Intérêt des laits infantiles : quand l’arrêt de l’allaitement mettait en péril la vie des nourrissons
Régis Hankard, InsermFin janvier, le laboratoire Gallia annonçait le rappel d’un lot de lait en poudre pour nourrisson suspecté d’avoir été contaminé par des bactéries.
Hasard du calendrier, deux semaines plus tard, le 16 février 2023, le groupe Lactalis annonçait sa mise en examen pour « tromperie aggravée et blessures involontaires » dans le cadre de l’enquête sur d’autres contaminations, survenues fin 2017. Des dizaines de nourrissons étaient alors tombés malades, contaminés par des bactéries salmonelles, après avoir consommé des produits provenant d’une des usines du groupe.
Plus récemment encore, de l’autre côté de l’Atlantique, la Food and Drug Administration américaine (FDA) annonçait le 20?février que la société multinationale anglaise Reckitt rappelait 145 000 boîtes d’Enfamil ProSobee, un substitut de lait maternel, en raison d’une contamination possible par la bactérie Cronobacter sakazakii, responsable de graves méningites chez les enfants en bas âge. Cette situation ravive le souvenir de la crise qui avait touché ce pays au printemps 2022 : un rappel massif des produits de la marque Abbott avait alors provoqué une grave pénurie d’approvisionnement dans le pays.
Cette situation sans précédent avait révélé à quel point les substituts du lait maternel occupent aujourd’hui une place importante dans l’alimentation des nourrissons. Retour sur l’histoire – pas si ancienne – de ces produits, qui ont participé au recul de la mortalité infantile.
La crise américaine de 2022
Au printemps 2022, quatre nourrissons nourris avec des laits infantiles de la marque Abbott étaient tombés malades, et deux étaient malheureusement décédés. Une investigation de la FDA avait alors mis en évidence la présence de la bactérie Cronobacter Sakazakii dans l’usine dont provenaient les lots concernés (sans toutefois pouvoir établir avec certitude un lien entre cette bactérie et les décès).
En conséquence, le fabricant avait rappelé sa production, provoquant une grave pénurie d’approvisionnement en laits infantiles dans le pays. Les familles défavorisées bénéficiant du programme de complémentation nutritionnelle WIC (Women, Infant, Children) avaient été les plus touchées, car la marque Abbott contribuait majoritairement à ce programme d’aide alimentaire.
Pour atténuer la crise, il avait alors fallu lancer l’opération « Fly formula », afin d’acheminer par avions militaires de lait en poudre pour nourrissons provenant d’Europe notamment.
Cette crise moderne, alimentaire et sociale, largement médiatisée au Royaume-Uni et outre-Atlantique, avait fait resurgir le spectre de l’époque où l’allaitement était un gage de survie pour les nouveau-nés. Un temps pas si lointain, même s’il est sorti de notre mémoire collective…
Les nourrices, une alternative répandue jusqu’à la fin du XIX? siècle
Jusqu’à la fin de XIXe siècle, un enfant privé du lait de sa mère devait être confié à une nourrice. Quand la famille avait de l’agent, cette nourrice restait à domicile (« ?sur lieu ») et tout se passait souvent bien. Sauf pour le propre enfant de la nourrice, qui se trouvait à son tour privé du lait de sa mère et confié à d’autres…
Dans son ouvrage Erreurs à éviter dans l’alimentation infantile. Les divers laits qui conviennent aux nourrissons, le médecin français Gaston Félix Joseph Variot soulignait que « la mortalité des enfants de 0 à 1 an élevés au sein, à la campagne, par leur mère était de 4 % ». Cette même mortalité pour la même tranche d’âge était de 30 % chez des nourrices « ?mercenaires ». Pour comparaison, la mortalité infantile en France est à ce jour de l’ordre de 3,5 ‰ selon l’Insee.
Cette situation était si préoccupante qu’elle a été à l’origine de l’une des premières lois de protection maternelle et infantile, la loi Roussel du 23 décembre 1874. Ce texte imposait une surveillance de tout enfant de moins de 2 ans « en nourrice », dans le but de « protéger sa vie et sa santé ». Elle imposait aux femmes souhaitant être nourrice « sur lieu » de fournir un certificat indiquant que leur dernier enfant était « vivant » et âgé d’au moins 7 mois révolus. Dans le cas où il n’aurait pas atteint cet âge, il fallait prouver qu’il était allaité par une femme remplissant les conditions de cette même loi.
Cette loi répondait non seulement au caractère immoral pour une « jeune mère » « mercenaire » de délaisser son propre enfant par appât du gain, mais aussi aux dérives de certaines nourrices qui falsifiaient le lait de vache pour des raisons économiques (coupage, utilisation de panades/bouillies) et le donnaient en place de leur lait… Le résultat de cette alimentation inadaptée aux besoins du nourrisson était une malnutrition présentant un risque vital pour la santé de l’enfant.
À cette époque, les alternatives à l’allaitement étaient quasi inexistantes. Certes, le recours à un lait provenant d’animaux, principalement celui de la vache, était possible, mais le risque de contamination bactérienne était grand. Il était de ce fait plus sûr « à la campagne » qu’en ville, où il était acheminé dans des conditions d’hygiène mal contrôlées. Là encore, des contrefaçons (coupage) étaient responsables de troubles digestifs pouvant aboutir au décès de l’enfant.
Les choses ont commencé à changer avec le développement des premiers succédanés du lait humain.
Les premiers laits de substitution
Les premiers succédanés du lait humain datent de la moitié du XIXe siècle, lorsque les développements technologiques et industriels ont permis de les produire, en quantité.
L’objectif était de conserver le lait avec une sécurité bactériologique suffisante. Le chauffage, l’évaporation (pour obtenir des laits condensés), le conditionnement en boîte sans contact avec l’air firent l’objet de recherches menées par des personnes bien connues, comme Nicolas Appert en France, l’inventeur de l’appertisation, le procédé à l’origine des conserves, ou Gail Borden aux États-Unis, qui a mis au point le lait concentré sucré.
La cible initiale, cependant, était plus les hommes de troupe que les nourrissons. En 1865, la bouillie pour nourrissons de Justus Von Liebig fut l’une des premières préparations à être utilisée chez l’enfant, surtout en Allemagne. Elle fut bientôt suivie par celle d’Henri Nestlé et Maurice Guigoz en Suisse, ou de Gallia et Berna en France.
L’un des principaux problèmes rencontrés à cette époque était la destruction des vitamines lorsque le lait était chauffé pour détruire les bactéries potentiellement pathogènes. Le produit résultant exposait les nourrissons à un grand risque de scorbut (carence en vitamine C) et de rachitisme (carence en vitamine D). Pour cette raison on ajoutait du saccharose (sucre de table) au lait, ce qui permettait de diminuer la température de chauffage et mieux préserver les constituants du lait de vache.
C’est au cours de la Première Guerre mondiale que le lait « condensé sucré » produit pour nourrir les soldats commença à être largement utilisé pour l’alimentation des enfants. Le lait condensé sucré « Gallia » était fabriqué par l’usine de Neufchâtel-en-Bray, en Normandie, laquelle évolua en 1947 en « laboratoire Gallia », sous l’impulsion de Charles Gervais.
Le tournant du XX? siècle
L’hygiène, la puériculture et l’alimentation de l’enfant prirent tout leur essor à la fin du XIX siècle, avec la création en 1898 par Gaston Variot de la « Goutte de lait » à Belleville, aux portes de Paris, qui préfigurait les instituts de puériculture.
C’est à partir de ce moment que l’on commença à suivre la croissance des nourrissons sur les courbes qui figurent toujours dans les carnets de santé de l’enfant (même si elles ont depuis été mises à jour). Ainsi, par les mesures sociales citées plus haut, la rationalisation des soins aux nourrissons, la nutrition de l’enfant et l’utilisation des succédanés du lait devinrent plus sures.
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Individualiser le bénéfice des progrès en nutrition infantile est néanmoins difficile à documenter, comme le rappelle lui-même Gaston Variot dans son rapport sur la mortalité des enfants de 1 à 14 ans, en 1903 : « l’atrophie et le rachitisme sont des états morbides qui ne tuent pas par eux-mêmes les enfants, mais les placent dans des conditions d’infériorité, de faible défense vitale telle que la première maladie infectieuse qui les atteint peut les emporter ». Et d’ajouter « sur les feuilles de décès, le médecin inscrit la dernière maladie, cause immédiate de la mort, mais pas l’état préexistant… ».
À la fin du XIXe siècle, en France, la mortalité des enfants de 1 à 4 ans se situait autour de 2 %. Toujours selon Gaston Variot : « la proportion de décès devient énorme de 0 à 1 an » (de l’ordre de 20 % selon les données disponibles dans ce même rapport pour la ville de Paris).
L’évolution de la société, les progrès scientifiques et en santé, l’hygiène ont contribué conjointement à diminuer la mortalité infantile jusqu’aux chiffres observés ce jour.
Aujourd’hui? : promouvoir l’allaitement sans stigmatiser
L’allaitement reste de nos jours l’alimentation la plus adaptée au nourrisson. Il nécessite d’être promu de façon permanente, mais en se gardant toutefois de culpabiliser les mères qui ne souhaiteraient ou ne pourraient pas y recourir (en France, le taux d’allaitement est de 74 % à la naissance pour baisser à 39 % à trois mois).
Lorsque l’enfant n’est plus ou partiellement allaité, il existe une grande variété de préparations adaptées non seulement à l’âge de l’enfant, mais aussi à certaines maladies du nourrisson. S’ils sont sûrs, ces aliments font aussi l’objet d’une pression d’utilisation « commerciale » qui peut compromettre, dans certains cas, la mise en place d’un allaitement. La vigilance est donc de mise. Un article récent a par exemple souligné que certaines allégations concernant des caractéristiques des préparations pour nourrissons ne s’appuyaient pas toutes sur des données vérifiées.).
Au-delà de ces considérations, la pénurie américaine de 2022 nous a brusquement rappelé à quel point nous sommes devenus dépendants de ce mode d’alimentation chez l’enfant. Bien que critique, cette crise (qui devrait probablement nous interroger sur la concentration de nos modes de production…) n’a pas, tant s’en faut, été aussi funeste que celle qui touchait les enfants privés du lait de leur mère, dans un passé pas si lointain.
Régis Hankard, PU-PH, Professeur de Pédiatrie, Inserm UMR 1069 "Nutrition, Growth Cancer" & Inserm F-CRIN PEDSTART, Institut Européen de l'Histoire et des Cultures de l'Alimentation,Université de Tours, CHU de Tours, Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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