Les textes antiques, sources de fantasmes nécrophiles

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Les textes antiques, sources de fantasmes nécrophiles

La mort de Cléopâtre. Tableau de Jean-André Rixens, 1874. Musée des Augustins, Toulouse. Wikipédia
Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine

Chez Hérodote comme chez Ovide, sous différentes formes, on retrouve l’idée d’une dépendance totale des corps féminins, mis à disposition d’hommes libres et puissants. Des fantasmes morbides qui continuent de travailler l’imaginaire collectif.


L’historien grec Hérodote consacre une partie de son livre sur l’Égypte à la momification, caractéristique, s’il en est, de la civilisation pharaonique qui paraît obsédée par la mort et la résurrection. Contrairement aux Grecs qui brûlaient les cadavres sur des bûchers funèbres, les anciens Égyptiens cherchaient à conserver dans le meilleur état possible les dépouilles des défunts pour leur permettre, selon leurs croyances, d’accéder à l’Au-delà où ils renaîtraient pour la vie éternelle. Ils étaient passés maîtres dans l’art d’embaumer les corps.

Violer une momie

Mais dans son évocation des anciens rites funéraires égyptiens, Hérodote insère une surprenante information qu’on ne trouve nulle part ailleurs :

« Les épouses des gens de qualité, après leur mort, ne sont pas livrées sur-le-champ aux embaumeurs, pas plus que les femmes très belles et d’une grande renommée ; on ne les leur confie qu’au bout de trois ou quatre jours. On veut éviter que les embaumeurs n’abusent de ces femmes ; car on en a pris un, paraît-il, à violer le cadavre d’une femme qui venait de mourir » (Hérodote, Histoires II, 89).

On soupçonne une invention d’Hérodote ; un fantasme de nécrophilie que pourrait trahir l’absence de condamnation de sa part. D’autant plus que la lecture du passage produit aussitôt des images mentales : un scénario mettant en scène un immonde embaumeur faisant l’amour avec un beau cadavre.

Hérodote a peut-être été inspiré par le mythe d’Isis qui a pu servir de déclencheur du fantasme nécrophile. La déesse égyptienne reconstitue le corps dépecé de son époux Osiris. Elle réunit les membres qu’elle lie les uns aux autres au moyen de bandelettes de lin, réalisant ainsi la toute première momie. Puis, réveillant son mari, elle s’unit à lui le temps de tomber enceinte d’Horus, le fils qui deviendra le roi légitime de l’Égypte. La momie, corps conservé ou reconstitué, suggère la possibilité d’un érotisme au-delà de la mort.

Le « fourneau déjà refroidi »

Le romancier finlandais Mika Waltari, s’inspirant de l’historien antique, reprendra ce thème nécrophile, de manière ironique dans Sinouhé l’Égyptien (1945) : il imagine une femme, donnée pour morte, ramenée à la vie lors du viol de son cadavre par un prêtre embaumeur.

Un deuxième cas apparaît encore dans l’œuvre d’Hérodote, mais en Grèce cette fois : Périandre, tyran de Corinthe, est accusé d’avoir fait l’amour avec Mélissa, sa femme, qui venait de mourir. L’auteur évoque la scène par une métaphore : Périandre a « mis les pains dans le fourneau déjà refroidi » (Hérodote, Histoires, V, 92). La nécrophilie constitue ici un abus sexuel sur un corps inerte et impuissant, totalement dominé par son agresseur.

On retrouve ce même fantasme dans des œuvres modernes montrant le suicide de Cléopâtre dont se dégage un érotisme nécrophile. En 1874, Jean-André Rixens peint le corps nu de la reine morte, très désirable selon les canons de la beauté du moment. Mais son épiderme, livide, paraît déjà passablement refroidi. Le cadavre est censé exciter le désir du spectateur auquel il est livré sans défense.

La jeune vierge enchaînée

Le bondage est un fantasme qui rejoint la nécrophilie, dans la mesure où le corps de la victime est soumis aux caprices de celui qui l’exploite sexuellement. La captive prend la place de la défunte. Des cordes ou des chaînes sont utilisées pour créer un scénario de contrainte susceptible de produire une forte émotion sexuelle. Ainsi, Hérodote imagine des prostituées babyloniennes attachées par la tête et exposées dans la cour d’un temple qui leur servait de bordel (Hérodote, Histoires, I, 199).

On retrouve ces chaînes dans le mythe d’Andromède. La pauvre fille fut victime de la folle prétention de sa mère, la reine d’Ethiopie Cassiopée, qui avait osé affirmer qu’elle était aussi belle qu’une divinité marine, provoquant la colère de Poséidon. Pour se venger d’une telle arrogance, le dieu des mers envoya une monstrueuse baleine détruire l’Éthiopie. Afin que cesse le massacre, Cassiopée devait offrir sa fille en pâture au monstre.

La jeune vierge est alors enchaînée à un rocher, sur le rivage où elle attend, impuissante, son terrible bourreau. C’est alors que surgit, in extremis, le héros Persée qui heureusement passait par là. Le poète latin Ovide se plaît à décrire la scène, à travers le regard de Persée, spectateur voyeur. Il contemple la jeune fille attachée sous ses yeux (Ovide, Métamorphoses IV, 663-773).

Andromède enchaînée. Tableau de Henry-Pierre Picou, 1874. Dahesh Museum of Arts, New York. Wikimedia

Une brise légère lui soulève les cheveux laissant apercevoir ses yeux remplis de larmes. Quand Persée s’approche, la vierge timide se sent horriblement gênée. Si seulement elle n’était pas enchaînée, écrit Ovide, elle se couvrirait aussitôt le visage de ses mains. Mais elle ne peut pas bouger. Elle est totalement prisonnière de ses chaînes qui livrent son intimité aux regards du héros et, par la même occasion, du lecteur. Ses pleurs redoublent, tandis que Persée est très excité par la scène.

Ovide joue sur les mots : le héros aimerait bien remplacer la chaîne qui relie la jeune fille au rocher par une autre chaîne la reliant à lui. Ovide parle des liens du mariage ; mais on a bien compris que Persée, pris de désir, souhaite avant tout posséder la jeune vierge qui ne peut se mouvoir.

Une scène du film La momie d’Alex Kurtzman réunit bien ces deux fantasmes que sont le bondage et la nécrophilie. La princesse égyptienne Ahmanet, incarnée par l’actrice Sofia Boutella, réveillée après 3 000 ans de sommeil dans son tombeau, se trouve entravée de lourdes chaînes dans un laboratoire dont elle va cependant réussir à s’échapper.

Pygmalion et Galatée, tableau de Jean-Léon Gérôme, vers 1890. Metropolitan Museum of Art, New York. Wikimedia

La femme-jouet

Mais revenons à Ovide. On remarque que le poète compare Andromède à une statue : la jeune fille est immobile, à part le vent léger qui fait onduler sa chevelure. Le fantasme du bondage rejoint ici l’agalmatophilie, c’est-à-dire l’attrait sexuel pour des corps factices, des sculptures, des mannequins ou des poupées.

C’est un rêve de mise à disposition et de dépendance totale de la femme face à l’homme libre et puissant. La femme rêvée est alors vue comme une poupée, excitante et muette, suivant un idéal féminin qu’on pourrait résumer ainsi : « Sois belle, soumets-toi et tais-toi ». Cette idée jette un pont entre Andromède et un autre mythe : celui de Pygmalion, inventeur de la première poupée sexuelle.

Il y avait à Chypre, il y a bien longtemps, un sculpteur nommé Pygmalion qui détestait les femmes de son pays, beaucoup trop libres à son goût : toutes des putains ou des sorcières, se disait-il. Fort de ce constat, il prend la ferme décision de rester pour toujours célibataire.

Il se met alors à concevoir un remarquable projet : réaliser une sculpture de la femme idéale, taillée « dans l’ivoire blanc comme la neige », écrit Ovide (Métamorphoses, X, 243-297).

Une blancheur symbolisant la pureté de l’objet auquel le sculpteur donne les formes pulpeuses d’Aphrodite. En conséquence, il est très excité par l’œuvre qu’il a lui-même créée. Il la caresse, lui donne des baisers, la serre dans ses bras. Il la revêt aussi de bijoux et lui passe une chaîne en or autour du cou. Une chaîne serpentiforme, dont la symbolique phallique paraît évidente.

Puis il la couche dans son lit et là, impossible d’aller plus loin ! Ah, comme il serait heureux, s’il lui était possible d’épouser une femme aussi parfaite à ses yeux, c’est-à-dire aussi belle et taciturne.

Par chance, la déesse Aphrodite l’a entendu : elle va exaucer sa prière. Alors que Pygmalion embrasse à nouveau sa belle statue, il la sent soudain se réchauffer. Elle prend vie, devenant une femme en chair et en os qu’il va pouvoir posséder réellement. Pygmalion remercie la déesse en lui consacrant des offrandes. Puis il épouse la merveilleuse créature de son rêve devenu réalité. Comme elle a la peau totalement blanche, il la nomme Galatée (« Laiteuse »).

Le mythe de Pygmalion fait du sculpteur l’amant de sa propre création, une femme autoproduite. Il nous montre aussi ce qu’était une épouse idéale aux yeux des Grecs et des Romains : un être passif d’une grande beauté qui subit sans broncher les caresses qu’on lui impose. Un jouet que l’on manipule et possède à sa guise.


Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques », paru aux éditions Vendémiaire.

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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