Par le

Photo de Simon Bak sur Unsplash


Amazon n’est plus un site de vente pour les clients, mais une plate-forme de services pour ses vendeurs

Henri Isaac, Université Paris Dauphine – PSL

Amazon n’est pas que la plus grande plate-forme de vente en ligne au monde. Les revenus que l’entreprise génère sur sa place de marché ont même été surpassés par ceux provenant des nombreux services web qu’elle propose à ses vendeurs.


Depuis sa création en 1994, Amazon a connu une croissance exponentielle. D’abord librairie en ligne, l’entreprise s’est progressivement transformée en un géant mondial du commerce électronique. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’agit également d’un acteur incontournable dans le domaine des infrastructures technologiques (Amazon Web Services, ou AWS), des loisirs numériques (Prime Video, Twitch, Kindle), mais aussi de la logistique et de la publicité en ligne.

Le chiffre d’affaires annuel de l’entreprise est passé de presque 7 milliards de dollars en 2004 à 574 milliards de dollars en 2023. AWS, lancé en 2002, est devenu une source majeure de revenus, générant 90 milliards de dollars en 2023. Les revenus publicitaires de la plate-forme ont également connu une croissance spectaculaire depuis le lancement de cette activité, atteignant 51 milliards de dollars en 2023. Amazon emploie 1,5 million de personnes. Aux États-Unis, Amazon est désormais le second distributeur derrière Walmart, et représente à elle seule 6 % du commerce et 37,6 % du e-commerce américain.

Verrouiller les clients dans un écosystème complet

Pour parvenir à de tels résultats, Amazon a profondément modifié son modèle initial. D’un simple site de vente en ligne à ses débuts, la plate-forme est d’abord devenue une place de marché ouverte à des millions de vendeurs. Le modèle de plate-forme biface qu’Amazon a déployé s’est progressivement enrichi de nombreux services aux vendeurs. Ce n’est plus le client final qui est au centre du modèle. Amazon est désormais une plate-forme de services de plus en plus intégrée pour les vendeurs, dont elle tire une très large partie de ses revenus. D’une façon plus générale, le cas Amazon interroge sur le développement des plates-formes vers des modèles les différenciant de moins en moins d’une entreprise classique. Amazon gère en effet de plus en plus de processus en interne, là où le modèle historique de plates-formes consistait à s’appuyer sur les ressources externes des tiers et à les orchestrer.

Dans son modèle initial de place de marché, Amazon offrait la possibilité pour des vendeurs tiers de proposer leurs produits sur sa plate-forme. En 2004, les ventes des marchands tiers représentaient 20 % des ventes. C’est désormais plus de 60 % en 2024. La moitié de ces vendeurs sont des marchands chinois qui utilisent Amazon comme un distributeur sur les différents marchés sur lesquels la plate-forme opère.

En 2005, Amazon introduit un programme d’abonnement, Prime, permettant d’accéder à la livraison gratuite. Ce dispositif fidélise les clients et les incite à concentrer leurs achats sur la plate-forme. En 2006, Amazon ouvre sa logistique aux marchands tiers qui peuvent ainsi se concentrer sur la vente et laisser Amazon opérer les livraisons. Ce programme nommé « Fullfilment by Amazon » (FBA) est requis pour vendre ses produits aux clients d’Amazon abonnés au service Prime. Nombre de marchands optent pour une telle solution pour ne pas perdre des ventes, d’autant qu’au fil des ans, le nombre d’abonnés Prime a considérablement augmenté pour atteindre 200 millions en 2021, dont 140 millions aux États-Unis. 94 % des marchands ont dès lors confié leur logistique à Amazon.

Pour attirer de nouveaux abonnés, Amazon a en effet enrichi le programme Prime en y intégrant de nombreux services de streaming vidéo, de musique, de jeux et l’accès à des ventes promotionnelles. Le programme Prime, désormais commercialisé 139 dollars par an aux États-Unis, verrouille ainsi la clientèle sur la plate-forme.

Les services web proposés aux vendeurs

Parallèlement à ce verrouillage des clients, le verrouillage des vendeurs s’est renforcé avec l’introduction en 2012 de la publicité sur la place de marché. Pour que leurs produits soient plus visibles sur la plate-forme, les vendeurs sont fortement incités à acheter des campagnes publicitaires qui se matérialisent par une meilleure visibilité dans les résultats de recherche sur le site. Pratique courante dans la distribution physique, le programme publicitaire d’Amazon prend une tout autre ampleur lorsque l’entreprise l’étend à sa plate-forme Prime Video, sur laquelle il impose aux abonnés Prime la publicité par défaut en 2024.

Dès lors, un vendeur de la place de marché est en mesure de promouvoir ses produits sur le service Prime Video et d’en apprécier l’efficacité directement par l’augmentation de ses ventes ou non. L’environnement clos d’Amazon offre un cadre complet et unique de promotion et de commercialisation. L’activité publicitaire d’Amazon représente un chiffre d’affaires de 49,6 milliards de dollars en 2023.

Ce développement est complété par les services de cloud computing fournis par Amazon Web Services, qui hébergent tous ses services et constituent une plate-forme de choix pour exploiter les données issues de la place de marché. Ces données sont ensuite monétisées sous forme de segment d’audience des différents espaces de vente ou de média.

En 2023, l’addition des revenus de ses services (cloud, logistique, publicité) dépasse celles de ventes directes d’Amazon et celles de la place de marché : 319 milliards de dollars contre 256 milliards. Le modèle d’Amazon s’est donc profondément transformé au cours de la dernière décennie. Après une phase d’acquisitions de clients et de leur verrouillage par le programme Prime, le modèle s’est concentré sur l’autre face de la plate-forme en multipliant les services à destination des vendeurs.

Faire face à la concurrence

Amazon exploite désormais une logique de plate-forme multiface fortement intégrée. Elle maximise les effets de réseaux croisés en verrouillant les différents utilisateurs de la plate-forme. Au cœur de ce modèle, les données jouent un rôle fondamental pour intégrer les différentes facettes du modèle et maximiser les revenus. De la connaissance fine des recherches, des achats, au visionnage de contenus audiovisuels, Amazon offre aux marques un environnement de promotion et de vente complet sans équivalent. Il concurrence directement les acteurs du monde des médias qui ne peuvent offrir un tel environnement publicitaire aux marques.

Ce modèle fait l’objet depuis 2023 de poursuites antitrust aux États-Unis, où la Federal Trade Commission (FTC) et 17 états poursuivent Amazon pour pratiques anticoncurrentielles. Si l’issue est encore incertaine, le modèle d’Amazon fait l’objet depuis trois ans d’une offensive commerciale chinoise. L’entreprise Pinduduo a lancé sa plate-forme Temu aux États-Unis, suivant en cela les plates-formes AliExpress (Alibaba) et Shein. Enfin, ByteDance a également lancé TikTok Shop aux États-Unis. Grâce à des campagnes publicitaires massives et une politique de prix agressive, les plates-formes chinoises se montrent de redoutables concurrents. Ils ont appris à connaître et vendre à la clientèle occidentale en grande partie grâce à Amazon. Introduit en novembre 2024, Amazon Haul, une copie de Temu, se veut une réponse à cette sérieuse menace chinoise.

Amazon a construit un modèle unique dans le monde marchand. Il articule le monde des médias et du commerce dans un attelage singulier qui questionne les deux univers. Un tel modèle intégré n’est pas sans interroger sur ces potentiels effets concurrentiels sur le marché publicitaire et sur le marché de la distribution. Il n’est pas évident que les autorités de régulation (Commission européenne et Autorité de la concurrence) aient les outils nécessaires pour appréhender un tel modèle. Il n’est pas certain que le DMA, le DSA et le droit de la concurrence s’accordent avec un tel modèle.

Henri Isaac, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de marymarkevich sur Freepik

Image de freepik

Les vins français doivent-ils craindre une nouvelle taxe Trump ?

Jean-Marie Cardebat, INSEEC Grande École

Donald Trump l’a promis à ses électeurs : les droits de douane vont augmenter pour tous les produits. Quel impact cela pourrait-il avoir sur la filière vinicole française ? Tout dépendra du montant finalement retenu de la taxe. Plus fondamentalement, les entreprises du secteur doivent prendre acte de la démondialisation en cours et revoir la carte mondiale de leurs clients.


Lors de sa campagne aux élections présidentielles américaines, Donald Trump a affiché une féroce volonté protectionniste. Ce n’est plus seulement la Chine qui est dans son collimateur, mais le monde entier. Pour les échanges commerciaux, Trump 2 sera vraisemblablement pire que Trump 1. Dès lors, que doit craindre la viticulture française dans ce contexte ?

Encore traumatisée par la taxe Trump de 25 % d’octobre 2019 à mars 2021, la filière française anticipe de nouvelles difficultés pour exporter ses vins vers les États-Unis. La comparaison entre la précédente taxe Trump et ce qui est annoncé par le futur président américain laisse cependant un peu d’espoir. Deux éléments risquent de changer la donne : le montant de la nouvelle taxe et son périmètre, à savoir les pays qui seront touchés par cette taxe.

Un certain flou

Il existe un certain flou sur le montant des droits de douane qui seront imposés aux vins importés aux États-Unis. Le chiffre le plus courant annoncé par Trump se situe entre 10 et 20 % pour tous les produits non chinois (60 % pour les produits chinois). 10 % ou 20 % ce n’est pas bien entendu la même histoire. On peut espérer cependant que le montant finalement retenu soit plutôt autour de 10 %.

Sinon l’effet inflationniste sur l’économie américaine serait trop important. Les économistes ont du mal à imaginer comment les consommateurs américains pourraient accepter un choc de 20 % de hausse des prix des produits importés. Surtout après la période inflationniste qu’ils viennent de subir. Des droits de douane trop élevés seraient donc très impopulaires, même si Trump fait le pari d’augmenter le revenu des ménages américains via des baisses de prélèvements et d’impôts financés par ces droits de douane afin de maintenir le pouvoir d’achat de ses concitoyens.

600 millions perdus

Le périmètre de la taxe Trump de 2019 était limité à trois pays : la France, l’Espagne et l’Allemagne, soit les trois pays du consortium Airbus. La mise en place de la taxe s’inscrivait dans le cadre d’un litige entre les États-Unis et l’UE sur la question aéronautique. Les droits de douane prévus lors de cette seconde mandature vont toucher tous les pays, ce qui constitue un changement profond.

Car si les vins français ont tant souffert en 2019, avec 40 % de ventes perdues et un manque à gagner estimé à 600 millions d’euros, c’est aussi qu’il y a eu d’importants effets de report des consommateurs américains vers d’autres vins importés. En particulier vers les vins rouges italiens, déjà leaders aux États-Unis. Pour le dire autrement, les Italiens ont été les grands gagnants de la taxe Trump. Pour les vins blancs, ce sont les Néo-Zélandais qui ont profité de la taxe. Cette fois, tout le monde devrait être touché. Les gagnants ne pourront être que les vins américains, qui, par définition, seront les seuls à ne pas être taxés.

Quel serait l’effet d’une taxe de 10 % touchant tous les vins importés aux États-Unis ? L’expérience montre qu’une partie de ces 10 % sera absorbée par la chaîne d’intermédiaires allant du producteur au consommateur, chacun acceptant une baisse marginale de son prix. Chacun (importateurs, grossistes, détaillants) souhaitant conserver sa part de marché, on peut imaginer que la hausse finale de prix sera inexistante ou extrêmement limitée. C’est ce qu’on appelle un comportement de marge, classique en cas de variation des taux de change ou de droits de douane. Une taxe de 10 % ne fait donc pas craindre d’effondrement de marché pour les vins français sur le marché des États-Unis. L’effet volume serait très contenu, mais la marge légèrement rognée.

Le danger d’une taxe de 20 %

L’équation se compliquerait cependant avec une taxe qui serait fixée à 20 %. Trop importante pour que des comportements de marge gomment l’effet de la fiscalité sur le prix final au consommateur. Dans ce cas, une hausse des prix finaux, dont l’ampleur dépendra du taux d’absorption par la chaîne d’intermédiaires, est inévitable. Les grands gagnants seront les producteurs américains vers lesquels se tourneront les consommateurs locaux.

Pour les vins français, l’effet dépendra de la sensibilité des consommateurs américains aux prix. Les vins les plus chers, qui sont aussi les plus demandés et les plus « uniques », sont toujours moins sensibles aux variations de prix. En revanche, les vins d’entrée et de milieu de gamme, qui sont le plus soumis à la concurrence, verront leur demande diminuer sensiblement.

Buvez Trump ?

Donald Trump étant lui-même producteur de vin, en concurrence avec les vins européens, une taxe supérieure à 10 % pour le vin n’est pas à exclure. Ce n’est pas le scénario privilégié pour autant. La politique économique américaine semble en fait surtout orientée vers l’industrie. L’idée des droits de douane s’inscrit dans la continuité de celle de l’Inflation Reduction Act (IRA), initiée par le démocrate Joe Biden. Ces politiques ont pour objectif de créer une incitation économique forte à l’installation de l’industrie mondiale sur le sol américain. Le vin devrait donc passer sous les radars.

France 24.

Néanmoins, malgré des effets attendus limités pour la filière vin française, cette nouvelle annonce protectionniste contribue au sentiment latent de démondialisation. Le marché russe s’est fermé avec la guerre en Ukraine. Le marché chinois impose des taxes aux brandys européens (essentiellement le Cognac à l’export) de 35 %.

L’accès aux grands marchés semble donc très précaire et on ne voit pas d’amélioration à court terme. Au-delà de Trump, il est grand temps d’acter cette démondialisation. De comprendre que les flux d’exports doivent significativement se réorienter vers des pays où la fiscalité serait plus propice aux échanges. De nombreux pays en Asie, en Afrique, en Amérique latine constituent des réservoirs potentiels de consommateurs. Les Européens sont à reconquérir également, mais avec des vins différents. Le marketing doit donc s’adapter à cette nouvelle donne internationale.

Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Prof. affilié à l'INSEEC Grande Ecole, INSEEC Grande École

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Image de rawpixel.com sur Freepik

Image de prostooleh sur Freepik

Le chien, cher dans les cœurs et pour le porte-monnaie

François Lévêque, Mines Paris - PSL

Les animaux domestiques occupent une place de plus en plus importante dans nos vies, notamment les chiens. L’analyse économique éclaire-t-elle ce drôle de rapport entre l’homme et l’animal ?


Le chien est un bien étrange animal. Leurs maîtres les achètent, les vendent et dépensent pour les entretenir, comme pour les automobiles. La statistique estime d’ailleurs qu’en France un ménage sur quatre possède un chien de la même façon qu’elle indique que neuf sur dix possèdent une automobile. D’un autre côté, le chien s’apparente à un membre de la famille, parfois même considéré comme un enfant. Qu’en est-il : bien de consommation durable ou membre permanent de la famille. Comment sont perçus les chiens par nos contemporains ?

Poursuivons un instant la comparaison entre le chien et de la voiture. Dans les deux cas, l’offre est pléthorique. Le nombre de modèles et versions – si les amis des animaux me permettent ce vocabulaire – se compte respectivement en centaines et milliers. Évidemment, le budget disponible restreint le choix : comptez 200 euros pour l’adoption d’un « corniaud » en refuge mais vingt fois plus pour un dogue du Tibet. D’autres contraintes s’exercent aussi pour celui qui veut « adopter », en particulier la taille de l’habitation. Alors que les voitures prennent du poids et du volume, les chiens rétrécissent. La demande se porte de plus en plus vers de petits formats comme le chihuahua. La mode joue aussi. Chaque reprise des 101 Dalmatiens entraîne un rebond des ventes de la race.

1000 euros par an !

Ranger le meilleur ami de l’homme parmi les biens de consommation durables permet de souligner deux déboires auxquels l’acheteur potentiel d’un chien s’expose.

D’abord celui de la myopie qui lui fait seulement très vaguement estimer et prendre en compte les coûts futurs liés à son acquisition. Et ce alors même qu’ils sont nettement supérieurs au prix d’achat. Gare alors aux difficultés financières futures et au risque de devoir se séparer, voire d’abandonner l’animal. Il faut compter de l’ordre de mille euros de dépenses annuelles pour son toutou. La moitié pour la nourriture. Finis depuis des lustres la préparation de la pâtée et l’os à moelle offert par le boucher ! Croquettes, boites et barquettes ont pris la suite. De toutes sortes – y compris bio, sans OGM, et même végan ! – et pour tous les régimes canins selon la santé, l’âge, et même la race. L’industrie pour l’alimentation animale est florissante. Ses prix croissent plus vite que ceux du panier moyen de consommation. Elle tire parti de sa concentration et du fort attachement des propriétaires pour leur animal de compagnie. Mars, connu pour sa barre au chocolat et caramel, est le numéro un du secteur avec ses marques Royal Canin et Canigou. Nestlé, avec notamment Friskies et Purina, occupe le troisième rang.

Les soins de santé représentent le second poste des dépenses canines. Mars – qui l’eût cru ? – est d’ailleurs à la tête de 3 000 cliniques vétérinaires dans le monde. Un sondage réalisé par l’IFOP montre que les propriétaires de chien sous-estiment systématiquement le nombre de fois où ils se rendront chez le vétérinaire. Ils ont de même tendance à sous-évaluer le prix de ses interventions. Ils estiment par exemple que le coût d’une rupture d’un ligament croisé – fréquente chez le chien – s’élève à 700 euros alors qu’elle s’établit à près de 1 000 euros.

Coûteuses asymétries

L’acheteur potentiel d’un chien se heurte aussi à une asymétrie d’information au bénéfice du vendeur. Il connaît beaucoup moins bien l’origine et les caractéristiques – qualités et défauts – de l’animal qu’il guigne. Cette asymétrie est un problème commun aux biens de consommation durables car, faute d’achats fréquents, l’expérience du consommateur est mince et la qualité du bien ne se révèle vraiment qu’à l’usage. Mais me voilà obligé de revenir à la voiture puisque le problème de l’asymétrie d’information a été modélisé la première fois dans le cas du marché de l’automobile d’occasion dans un célèbre article de l’économiste américain G. Akerlof. Dès lors que l’acheteur ne sait pas distinguer un véhicule de bonne qualité de celui avec des défauts cachés, le vendeur peu scrupuleux en profite en passant sous silence tout ce qui réduit le prix du véhicule d’occasion. Cette imperfection conduit à un prix trop bas proposé aux bons vendeurs et une moindre quantité de bons produits mis sur le marché. Toute une série de palliatifs (chartes, labels, certification, etc.) doit alors être mise en place pour mieux informer les consommateurs et rétablir leur confiance.

L’asymétrie d’information affecte tout particulièrement le marché des chiens de race. La sélection réalisée pour favoriser certains traits physiques réduit la diversité génétique, ce qui augmente la prévalence de caractéristiques défavorables à la santé des animaux. De façon générale, les chiens de race pure sont plus fragiles mais les acheteurs ne sont pas forcément mis au courant des risques qui affectent leur généalogie. On se souvient peut-être de la mine déconfite de Yolande, personnage du film Un air de famille, apprenant que le labrador qu’elle devrait bientôt recevoir finira sa vie paralysé par l’arthrose. À l’image de celui qui lui fait face, étalé sur un fauteuil, au regard infiniment triste. Il est devenu « décoratif comme un tapis, mais vivant », constate Denis, autre personnage du film.

Cette réplique offre une transition toute trouvée pour aborder la place du chien dans la famille. Si l’animal peut être considéré comme un bien de consommation durable d’un point de vue économique, c’est un « bien particulier » qui s’anime, aboie et remue la queue. Cela modifie évidemment la perspective !

Des prénoms et des surnoms

Remarquons d’abord l’humanisation croissante du chien. Il porte de plus en plus souvent un prénom de bipède comme Sam, Max, Oscar, ou Roxane. Rex, Spot, Fido ou Titi sont devenus moins courants. Dorénavant, les chiens peuvent aussi porter des sweats à capuche et manger des glaces.

Ils sont aussi plus nombreux à avoir une tête aplatie, comme nos visages sans museau. Les races brachycéphales comme le carlin ou le bouledogue français sont très à la mode. Vous avez sans doute aussi noté comme moi qu’il arrive souvent que les maîtres parlent de « mon bébé » ou de « mon enfant » à propos de leur chien et se désignent eux-mêmes quand ils s’adressent à lui comme « ta maman » ou « ton papa ». Cela n’arrive jamais à propos d’une voiture !

Le chien est-il alors un substitut de l’enfant ? Une question d’autant plus légitime que l’on observe parallèlement un déclin du nombre d’enfants et une hausse du nombre de chiens. Aux États-Unis, la proportion de foyers avec un chien a dépassé à celle de foyers avec un enfant mineur. En France, les proportions sont encore identiques.

En concurrence avec les enfants ?

Chien et/ou enfant ? La réponse a été apportée par un trio d’économistes dans une étude portant sur plus de cent mille observations de ménages américains avec ou sans chien, avec ou sans enfant, et différant selon le revenu, le lieu d’habitation, le niveau d’étude… Leur modèle économétrique montre que, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d’avoir un chien diminue avec la présence d’un enfant de moins de deux ans. Chien et enfant apparaissent alors substituables. En revanche, la probabilité augmente avec la présence d’un enfant plus âgé. Chien et enfant apparaissent alors complémentaires. Mais une relation de substitution resurgit : la présence d’enfant de plus de 2 ans a pour effet de diminuer les dépenses affectées au chien. Ce qui suggère que les parents accordent une plus grande importance à la qualité de vie de l’enfant qu’à celle de l’animal.

Dans un tout autre registre, l’écrivain Russel Banks, saisit remarquablement la place du chien dans une nouvelle intitulée précisément « Un membre permanent de la famille ». Un couple, parent de trois enfants, se sépare. Mari et femme décident de vivre à quelques centaines de mètres chacun et optent pour le mode de la garde alternée. Tous s’adaptent parfaitement à cette nouvelle vie, sauf Sergent, une chienne rétive à ce partage en deux. Elle refuse de suivre les enfants à pied quand ils doivent se rendre dans la maison de leur mère. Il faut à chaque fois l’embarquer dans le coffre de la voiture pour l’y conduire de force, et l’y reconduire car elle s’en échappe souvent. Plus finalement que les allers-retours des enfants, ce sont ceux de la chienne qui tiennent le fil d’une apparence d’une famille encore unie. Or un après-midi, en reculant son break, le mari écrase Sergent. De ce jour, éclate l’impermanence jusque-là occultée de la famille. Tout alors se délite.

Une vie de chien à 10 000 dollars

Dernier indice enfin sur la place du chien, un économiste, David Weimer, a même eu l’idée d’estimer la valeur d’une vie de chien. Plus précisément, sa valeur statistique en appliquant à la race canine le concept de valeur statistique d’une vie humaine utilisé dans les analyses coût-bénéfice du secteur de la santé. En interrogeant des milliers de propriétaires de chien sur leur consentement à payer pour un vaccin contre la grippe canine, il a estimé la valeur d’une vie de chien de l’ordre de 10 000 dollars.

David Weimer est aussi l’auteur de Dog Economics paru récemment chez Cambridge University Press, une maison d’édition sérieuse et prestigieuse. Un ouvrage très complet et, à ma connaissance, le seul livre académique dédicacé à des chiens avec photo à l’appui. Rien n’échappe à l’analyse économique, même les animaux domestiques à la fois biens de consommation et membres de la famille. Si le chien est un bien étrange animal, leurs maîtres le sont peut-être encore bien davantage…

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris - PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Par le

Télétravail, est-il temps de retourner au bureau ?

Emmanuelle Léon, ESCP Business School

Amazon, Ubisoft… la liste des entreprises qui annoncent mettre fin ou réduire le télétravail semble s’allonger de jour en jour. Quelle réalité se cache derrière ces décisions ? Est-ce vraiment la fin du télétravail ?


Coup de tonnerre sur le télétravail depuis qu’Amazon a annoncé la fin du travail à distance pour tous ses collaborateurs. Depuis, tout un chacun (et notamment les « grands patrons ») s’interroge sur l’intérêt de faire revenir ses salariés au bureau. Alors, va-t-on encore assister à la valse du télétravail ?

Petit retour dans le passé : en 2019, la France compte environ 7 % de télétravailleurs à temps partiel. Et ce alors que la Fondation Concorde estimait que 25 % des salariés pourraient réaliser une partie de leur activité à distance. Finalement, la pandémie n’aurait servi qu’à réduire cet écart puisqu’on estime que 20 % des salariés ont eu accès au télétravail en 2021. Et ces chiffres restent stables, n’en déplaise aux fossoyeurs du télétravail.

4 070 accords signés en 2021

Pourquoi tant d’émotion aujourd’hui ? Tout d’abord, les renégociations des accords d’entreprise portant sur le télétravail sont engagées. 4 070 accords d’entreprise portant sur cette pratique ont été signés en 2021 (versus 1490 en 2019). Et ces accords portaient souvent davantage sur le nombre de jours en télétravail que sur son organisation.

Trois ans plus tard, force est de constater que tout n’est pas rose sur la planète du télétravail. Sentiment d’isolement, risques de burn-out sont autant d’alertes qui nécessitent de repenser l’organisation de cette pratique, et d’aller au-delà d’un simple décompte. Ce contexte est d’autant plus anxiogène que certains employeurs sont tentés de surveiller de près ce qui se passe lorsque leurs salariés ne sont pas au bureau. À cet égard, les annonces outre-Atlantique, largement médiatisées, remettent de l’eau au moulin de ceux et celles qui, fondamentalement, sont opposés au télétravail.

L’efficacité du modèle hybride

Et pourtant, vouloir supprimer le télétravail pour la santé financière de l’entreprise ou pour améliorer l’engagement des collaborateurs est une erreur. L’un des experts du sujet, Nick Bloom, professeur d’économie à Stanford, a mis en évidence que la productivité (quand elle est calculable) est sensiblement similaire en hybride (mix bureau/domicile) qu’en étant au bureau à 100 %. Le modèle hybride serait légèrement plus efficace, avec 1 à 3 % d’écart. La productivité qui diminue à cause du télétravail s’observe dans les organisations qui ont opté pour cette pratique à 100 %. Là, une baisse de 10 % de productivité s’observe. Encore faut-il la mettre en regard des économies générées en matière d’immobilier.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

Lors d’une conférence organisée en octobre 2024 à Stanford, plusieurs chercheurs ont analysé les conséquences des politiques de « retour au bureau » (RTO – Return to the Office) de 1200 entreprises ayant opéré ce choix. Tout d’abord, ce phénomène s’observe davantage dans des villes où le coût de l’immobilier est faible. Par ailleurs, ces entreprises auraient en commun les éléments suivants : il s’agit d’une décision du dirigeant (principalement des hommes), prise au moment où l’entreprise connaît de mauvais résultats, et qui occasionne souvent des départs massifs, notamment des managers expérimentés.

Quel engagement recherche-t-on ?

Ces démissions s’apparentent parfois à des plans de licenciement déguisés, puisque l’employeur sait fort bien que tout le monde ne reviendra pas sur site. Le narratif des entreprises est de vouloir renforcer l’engagement « affectif » (qui rappelons-le, signifie « l’attachement et la loyauté des individus à leur organisation »). Paradoxalement, l’engagement obtenu sera peut-être davantage « calculé » : le salarié ne restera pas par adhésion au projet de l’entreprise, mais parce qu’il n’est pas sûr de trouver mieux ailleurs.

D’où provient cette intuition, devenue certitude pour certains, que l’entreprise irait mieux si tous les salariés revenaient au bureau ? J’y vois pour ma part une forme d’héritage du modèle de l’entreprise industrielle. Dans ce modèle, le temps passé sur le lieu de travail (usine) par le salarié (ouvrier) peut être directement associé à la production. Il faut être sur place à l’heure, et suivre le rythme imposé par la chaîne de production. La présence y est donc vertu.

Des préjugés datés ?

Si ce modèle n’est plus la référence dans nombre de pays, il a laissé des traces, telles que la vision de l’âge, par exemple, ou encore la durée du travail. Ainsi, l’idée des « seniors » qui peineraient à suivre le changement s’inscrit dans cette logique de pénibilité du travail du monde industriel. Nombre de managers s’étonnent de se retrouver ainsi mis sur la touche, au moment même où ils sont en capacité d’apporter tant à l’entreprise. Le fait de passer du temps au bureau, le fameux « présentéisme », découle de la même logique. Pourtant l’on sait fort bien que la présence sur le lieu de travail n’est pas un indicateur pertinent.

France 24.

Il est donc grand temps de changer de référentiel. En effet, de nombreuses dérives imputées au télétravail sont issues de la prégnance de ce modèle dans les mentalités. Fini le présentéisme ? Bienvenue à la disponibilité à distance, où certains hésitent à quitter leur bureau, de peur d’être considérés comme des tire-au-flanc. Fini la chaîne de production ? Bienvenue aux réunions en visio qui s’enchaînent à un rythme infernal, n’accordant aucun répit aux salariés. Tant que nous serons dans l’incapacité de distinguer les moments de travail individuel et les moments de collaboration, nous continuerons d’aligner des journées identiques au bureau et à distance. Tant que nous serons dans l’incapacité de penser le travail, nous serons dans l’incapacité de choisir un hybride vertueux, c’est-à-dire un hybride organisé. C’est en fonction de la nature du travail à réaliser que l’on doit opérer des choix en ce qui concerne l’hybride, pas en fonction des desiderata des collaborateurs ou des croyances des dirigeants.

Le télétravail n’est ni vertueux ni nocif en tant que tel. Il n’est plus vécu comme une « récompense » mais comme une des conditions de travail offertes par l’employeur. Dit autrement, vous ne séduirez plus les candidats en leur offrant du télétravail, comme c’était le cas avant la pandémie. En revanche, éliminer cette pratique aujourd’hui aura un impact lourd sur votre marque employeur et sur l’engagement de vos collaborateurs, qui se sentiront trahis. Heureusement, si nombre de dirigeants annoncent la « fin du télétravail », la réalité est bien différente. Et c’est une bonne chose car ce n’est pas le télétravail qui pose problème : c’est l’organisation du travail dans son ensemble. Il ne reste plus qu’à espérer que les négociations en cours prendront en considération ces différents éléments.

Emmanuelle Léon, Professeure associée, Directrice scientifique de la Chaire Reinventing Work, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.