La (déjà) longue histoire de la monétisation des jeux vidéos

Economie

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The Conversation

La (déjà) longue histoire de la monétisation des jeux vidéos

Le modèle économique des jeux vidéos a évolué. Shutterstock
Édouard Pignot, Pôle Léonard de Vinci

Dans un précédent article publié en 2018 par The Conversation, ainsi qu’un autre de la Revue des sciences de gestion, Didier Calcei évoque une transformation des business models des jeux vidéo, depuis le milieu des années 2000, du buy-to-play au free-to play. Dans le premier cas, le jeu est vendu comme un produit. C’est une vente physique. Dans la seconde version, il est possible de jouer gratuitement, mais le jeu en question comporte la plupart du temps, soit des publicités, soit des achats optionnels, pour générer des recettes et éventuellement du profit. Ce sont donc deux modèles économiques différents, qui se distinguent par ce qui va déclencher un achat chez le joueur-consommateur.

Ainsi, la monétisation des jeux vidéo remonte au moins au début des années 2000, où des économies virtuelles ont commencé à voir le jour. C’est tout naturellement sur les jeux massivement multijoueurs (MMO) que de tels phénomènes ont commencé à exister, comme les fameux Eve online (2003) ou World of Warcraft (2004). Par exemple, la maison de vente aux enchères de World of Warcraft permet de trouver ou de vendre des armes, des armures, etc.

Un décollage dans les mondes virtuels

Mais l’expérience la plus aboutie vient peut-être des mondes virtuels, ancêtres du métavers, qui ont émergé en 2003 avec Second Life (SL). Avec ce dernier émerge toute une industrie de designers indépendants qui créent des corps, vêtements et accessoires puis les vendent aux utilisateurs de SL. Grâce à la technologie interactive de SL, les participants peuvent créer des objets virtuels en utilisant la construction de blocs appelés prims. De plus, SL dispose de son propre système monétaire : le Linden dollar, qui peut être acheté et vendu contre de la monnaie réelle. Si, dans un premier temps, SL a attiré jusqu’à 2,7 millions d’inscrits courant janvier 2007, SL a ensuite commencé à décliner, quand de grandes entreprises comme Dell, Cisco Systems, Xerox et Nissan, ont investi pour créer leurs vitrines dans le monde.

Pour emblématique qu’il soit, le cas de SL est loin d’être unique : d’autres mondes intègrent également leur propre monnaie virtuelle. Par exemple, Cyworld comprend une monnaie appelée « le dotori ». Les participants sont encouragés à utiliser cette devise pour acheter des objets virtuels. En 2008, 25 % de la population totale de la Corée du Sud s’est inscrit et participe à Cyworld, avec environ 20 millions de visites par jour. En moyenne, chaque utilisateur consacre 2700 wons par mois aux différents services proposés par le site.

Un choix stratégique

Aujourd’hui, certaines plates-formes ont fait le choix, à travers leurs jeux « stars », de bénéficier de revenus liés à des microtransactions. Si la plupart des jeux sont payants, les produits stars sont aujourd’hui gratuits, et leurs sources de revenus reposent exclusivement sur les microtransactions. Dans un article publié par la Harvard Business Review, Feng Zhu et Nathan Furr parlent de business models hybrides pour désigner les moyens utilisés par les marques pour transformer des produits en plates-formes.

Un exemple typique de cette stratégie est celui de la société Valve. Des pirates informatiques avaient créé des « mods »(correctifs apportés au jeu original par des développeurs) du jeu phare de Valve, Half-Life. Les « mods » permettent de modifier une partie plus ou moins importante d’un jeu pour offrir sa propre création à la communauté. Plutôt que de lutter contre ce phénomène, Valve a reconnu qu’il existait une demande pour une autre choix que Half-Life – et donc un potentiel de création de valeur. Ainsi, la société a embauché les hackers du mod le plus populaire pour les encourager à en faire un deuxième jeu, baptisé « Counter-Strike » (un jeu de tir à la première personne) qui deviendra le jeu star de Steam.

Dans Counter Strike, un système de microtransactions bien précis est présent : les loot box. Après avoir ouvert une caisse, le joueur obtient un élément complètement aléatoire. Le butin ainsi obtenu varie de « pas rare du tout » à « extrêmement rare ». En parallèle, Steam autorise la vente des butins sur sa marketplace, contre de l’argent réel (tout en prélevant une part du montant de la transaction). Le 5 juin dernier, un « skin » (un habillage graphique qui modifie l’aspect d’un personnage ou d’un objet) a été vendu pour plus d’un million de dollars. Ce « skin » (une personnalisation d’arme) peut bien sûr être obtenu « gratuitement » en ouvrant une caisse de butin, mais les chances sont estimées à 1 sur 21 millions.

Le rôle clé des « skins »

Epic Games, de son côté, est venu concurrencer Steam sur son propre terrain, en devenant une plate-forme de ventes de jeux vidéo digitaux (Epic Games Store). La plate-forme est née du succès phénoménal d’un jeu développé par Epic Games : Fortnite (2017). Des millions de joueurs se connectent simultanément au jeu devenu viral. S’il n’existe pas de loot box sur Fortnite, les possibilités de microtransactions sont bien présentes.

Il est, en effet, possible d’y acheter des « skins » (pour un personnage cette fois-ci) et toutes sortes de personnalisation, comme des pioches ou encore des planeurs, des éléments omniprésents dans le jeu. Il s’agit donc ici de microtransactions purement cosmétiques, c’est-à-dire qu’elles n’apportent aucun avantage sur le jeu. Sur Fortnite, aucune microtransaction ne permet d’être plus fort qu’un autre joueur. L’objectif est uniquement esthétique. Cela s’oppose aux microtransactions « pay-to-win » (payer pour gagner), qui permettent par exemple d’acheter un personnage plus fort que les autres dans la boutique d’un jeu de combat, et ainsi battre plus facilement les autres joueurs.

Par ailleurs, Fortnite popularise un système dit de « battle pass ». Le joueur paye un « pass » avec de la monnaie virtuelle du jeu (obtenue la plupart du temps avec de l’argent réel). En passant des paliers, le joueur débloque aussi des récompenses. Plus il joue, plus il va loin dans les paliers, plus il gagne d’objets. Parmi ceux-ci figurent des « V-Bucks » (la monnaie du jeu), qui, eux-mêmes, permettent d’acheter un « battle pass ». Si le joueur joue assez, il pourra rembourser l’achat de son « battle pass », et potentiellement acheter le suivant, chaque battle pass a une durée de validité temporaire. Ce modèle free-to-play, avec présence de microtransactions, porte ses fruits. Entre octobre 2017 et mai 2018, le jeu aurait rapporté environ 1 milliard de dollars.

Un modèle encore controversé

Ces microtransactions permettent aux développeurs derrière ces jeux, de faire du profit à long terme, tout en poussant les joueurs à revenir grâce aux achats qu’ils ont effectués et effectueront au sein du jeu. Ce modèle rentre donc en opposition complète à celui étudié initialement (Buy-To-Play), qui partait du principe que les joueurs payaient leur jeu, en une fois. Dans le modèle «  free-to-play », les joueurs n’achètent pas le jeu, mais acquièrent régulièrement des objets au sein du jeu, avec de l’argent réel.

Si les microtransactions génèrent indiscutablement des revenus, certaines sont néanmoins controversées, comme les loot box. Des liens entre ce système et les jeux d’argent plus classiques sont établis. Certains pays comme la Belgique ou les Pays-Bas ont mis en place des politiques limitant leur utilisation. En effet, des personnes avaient dépensé des milliers d’euros dans les caisses de butin, afin d’obtenir un objet rarissime. Résultat : ces caisses ont été interdites dans les deux pays cités plus haut.

Une étude de recherche norvégienne révèle également l’existence d’une pression sociale et de harcèlements chez les jeunes joueurs, liés à l’achat d’objets et de skins dans les jeux en ligne. Ce phénomène est problématique car les jeunes constituent un groupe de consommateurs vulnérables qui naviguent seuls sur des marchés presque non réglementés.

D’autres plates-formes, comme « PlayStation » ou « XBOX », se tournent davantage vers des systèmes d’abonnement. Le joueur paye mensuellement, ou annuellement pour jouer à un catalogue de jeux de manière illimitée. Le « Game Pass » disponible pour les joueurs XBOX obtient des résultats plus que satisfaisants pour Microsoft.

Un avenir au-delà du jeu ?

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Dans nos recherches, nous avons étudié l’ascension de la plate-forme de moteur de jeux Unity. Unity fournit un environnement d’édition simple dans lequel les modèles 3D sont déposés dans l’éditeur puis placés dans une sorte de monde virtuel. Unity est la plate-forme leader du marché pour la création de jeux vidéo, mais aussi de simulations de formation, visualisations médicales et architecturales et autres contenus interactifs en 3D.

Unity a créé l’Asset store, un magasin virtuel où l’on trouve des modèles 2D ou 3D, des textures, des pistes audios, des effets sonores, des outils de scripting, etc. Par exemple, un programmeur, ayant créé un produit appelé NGui pour aider les designers avec des illustrations 2D, a gagné 300 000 USD en vendant ce produit sur l’Asset store. La plate-forme permet aussi à des artistes 3D de concevoir des assets (e.g. des graphismes de haute qualité) qui seront ensuite vendus à des designers de jeux.

Au cours d’une ethnographie du design d’un monde virtuel conçu avec Unity et destiné à la formation des chercheurs en sciences de la Terre, nous avons identifié qu’une partie de l’expérience utilisateur consiste à équiper l’avatar du géologue, avant une excursion virtuelle de la montagne Skiddaw, dans le Lake District en Angleterre. Ce processus de sélection du kit (chaussures appropriées, vêtements imperméables, boussole, lunettes, casque de sécurité, etc.), est directement inspiré des skins et d’une esthétique de la monétisation, telle qu’on l’observe dans World of Warcraft ou Fortnite.

Au total, la monétisation irrigue des organisations bien au-delà du divertissement. Au premier trimestre 2024, plus de 77,7 millions d’utilisateurs actifs quotidiens du jeu Roblox, peuvent utiliser en dehors du jeu une cryptomonnaie connue sous le nom de Robux. Certains auteurs affirment même que le bitcoin constitue une gamification.


Simon Kovarski, assistant de recherche à l’EMLV, a participé à l’écriture de cet article

Édouard Pignot, Enseignant-chercheur en psychologie des organisations, Pôle Léonard de Vinci

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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