« Shogun », une série fidèle à l’histoire du Japon féodal ?

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« Shogun », une série fidèle à l’histoire du Japon féodal ?

The Conversation

« Shogun », une série fidèle à l’histoire du Japon féodal ?

Pierre-Emmanuel Bachelet, ENS de Lyon

Entre le 24 février et le 23 avril 2024, la première saison de la série Sh?gun, créée par Rachel Kond? et Justin Marks, a été diffusée sur la chaîne américaine FX. Première saison en effet, puisqu’il a été annoncé que ce qui ne devait être que la seconde adaptation en mini-série du roman de James Clavell Shogun (1975) allait désormais être une série en trois saisons consacrée à l’histoire du Japon moderne.

C’est l’aboutissement d’un long projet, annoncé en 2018 et que la pandémie de Covid-19 a considérablement ralenti. Ce projet s’est rapidement donné comme objectif d’éviter les principales critiques formulées contre la mini-série de 1980, en particulier au Japon, à savoir l’absence de rigueur quant à la représentation de l’histoire et de la culture japonaises.

Pour ce faire, une équipe américano-japonaise a été constituée, et l’acteur et producteur principal, Sanada Hiroyuki, s’est considérablement impliqué dans le projet. Il a été annoncé que la série serait autant – voire davantage – centrée sur les personnages japonais que sur le héros du récit d’origine, le pilote britannique John Blackthorne, et que la majorité des dialogues seraient en japonais sous-titré. La promotion de la série a donc déployé un effort considérable pour présenter la série comme authentique.

Il va de soi que pour qu’une série soit réussie, même si elle prend place dans le passé, la fidélité historique n’est ni une condition nécessaire, ni une garantie de réussite. Il y a donc deux niveaux d’appréciation d’un tel média : celui du spectateur/de la spectatrice, qui apprécie la qualité du scénario, de la mise en scène, de l’écriture des personnages, etc., et celui de l’historien/de l’historienne, qui va scruter les écarts par rapport à ce qu’il ou elle sait du consensus historien sur la question.

En tant que spectateur, cette série présente des qualités indéniables et la quasi-unanimité à son sujet est méritée : mise en scène épique, beauté des décors et des costumes, personnages attachants (quoique pas tous très bien écrits) et scénario haletant.

En tant qu’historien, le jugement ne peut être que plus mitigé. Au niveau du récit général, la série tord des événements réels pour les besoins du scénario (ce qui est parfaitement défendable en termes strictement scénaristiques), et au niveau des points de détail, elle mêle idées excellentes et inventions absurdes. Tout ceci ne pourrait être qu’un excès de pointillisme, si la série elle-même et, au premier plan, son producteur Sanada Hiroyuki, n’avait vendu la série comme une représentation fidèle de l’histoire japonaise.

Qu’en est-il donc réellement ?

Une fiction historique

Commençons par rappeler que la série n’adapte pas l’histoire du Japon directement, mais à travers un média intermédiaire (parfois parasite) qui est le roman de James Clavell. Malgré les modifications annoncées, elle en suit donc la trame, quitte à en recycler les clichés les plus inexacts – et éculés – sur l’histoire japonaise. La principale frustration de l’historien face au roman et ses adaptations est le fait de se fonder, parfois très fortement, sur des personnages ayant réellement existé, mais en changeant totalement leur nom.

La série est centrée autour de trois personnages : John Blackthorne est inspiré de William Adams, premier Britannique à être arrivé au Japon et finalement devenu samurai ; Yoshii Toranaga du seigneur puis sh?gun Tokugawa Ieyasu ; Toda Mariko/Maria de Hosokawa Tama/Gracia, une femme d’ascendance guerrière convertie au christianisme. Par souci de fidélité au matériau d’origine, les showrunners de la série ont décidé de conserver ces noms fictifs. Malgré la frustration, ce choix reste salutaire, car il permet de maintenir un écran entre fiction et réalité ; et cette série relève, avant toute chose, de la fiction historique, ce qu’il est bon de rappeler quand on constate l’enthousiasme du public face à ce qui est vu comme une représentation fidèle du Japon de la période des Royaumes combattants (fin XVe siècle-1603).

Premièrement, comme dans l’œuvre d’origine, le rôle du pilote britannique, pour des raisons scénaristiques, est surévalué. W. Adams a été rapidement considéré comme un atout par le futur sh?gun, mais pas au point d’être une pièce maîtresse de sa stratégie, comme la série le laisse entendre. L’histoire de la victoire des Tokugawa sur les autres membres du conseil de régence ne repose donc pas sur l’intervention d’Européens – quoique les armes saisies sur leur navire aient pu être utilisées par les Tokugawa.

Dans le même temps, la série essaie de dévier du syndrome du white savior, très présent dans l’industrie cinématographique traitant des espaces extra-européens. Il en résulte un paradoxe : Blackthorne est en même temps trop présent par rapport aux événements relatés, et placé en périphérie de l’action pour mettre en valeur les personnages japonais. Il est là, mais ne sert pas à grand-chose.

Le personnage de Toranaga présente également de grandes différences vis-à-vis de Tokugawa Ieyasu. Son histoire est racontée de manière assez linéaire, téléologique et franchement hagiographique. Toranaga porte une destinée qui le pousse presque malgré lui à accéder au statut de sh?gun, même s’il prétend vouloir s’en détourner. Dans le même temps, il est décrit dans la série comme étant dans une position très précaire, ce qui n’était pas du tout le cas de Tokugawa Ieyasu à ce moment de son ascension.

Ce choix narratif minimise ce qui est un des aspects les plus fascinants de toute existence historique : la stratégie, les choix décisifs, les erreurs, les manipulations. Tokugawa Ieyasu est arrivé au pouvoir grâce à son habileté politique et militaire, là où la série fait de Toranaga quelqu’un guidé par un destin immuable ; l’accent mis sur la destinée, avec l’emploi du terme shukumei (destin, prédestination), relevant là encore d’une mystique asiatique fantasmée aux relents orientalistes.

Il s’ensuit que ses choix stratégiques, dans les derniers épisodes, s’ils sont bienvenus car ils lui redonnent de la complexité et de la consistance historique, ont un impact moindre.

Le personnage de Mariko, enfin, présente l’avantage d’amener sur le devant de la scène un personnage féminin, complexe, et peut-être le plus fidèle à son modèle original.

Hosokawa Gracia n’a pas eu l’importance historique que Mariko dans la série, n’a jamais été en contact avec William Adams. Cependant, elle est bel et bien la fille de l’assassin de Nobunaga, survivante d’une famille décimée en punition de cet assassinat, mariée à un époux abusif et morte en 1600 à Osaka dans le contexte de la prise de la ville par l’ennemi de Ieyasu. C’est en revanche le christianisme qui va lui assurer une forme d’émancipation, là où la série met plutôt l’accent sur une fonction fictive d’interprète, mais qui relève là aussi de la médiation interculturelle.

Le choix d’adaptation de la série est donc ici plus pertinent car il restitue toute la complexité de ce type de personnage historique, là où Blackthorne et Toranaga perdent en profondeur.

Inventions et clichés

Certains détails surprendront les spécialistes de la période : faire de Macao une base secrète des Portugais, par exemple, alors que c’était l’un des principaux partenaires commerciaux du Japon. La série flirte parfois avec le grotesque, comme quand le fils de Toranaga (qui ne se fonde pas sur un des fils de Tokugawa Ieyasu) tire au canon par surprise sur ses adversaires dans un déluge de gore peu nécessaire.

La question de la violence est également un aspect intéressant, car la série tend à véhiculer des clichés désormais éculés sur le Japon des samurais, notamment sur la violence gratuite. Dès le premier épisode, un homme est ébouillanté vivant ; si cette pratique est suggérée par les sources, les compagnons de W. Adams ont été bien accueillis. On y voit également un samurai assassiner sans procès un homme aux yeux de tous, alors que ce « droit de tuer » que l’on observe était, en tous les cas dans le Japon de l’époque Edo, sévèrement encadré. Quelle utilité à cette mise en scène d’une violence gratuite, sinon à conforter l’image orientaliste d’une brutalité inhérente au Japon médiéval ?

D’autres détails surprennent, mais agréablement. Pour n’en citer qu’un, la référence à la future création du quartier des plaisirs d’Edo, qui est effectivement venue d’un professionnel du secteur en ayant fait la demande aux autorités shogunales.

Au final, ce qui est sans doute le plus plaisant dans cette série est la mise en scène du contact – et conflit – interculturel. Les scènes de communication et d’intercompréhension mettent en valeur les principaux enjeux de la rencontre entre l’Europe et le Japon, ce qui est le sujet de l’œuvre d’origine. La série, en voulant mettre en valeur les personnages japonais, détourne légèrement la focale de cet enjeu en le recentrant vers la lutte de pouvoir. Ce conflit politique est narré avec talent, mais c’est un récit finalement beaucoup plus classique que propose la série, dans la lignée des multiples « jeux du trône » des dernières années.

C’est d’ailleurs sans doute ce qui nous attend dans la prochaine saison, qui n’aura cependant pour seule source d’inspiration… que l’histoire elle-même ! Ce pourrait être l’occasion de renouer avec un récit plus proche des sources primaires et de l’historiographie – mais il y a fort à parier que les showrunners préfèreront mettre l’accent sur les batailles sanglantes annoncées à plusieurs reprises par le récit et que bon nombre de spectateurs semblent vouloir être adaptées à l’écran !

Pierre-Emmanuel Bachelet, Maître de Conférences en Histoire moderne et contemporaine de l'Asie orientale et de l'Asie du Sud-Est, ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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