle a été positive. En effet, le confort relatif obtenu au fil des années dans un précédent poste à travers une activité parfaitement maîtrisée, dans un contexte bien connu, avec un salaire qui a fini par atteindre un bon niveau avec l’ancienneté, tout cela peut générer des réticences assez naturelles face au risque de devoir se confronter à des situations nouvelles.

Malgré tout, une enquête de l’association SNC auprès de 760 seniors au chômage, dont plus de la moitié de cadres, a montré que 67 % des répondants accepteraient de reprendre une activité moins rémunérée que celle de leur dernier emploi, que 60 % envisagent une reconversion et que plus de 40 % se disent également prêts à changer, géographiquement, de lieu de travail.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

Ouvrir le champ des possibles

Un travail introspectif sur ses propres attentes et besoins fondamentaux, voire une démarche de deuil d’une situation passée peut-être particulièrement utile pour positiver le changement et ouvrir le champ des possibles. Il va notamment s’agir de s’interroger sur ce que la chercheuse Eléonore Marbot a dénommé le sentiment précoce de fin de vie professionnelle qui conduit à un désengagement vis-à-vis du travail et à un recentrage sur soi. De manière générale, les seniors, tout autant, voire plus que les autres, doivent éviter l’isolement dans leurs démarches et au contraire solliciter des appuis extérieurs (entourage, réseau professionnel, conseillers en évolution professionnelle, groupes d’entraide…). Pour des seniors-cadres étant habitués à montrer une image de large autonomie, voire d’omnipotence, on peut comprendre que cette démarche de sollicitation d’aide n’est pas aisée mais elle est souvent indispensable.

L’ouverture du champ des possibles pourra également passer par un recours à des activités différentes : formateur, consultant, manager de transition, ainsi qu’à des formes de travail différentes que le salariat classique : intérim spécialisé pour les cadres, CDD senior, statut indépendant, portage salarial, temps partagé.

Mais tout cela ne doit pas dédouaner les entreprises de leurs responsabilités. Savoir embaucher et gérer l’emploi des seniors est une compétence que les entreprises doivent développer dans le cadre de leur employabilité. Il en va de leur responsabilité sociale mais plus encore de leur performance économique.

Frédéric Faure, Chercheur associé, Université Rennes 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de freepik

Sept conseils d’expert pour éviter le stress au retour des vacances

Don’t try to get to the bottom of your inbox on your first day back. CrizzyStudio/Shutterstock
Cary Cooper, University of Manchester

Le philosophe et économiste politique John Stuart Mill a un jour expliqué pourquoi il ne prenait pas de vacances :

« Pas de vacances autorisées, expliquait-il, de peur de perdre l’habitude du travail et d’acquérir le goût de l’oisiveté. »

Il est vrai qu’au moment de la reprise du travail, on a tendance à ressentir un « stress immédiat ». Tous les bienfaits du repos accumulé grâce à un mode de vie plus décontracté risquent alors de s’envoler, à peine la porte du bureau franchie.

Le stress, un accélérateur de maladies

Que l’on soit au bureau ou à distance, nous travaillons dans des environnements professionnels souvent frénétique, hyperactif, voire épuisant. Dans les années 1970, deux cardiologues américains de renom, Meyer Friedman et Ray Rosenman, ont défini les conséquences de la plupart des environnements de travail comme des « hurry sickness », des accélérateurs de maladies.

Dans une étude réalisée récemment par le Health & Safety Executive sur les arrêts maladie au Royaume-Uni, il apparaît que dans 51 % des cas, ils sont liés au « stress, à la dépression ou à l’anxiété ». 55 % de tous les jours de travail perdus pour cause de maladie auraient la même cause. En un mot, le travail est souvent stressant et exige des périodes de repos, de relaxation et de récupération.

Comment apprendre à gérer le stress du retour au bureau pour conserver les bienfaits procurés par la pause – estivale notamment – et éviter le piège du stress du retour ? En tant que professeur de psychologie organisationnelle et de santé, voici sept suggestions.

1. Reprenez contact avec vos collègues

Le matin de votre retour au travail, profitez, si vous le pouvez, de votre première heure pour renouer des liens avec vos collègues. Profitez de ce temps pour partager vos souvenirs de vacances ou d’autres bons moments. Le travail peut être à l’origine de relations positives et qui comptent. Or, le rôle essentiel joue un rôle essentiel pour préserver notre santé et notre bien-être.

2. Contrôlez votre charge de travail

Évitez de répondre immédiatement à tous vos courriels. Si une boîte de réception très pleine provoque une réaction de stress immédiate, vouloir répondre à tous les mails dès le jour de la reprise représente une surcharge de travail épuisante, pouvant vous conduire à envoyer des réponses inadéquates qui, en fin de compte, vous créeront des problèmes.

Vous risquez par exemple d’être plus sec, voire brusque, que d’habitude, si bien que le destinataire pourrait s’en offusquer. Commencez par passer tranquillement en revue tous vos courriels et ne répondez qu’à ceux qui sont urgents. Gardez les autres pour un autre jour.

3. Faites de courtes pauses

Veillez à prendre une pause café ou thé et un déjeuner chaque jour au cours de votre première semaine de retour. Si vous travaillez au bureau, prenez ces pauses avec différents collègues. Pour le déjeuner, essayez de quitter le bureau pour déjeuner dans un parc ou tout autre lieu extérieur.

4. Rentrez chez vous à l’heure et évitez les longues journées de travail

Lorsque vous rentrez chez vous, soyez actif. Ne restez pas devant la télévision. Allez à la salle de sport, faites un footing ou offrez-vous un repas au restaurant avec votre famille ou vos amis. Laissez un peu de l’ambiance des vacances se répandre dans votre environnement domestique.


Que vous soyez dirigeants en quête de stratégies ou salariés qui s'interrogent sur les choix de leur hiérarchie, recevez notre newsletter thématique « Entreprise(s) » : les clés de la recherche pour la vie professionnelle et les conseils de nos experts.

Abonnez-vous dès aujourd’hui

5. N’organisez pas de nombreuses réunions

Nombreux sont ceux qui trouvent leur travail intense et le rythme rapide. Les cardiologues Friedman et Rosenman expliquent dans leur ouvrage Type A Behavior and Your Heart que les gens finissent par être « obsédés par le temps » dans leur vie professionnelle et au-delà.

À votre retour, n’organisez pas tout un tas de réunions pour montrer aux autres qu’à peine vos valises posées vous êtes là et bien là, opérationnel comme jamais. N’essayez pas de vous débarrasser tout ce qu’il y a dans votre corbeille « à faire » en 48 heures !

RFI.

6. Soyez tolérant envers vos collègues

Les collègues qui se plaignent constamment et affirment qu’il n’y a pas de solution aux problèmes peuvent être une source de stress, en particulier lorsque vous revenez de vacances délicieuses et apaisantes. Essayez d’être patient, tolérant… Écoutez leur diatribe sans la prendre au sérieux, prenez de la distance.

7. Fixer des objectifs de travail réalistes

Enfin, évitez de vous fixer des délais irréalisables et de prendre des rendez-vous inutiles. Dites poliment non aux choses que vous ne serez pas en mesure de réaliser au cours de votre première semaine de retour.

Le journaliste et essayiste, Studs Terkel, a écrit dans son célèbre ouvrage Working :

« Le travail est une recherche de sens au quotidien en plus de gagner son pain quotidien, de reconnaissance, en plus du salaire, d’étonnement et non de torpeur. En résumé, c’est plutot la quête d’une forme de vie que d’une forme de mort du lundi au vendredi. »

Si les vacances sont l’occasion de récupérer du stress produit par le monde du travail contemporain, il est essentiel de laisser un peu de cet état d’esprit se diffuser sur le lieu de travail au retour au bureau.

Cary Cooper, Professor of Organisational Psychology and Health, University of Manchester

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Photo de 1MilliDollars sur Unsplash

Photo de 1MilliDollars sur Unsplash

Faut-il détester les Crocs ?

François Lévêque, Mines Paris - PSL

Les Crocs sont nées de la rencontre imprévisible du sabot suédois et de McDonald’s. Elles tiennent de la forme du premier et du sens des affaires proprement américain du second. Ce type de mariage n’est pas aisé, car gagner de l’argent avec un produit moche n’est pas à la portée de tout le monde. Les sabots troués en mousse tiennent aussi du roi du hamburger par la contestation de leur expansionnisme. Les anti-crocs n’ont pas complètement tort. 

Leur critique porte avant tout sur l’esthétique ou plutôt le manque d’esthétique des Crocs. En effet, il n’y a pas photo : un aspect général hideux, une forme lourde, des coloris criards, d’affreux trous sur le dessus, un logo de crocodile ricanant mal dessiné. Bref, la mocheté faite chaussure. Une détestation qui conduit certains blogueurs à prôner des actions de destruction. Pour brûler ou déchiqueter des sabots en plastique, vous pouvez vous inspirer des tutoriels de « Ihatecrocs dot com ». Vous verrez que ce n’est pas facile. Car les Crocs sont moches et entendent le rester : elles sont quasiment indestructibles.

Moches mais confortables

Juger à l’emporte-pièce que les Crocs sont moches est d’autant plus facile que l’entreprise qui les vend le reconnaissait elle-même à ses débuts. Une façon de mieux insister sur leur confort. Sur le fond, en revanche, l’appréciation est moins aisée à porter. Les philosophes réfléchissent depuis des lustres sur la beauté, comme sur son opposé absolu – le laid.

Le moche, trop vulgaire sans doute, reste une catégorie indéfinie en philosophie de l’esthétique. Il ne doit pas être en effet confondu avec le laid. La laideur repousse, avilit et dégrade l’homme. La mocheté n’emporte pas de sentiment aussi violent. « IhateCrocs dot com » est l’exception qui confirme la règle. Le moche agace mais il peut aussi faire sourire. Voire plaire par son côté anticonformiste et anti-élitiste. Le goût du moche peut s’affirmer, le goût du laid non ; il serait alors pathologique.

Une histoire américaine

Quittons ce terrain qui nous est peu familier pour celui de l’économie. Avant d’instruire à charge le cas de Crocs Inc., commençons par un point positif. L’histoire de sa création est exemplaire des vertus américaines en matière d’innovation et de création d’entreprise. Nous sommes en 2002. Un duo de chimistes québecois et amateurs de voile met au point une mousse spécifique pour créer des chaussures bateau légères qui ne glissent pas, résistent à l’eau et évacuent la transpiration. Elles rencontrent un succès d’estime lors d’un salon de la navigation. Elle retient surtout l’attention d’autres jeunes gens qui entrevoient un marché plus large pour ce modèle de chaussures amphibies (d’où le crocodile) et deux-en-un (elles peuvent être portées comme claquette ou comme sandale fermée en remontant la bride derrière le talon).

Ils avaient vu juste. Vingt ans plus tard, plus de 10 millions de paires de Crocs se vendent chaque mois. Crocs Inc. s’est transformé en machine de guerre à gagner de l’argent.

L’entreprise aurait pourtant pu se contenter de produire des sabots en mousse pour son marché de niche, celui des skippers mais surtout celui des professionnels de santé. Passant la journée debout, le personnel hospitalier a rapidement adopté ce modèle de sabot sans lourdes semelles de bois. Si l’entreprise était née en Europe, cette stratégie modeste, certains diraient « petit bras », aurait probablement été suivie.

Une machine de guerre financière

Mais nous sommes aux États-Unis. À l’instar de McDo la visée est de s’adresser à toutes et à tous, de l’enfant d’un an (pointure 17-18) au centenaire, du plongeur de restaurant à l’occupant de la Maison Blanche. Enfin pas tous ! Si Georges W. Bush en a chaussées, Barack Obama n’a jamais été aperçu avec des Crocs aux pieds. Élégance oblige.

La machine de guerre est d’abord financière. Quatre ans après sa création, Crocs Inc. est introduite en bourse. Elle rejoint les grandes stars américaines à très forte croissance du Nasdaq : Apple, Amazon, Starbucks et consorts. Quelques années encore plus tard, Blackstone, la plus grosse société mondiale de private equity (capital-investissement en français), y investit 200 millions de dollars. Les autres grands fonds d’investissement suivront.

L’afflux de dollars sert Crocs Inc. à croître vite, très vite ; et à en gagner plus, beaucoup plus. En accélérant la production ? Non, vous n’y êtes pas. Les usines de Crocs Inc. vont fermer les unes après les autres. Réclamant des profits élevés, les fonds imposent d’externaliser la fabrication. Les sabots en mousse seront moulés à bas coûts en Asie. En Chine, en Indonésie et au Vietnam et non plus au Canada, en Italie ni même au Mexique. L’argent sera investi dans la distribution pour ouvrir des boutiques en propre (plus de 300 aujourd’hui) et développer la vente en ligne (38 % des recettes en 2023).

La personnalisation des Crocs, clé pour vendre plus cher

L’argent permet aussi de grandir par acquisitions. Mentionnons les deux plus marquantes. Un couple du Colorado s’est amusé à boucher les trous des Crocs de la famille avec des petites pièces figurant des fleurs, des fruits et des animaux. Leurs breloques ayant rencontré un succès foudroyant auprès de leurs amis, le couple monte un atelier et crée une société. Crocs Inc. la rachètera un an plus tard. Plusieurs milliers de ces babioles permettent aujourd’hui de décorer les sabots. Ma préférée : les faux doigts de pied qui dépassent proposés en trois couleurs de peau. Ce rachat permet d’accélérer la personnalisation des crocs, une stratégie gagnante pour vendre plus et plus cher.

Moins original, Crocs Inc. a racheté un autre as de la chaussure légère et décontractée, Heydude. Comme ce nom typiquement américain (Salut mec, en français) ne l’indique pas, il s’agit d’une entreprise italienne. Ses chaussures en toile connaissent un grand succès aux États-Unis. Prix de l’acquisition 2,5 milliards de dollars. Un choix de diversification que ne regrette pas Crocs Inc. : l’entreprise double ainsi sa taille et réduit le risque inhérent du produit unique. Un danger particulièrement élevé dans la mode car les consommateurs peuvent vite abandonner le lendemain ce qu’ils ont chéri la veille.

Marketing d’enfer

La machine de guerre du sabot en mousse repose également sur un marketing d’enfer et une protection des marques de batterie antiaérienne. Crocs Inc. a repris le modèle collaboratif qui a si bien réussi aux sneakers : s’associer avec des célébrités et des créateurs de mode pour promouvoir ses produits et les rendre tendance. On ne compte plus les stars de la musique ou du cinéma ayant monnayé leur image contre des apparitions en crocs sur les tapis rouges et les réseaux sociaux. Citons la vedette pop Justin Bieber car il a osé porter son modèle avec des chaussettes ! Ou encore l’actrice Yang Mi, ambassadrice de la marque en Chine et ses 112 millions de followers sur Weibo. Du côté des créateurs, on retiendra, parmi de nombreux autres, Balenciaga et ses mules Hardcrocs et son modèle à haut talon.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

Transformation réussie : les crocs ne sont plus d’abord moches et confortables ; elles sont devenues cool et hype. Plus de raison de ne jamais les chausser au-delà de la porte de son palier ou de la grille de son jardin. Au contraire, s’afficher avec comme tout le monde. (En France, même Roselyne Bachelot et le Prince de Monaco en portent.) Le marketing à l’américaine a réussi à faire croire à beaucoup de gens que les crocs peuvent changer leur vie. Mais après tout, Cendrillon, le Petit Poucet et le maître du Chat botté n’ont-ils pas été sauvés par une paire de chaussures ?

Une armada d’avocats

Crocs Inc. a édifié une ligne de défense impressionnante pour s’opposer aux contrefaçons ennemies. « Nous poursuivons de manière agressive les actions en matière de copie, de violation de propriété intellectuelle et de saisie douanière dans le monde entier ». Cet avertissement sur crocs.com ne laisse place à aucun doute. Une batterie de juristes spécialisés monte la garde pour défendre plusieurs milliers de brevets d’invention, marques commerciales, dessins et modèles déposés. Cette protection tous azimuts agit comme force de dissuasion. Auprès de petites et moyennes entreprises qui ne peuvent pas suivre en matière de dépenses juridiques. Auprès des grandes qui savent que si elles parviennent à invalider un brevet de Crocs Inc. devant les juges, l’entreprise de sabots en mousse se retranchera derrière d’autres titres de propriété intellectuelle. Walmart, le géant américain de la distribution, attaqué pour contrefaçon, a ainsi préféré jeter l’éponge.

Les travers du système américain de la propriété intellectuelle sont bien connus. En protégeant toujours trop les déposants, il est devenu un distributeur de monopoles toujours plus larges et plus difficiles à contester. Au point de nuire aux innovations de seconde génération. Crocs Inc. ne devrait pas voir son sabot en mousse menacé aux États-Unis où elle réalise les deux tiers de ses ventes. Ce sera plus délicat en Asie où de toute façon la tong reste la reine des chaussures.

Vous l’aurez compris si vous avez lu mon précédent article sur les nu-pieds, ma sympathie va aux tongs. D’un côté, des chaussures universelles, modestes, portées sans tapage par des milliards de femmes, d’hommes et d’enfants. Tout le monde peut en fabriquer et en vendre, des entreprises anonymes comme des géants de la chaussure de marque. D’un autre, des sabots troués en mousse – degré zéro de l’érotisme – qui veulent conquérir le monde à coup de dollars, de babioles, d’influenceurs, d’acquisitions et de brevets. Pour étendre son monopole, toujours et sans cesse. Le Time Magazine s’était pas trompé en incluant les Crocs dans sa liste des 50 pires inventions.

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris - PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de DC Studio sur Freepik

La (déjà) longue histoire de la monétisation des jeux vidéos

Le modèle économique des jeux vidéos a évolué. Shutterstock
Édouard Pignot, Pôle Léonard de Vinci

Dans un précédent article publié en 2018 par The Conversation, ainsi qu’un autre de la Revue des sciences de gestion, Didier Calcei évoque une transformation des business models des jeux vidéo, depuis le milieu des années 2000, du buy-to-play au free-to play. Dans le premier cas, le jeu est vendu comme un produit. C’est une vente physique. Dans la seconde version, il est possible de jouer gratuitement, mais le jeu en question comporte la plupart du temps, soit des publicités, soit des achats optionnels, pour générer des recettes et éventuellement du profit. Ce sont donc deux modèles économiques différents, qui se distinguent par ce qui va déclencher un achat chez le joueur-consommateur.

Ainsi, la monétisation des jeux vidéo remonte au moins au début des années 2000, où des économies virtuelles ont commencé à voir le jour. C’est tout naturellement sur les jeux massivement multijoueurs (MMO) que de tels phénomènes ont commencé à exister, comme les fameux Eve online (2003) ou World of Warcraft (2004). Par exemple, la maison de vente aux enchères de World of Warcraft permet de trouver ou de vendre des armes, des armures, etc.

Un décollage dans les mondes virtuels

Mais l’expérience la plus aboutie vient peut-être des mondes virtuels, ancêtres du métavers, qui ont émergé en 2003 avec Second Life (SL). Avec ce dernier émerge toute une industrie de designers indépendants qui créent des corps, vêtements et accessoires puis les vendent aux utilisateurs de SL. Grâce à la technologie interactive de SL, les participants peuvent créer des objets virtuels en utilisant la construction de blocs appelés prims. De plus, SL dispose de son propre système monétaire : le Linden dollar, qui peut être acheté et vendu contre de la monnaie réelle. Si, dans un premier temps, SL a attiré jusqu’à 2,7 millions d’inscrits courant janvier 2007, SL a ensuite commencé à décliner, quand de grandes entreprises comme Dell, Cisco Systems, Xerox et Nissan, ont investi pour créer leurs vitrines dans le monde.

Pour emblématique qu’il soit, le cas de SL est loin d’être unique : d’autres mondes intègrent également leur propre monnaie virtuelle. Par exemple, Cyworld comprend une monnaie appelée « le dotori ». Les participants sont encouragés à utiliser cette devise pour acheter des objets virtuels. En 2008, 25 % de la population totale de la Corée du Sud s’est inscrit et participe à Cyworld, avec environ 20 millions de visites par jour. En moyenne, chaque utilisateur consacre 2700 wons par mois aux différents services proposés par le site.

Un choix stratégique

Aujourd’hui, certaines plates-formes ont fait le choix, à travers leurs jeux « stars », de bénéficier de revenus liés à des microtransactions. Si la plupart des jeux sont payants, les produits stars sont aujourd’hui gratuits, et leurs sources de revenus reposent exclusivement sur les microtransactions. Dans un article publié par la Harvard Business Review, Feng Zhu et Nathan Furr parlent de business models hybrides pour désigner les moyens utilisés par les marques pour transformer des produits en plates-formes.

Un exemple typique de cette stratégie est celui de la société Valve. Des pirates informatiques avaient créé des « mods »(correctifs apportés au jeu original par des développeurs) du jeu phare de Valve, Half-Life. Les « mods » permettent de modifier une partie plus ou moins importante d’un jeu pour offrir sa propre création à la communauté. Plutôt que de lutter contre ce phénomène, Valve a reconnu qu’il existait une demande pour une autre choix que Half-Life – et donc un potentiel de création de valeur. Ainsi, la société a embauché les hackers du mod le plus populaire pour les encourager à en faire un deuxième jeu, baptisé « Counter-Strike » (un jeu de tir à la première personne) qui deviendra le jeu star de Steam.

Dans Counter Strike, un système de microtransactions bien précis est présent : les loot box. Après avoir ouvert une caisse, le joueur obtient un élément complètement aléatoire. Le butin ainsi obtenu varie de « pas rare du tout » à « extrêmement rare ». En parallèle, Steam autorise la vente des butins sur sa marketplace, contre de l’argent réel (tout en prélevant une part du montant de la transaction). Le 5 juin dernier, un « skin » (un habillage graphique qui modifie l’aspect d’un personnage ou d’un objet) a été vendu pour plus d’un million de dollars. Ce « skin » (une personnalisation d’arme) peut bien sûr être obtenu « gratuitement » en ouvrant une caisse de butin, mais les chances sont estimées à 1 sur 21 millions.

Le rôle clé des « skins »

Epic Games, de son côté, est venu concurrencer Steam sur son propre terrain, en devenant une plate-forme de ventes de jeux vidéo digitaux (Epic Games Store). La plate-forme est née du succès phénoménal d’un jeu développé par Epic Games : Fortnite (2017). Des millions de joueurs se connectent simultanément au jeu devenu viral. S’il n’existe pas de loot box sur Fortnite, les possibilités de microtransactions sont bien présentes.

Il est, en effet, possible d’y acheter des « skins » (pour un personnage cette fois-ci) et toutes sortes de personnalisation, comme des pioches ou encore des planeurs, des éléments omniprésents dans le jeu. Il s’agit donc ici de microtransactions purement cosmétiques, c’est-à-dire qu’elles n’apportent aucun avantage sur le jeu. Sur Fortnite, aucune microtransaction ne permet d’être plus fort qu’un autre joueur. L’objectif est uniquement esthétique. Cela s’oppose aux microtransactions « pay-to-win » (payer pour gagner), qui permettent par exemple d’acheter un personnage plus fort que les autres dans la boutique d’un jeu de combat, et ainsi battre plus facilement les autres joueurs.

Par ailleurs, Fortnite popularise un système dit de « battle pass ». Le joueur paye un « pass » avec de la monnaie virtuelle du jeu (obtenue la plupart du temps avec de l’argent réel). En passant des paliers, le joueur débloque aussi des récompenses. Plus il joue, plus il va loin dans les paliers, plus il gagne d’objets. Parmi ceux-ci figurent des « V-Bucks » (la monnaie du jeu), qui, eux-mêmes, permettent d’acheter un « battle pass ». Si le joueur joue assez, il pourra rembourser l’achat de son « battle pass », et potentiellement acheter le suivant, chaque battle pass a une durée de validité temporaire. Ce modèle free-to-play, avec présence de microtransactions, porte ses fruits. Entre octobre 2017 et mai 2018, le jeu aurait rapporté environ 1 milliard de dollars.

Un modèle encore controversé

Ces microtransactions permettent aux développeurs derrière ces jeux, de faire du profit à long terme, tout en poussant les joueurs à revenir grâce aux achats qu’ils ont effectués et effectueront au sein du jeu. Ce modèle rentre donc en opposition complète à celui étudié initialement (Buy-To-Play), qui partait du principe que les joueurs payaient leur jeu, en une fois. Dans le modèle «  free-to-play », les joueurs n’achètent pas le jeu, mais acquièrent régulièrement des objets au sein du jeu, avec de l’argent réel.

Si les microtransactions génèrent indiscutablement des revenus, certaines sont néanmoins controversées, comme les loot box. Des liens entre ce système et les jeux d’argent plus classiques sont établis. Certains pays comme la Belgique ou les Pays-Bas ont mis en place des politiques limitant leur utilisation. En effet, des personnes avaient dépensé des milliers d’euros dans les caisses de butin, afin d’obtenir un objet rarissime. Résultat : ces caisses ont été interdites dans les deux pays cités plus haut.

Une étude de recherche norvégienne révèle également l’existence d’une pression sociale et de harcèlements chez les jeunes joueurs, liés à l’achat d’objets et de skins dans les jeux en ligne. Ce phénomène est problématique car les jeunes constituent un groupe de consommateurs vulnérables qui naviguent seuls sur des marchés presque non réglementés.

D’autres plates-formes, comme « PlayStation » ou « XBOX », se tournent davantage vers des systèmes d’abonnement. Le joueur paye mensuellement, ou annuellement pour jouer à un catalogue de jeux de manière illimitée. Le « Game Pass » disponible pour les joueurs XBOX obtient des résultats plus que satisfaisants pour Microsoft.

Un avenir au-delà du jeu ?

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

Dans nos recherches, nous avons étudié l’ascension de la plate-forme de moteur de jeux Unity. Unity fournit un environnement d’édition simple dans lequel les modèles 3D sont déposés dans l’éditeur puis placés dans une sorte de monde virtuel. Unity est la plate-forme leader du marché pour la création de jeux vidéo, mais aussi de simulations de formation, visualisations médicales et architecturales et autres contenus interactifs en 3D.

Unity a créé l’Asset store, un magasin virtuel où l’on trouve des modèles 2D ou 3D, des textures, des pistes audios, des effets sonores, des outils de scripting, etc. Par exemple, un programmeur, ayant créé un produit appelé NGui pour aider les designers avec des illustrations 2D, a gagné 300 000 USD en vendant ce produit sur l’Asset store. La plate-forme permet aussi à des artistes 3D de concevoir des assets (e.g. des graphismes de haute qualité) qui seront ensuite vendus à des designers de jeux.

Au cours d’une ethnographie du design d’un monde virtuel conçu avec Unity et destiné à la formation des chercheurs en sciences de la Terre, nous avons identifié qu’une partie de l’expérience utilisateur consiste à équiper l’avatar du géologue, avant une excursion virtuelle de la montagne Skiddaw, dans le Lake District en Angleterre. Ce processus de sélection du kit (chaussures appropriées, vêtements imperméables, boussole, lunettes, casque de sécurité, etc.), est directement inspiré des skins et d’une esthétique de la monétisation, telle qu’on l’observe dans World of Warcraft ou Fortnite.

Au total, la monétisation irrigue des organisations bien au-delà du divertissement. Au premier trimestre 2024, plus de 77,7 millions d’utilisateurs actifs quotidiens du jeu Roblox, peuvent utiliser en dehors du jeu une cryptomonnaie connue sous le nom de Robux. Certains auteurs affirment même que le bitcoin constitue une gamification.


Simon Kovarski, assistant de recherche à l’EMLV, a participé à l’écriture de cet article

Édouard Pignot, Enseignant-chercheur en psychologie des organisations, Pôle Léonard de Vinci

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.