« Webtoons » : que sont ces bandes dessinées numériques que lisent tous les ados ? Joan Le Goff, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) L’actualité économique des loisirs culturels peut parfois dérouter. Ainsi, tandis que, récemment, d’aucuns voyaient dans le déferlement d’un nouveau support numérique, le webtoon, une « menace pour l’édition », d’autres s’étonnaient de la résistance du marché du roman-photo, qui semblait pourtant terriblement daté, en dépit de tentatives de modernisation récentes, fortement teintées de second degré et d’esprit potache.
Pour autant, ce télescopage entre un héritier des années 1950 et une distraction numérique hyperactuelle n’est pas aussi saugrenu qu’il en a l’air.
Les webtoons (mot-valise, à partir de web et cartoon) constituent une vraie nouveauté puisque cette création est apparue en 2003 (sur le portail coréen Daum) et qu’ils connaissent un succès mondial depuis 2019. C’est aujourd’hui un véritable phénomène de société : la principale plate-forme (à la dénomination homonyme) compte 100 milliards de vues, confortant l’hallyu, la « vague coréenne », et son emprise croissante sur la culture mondiale, de la K-Pop aux séries télévisées.
S’il est familier aux 10-15 ans, le principe des webtoons mérite d’être rappelé : ce sont des bandes dessinées dématérialisées conçues pour être lues sur des appareils numériques, en défilement vertical – ce que l’on appelle le scrolling. Ces produits culturels de divertissement sont plutôt destinés à un public jeune, depuis les enfants et préadolescents jusqu’aux jeunes adultes (les bien nommés « adulescents »).
« Bandes défilées »
Sur la forme, les webtoons présentent la caractéristique de mélanger images fixes et texte, dans un format prédéfini et conçu pour les écrans des smartphones (sur cet aspect spécifique, il faut citer, pour la production française, le précurseur Bludzee, du prolifique Lewis Trondheim, qui, dès 2009, était conçu pour le format écran, avec publication d’un strip quotidien). La case au format de l’écran est la norme graphique, empêchant les mises en scène jouant sur le format pleine page (bien connues des adeptes de Fred ou de Chris Ware, entre autres).
Sur le fond, il existe des webtoons sur de nombreux thèmes, comme la romance, le mystère ou l’action. Les plus populaires sont Lookism ou Weak Hero, dont les intrigues traitent de harcèlement scolaire, l’histoire d’amour Age matters, ou encore Lore Olympus, une réécriture contemporaine du mythe grec de Perséphone et Hadès, parmi bien d’autres titres. Les personnages sont dynamiques et appartiennent le plus souvent à la même génération que les lecteurs.
Dans ce dispositif narratif, tout repose sur la logique sérielle, avec un suspense systématique en fin d’épisode. Chaque lecture d’un webtoon ne prend que 5 à 10 minutes, c’est très rapide et permet une consommation à tout moment, notamment pendant les temps de transport ou les intercours… voire les cours !
Techniquement, ces « bandes défilées », pour reprendre l’heureuse expression de Guy Delcourt, patron des éditions qui portent son nom, se consomment facilement puisqu’il suffit de scroller comme on le fait sur de nombreuses applications comme Instagram, Twitter ou TikTok et envers lesquelles l’addiction du public adolescent est notoire.
Un héritage ancien
Il faut bien sûr un smartphone, mais le taux d’équipement des jeunes dans les pays occidentaux est très élevé : en France par exemple, 94 % des 15-29 ans en possèdent, notre pays dénombrant plus de téléphones portables que de brosses à dents. Pas de temps d’appropriation spécifique, pas d’outil inhabituel, les webtoons s’insèrent sans apprentissage dans le quotidien de leurs lecteurs.
Pourquoi ces bandes dessinées numériques originales plaisent-elles autant et menacent-elles d’autres genres, comme le manga ou l’anime ? La facilité pratique n’explique pas tout et, en particulier, la combinaison d’images fixes et de phylactères à lire aurait pu sembler rebutante à l’époque des microvidéos qui se consomment sans effort et ignorent même l’usage de la parole, comme dans les posts de la star chaplinesque de TikTok, Khaby Lame.
Une explication, simple, est que les webtoons s’inscrivent à la fois dans la modernité et la tradition : produits ultra-contemporains ayant intégré l’hégémonie du smartphone dans le quotidien du XXIe siècle, ils reprennent à leur compte des usages bien rodés qui, en partie au moins, justifient leur succès populaire.
Les webtoons, une variante narrative
En effet, le principe d’histoires découpées en série, avec des héros similaires au lecteur visé (facilitant l’identification) et où se mélangent séduction et aventure, le tout avec un suspense chronique pour fidéliser le public a été utilisé de longue date, avec une réussite jamais démentie. Née avec les feuilletons d’aventures dans les journaux du XIXe siècle, cette matrice structurelle se retrouve dans les serials du cinéma naissant comme Fantômas ou les Vampires puis dans les romans photos populaires des années 1950 et 1960.
La grande époque des revues de bandes dessinées américaines (les comics) ou européennes (avec les magazines Tintin, Spirou, Pilote et le bien nommé À suivre…) reprend ce principe, le suspense de bas de page devenant une règle d’écriture systématique imposée par la publication périodique. À partir des années 1980, les séries télévisées prendront le relais, avec la même logique de tension narrative, depuis le « Qui a tiré sur J.R. ? » de Dallas jusqu’aux cliffhangers artificiels et tristement prévisibles des productions contemporaines.
L’idée est de proposer sur le média le plus populaire du moment des histoires illustrées accrocheuses, comme on le fait depuis deux siècles. Les webtoons sont juste une nouvelle variante adaptée au support préféré du public, ce qui n’enlève rien à leurs mérites esthétiques et, par ailleurs, à leurs racines culturelles asiatiques.
Production intensive
Le succès mondial des webtoons est spectaculaire, notamment depuis le confinement de 2020. Rien qu’en France, il y a plus de 2 millions d’abonnés à la principale plate-forme sud-coréenne Line Webtoon, lancée en 2004 par le groupe Naver). Sans surprise, les éditeurs ont deux sources de revenus : les annonceurs, via la publicité présente sur les plates-formes ; les lecteurs, grâce aux ventes par abonnements (l’hameçonnage par des premiers chapitres gratuits fonctionne de façon redoutable).
C’est très efficace mais très classique puisque c’est exactement le modèle économique inventé par la presse lors du développement des grands tirages populaires à partir de 1860. Un modèle économique rodé, maintes fois utilisé avec réussite, les nuances résidant dans le dosage entre les deux générateurs de chiffres d’affaires.
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La deuxième caractéristique de la production des webtoons est qu’elle est extrêmement intensive : comme un épisode se lit en quelques minutes, un lecteur en dévore plusieurs d’affilée. Il faut donc alimenter les sites avec de très nombreuses nouveautés. Par ricochet, les créateurs sont soumis à une demande de productivité très importante. Mais il faut savoir qu’ils ne sont pas salariés, simplement payés au travail fourni s’ils sont sous-traitants des grosses plates-formes ou bien rémunérés au nombre de vues s’ils sont indépendants.
Lecteurs impatients
C’est un modèle de plate-forme typique de l’ère numérique (des VTC aux livreurs) mais, à nouveau, on retrouve des principes du XIXe siècle : les travailleurs sont rétribués à la tâche, en fonction des épisodes livrés sans tenir compte du temps de travail ; ils ne peuvent pas se permettre d’être malades ou de prendre des congés. Certains auteurs à succès gagnent beaucoup d’argent, mais en travaillant à un rythme effréné qui conduit inévitablement au syndrome d’épuisement professionnel.
Appliquer les recettes narratives de l’époque des Misérables n’est pas inintéressant mais en dupliquer le modèle social et économique est moins réjouissant. Et les éditeurs ne sont pas les seuls responsables car des lecteurs impatients harcèlent parfois leurs auteurs préférés pour qu’ils produisent plus et plus vite ! Bienveillance des réseaux sociaux…
Phénomène majeur de l’industrie du divertissement, la popularité des webtoons va sans doute continuer à croître. Il faut espérer que l’entrée en lice des grandes maisons de l’édition de la bande dessinée franco-belge comme Dupuis (via Factory, depuis 2019) ou de l’un des principaux éditeurs européens de manga comme Delcourt (Verytoon, 2021) pourra assainir les pratiques du secteur… en proposant – paradoxalement – des versions imprimées de ces œuvres initialement exclusivement numériques !
Joan Le Goff, Professeur des universités en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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