Qu’est-ce qu’« être en deuil » ? Le point de vue du psychologue

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Qu’est-ce qu’« être en deuil » ? Le point de vue du psychologue

Léonor Fasse, Université Paris Cité

La langue française nous autorise à « ?faire le deuil » d’une amitié, d’une relation amoureuse, d’un idéal, de la vie « ?d’avant? »… Mais si importantes et marquantes que soient ces pertes métaphoriques, elles n’ont que peu en commun avec l’expérience du décès d’un être cher.

Le deuil déroute non seulement la personne qui le vit, mais aussi ceux qui l’entourent. Face au désarroi qui en résulte, la vigilance est de mise, car certains peuvent glisser vers des deuils « pathologiques ».

Mais il est également important de rester ouvert face à des comportements qui peuvent nous dérouter, et se garder de tout jugement hâtif, car certaines réactions face à la mort peuvent surprendre, sans toutefois être le signe d’un deuil problématique.

Le deuil, une expérience paradoxale

Tenter de décrire le deuil, c’est avant tout se confronter à un certain nombre de contradictions apparentes. En effet, le deuil est par nature paradoxal : il est à la fois universellement partagé par les humains (nous devrons tous, a priori, faire face un jour à la mort d’un proche), mais aussi porteur d’une dimension absolument subjective, intime et peut-être indicible. La conscience intellectuelle de notre propre finitude et de celle des autres ne se donne pas d’emblée, mais nécessite une certaine maturation cognitive et émotionnelle…

photo d’une statue mortuaire représentant un angelot
Il existe parfois un décalage entre les déclarations et l’accueil réel fait au deuil dans nos sociétés. Tim Mossholder/Unsplash

Un autre paradoxe caractérise le deuil, sans cependant concerner sa nature elle-même : il s’agit de « l’accueil » qui lui est fait dans notre société occidentale. Certes, il existe un consensus sociétal concernant la vulnérabilité des personnes endeuillées. Néanmoins, on constate que leur souffrance n’est pas toujours entendue, voire qu’elle est parfois mise à distance, comme en ont par exemple témoigné les vifs débats qui ont accompagné la loi sur l’allongement des congés d’un salarié dans le cas du décès d’un enfant.

Il n’est pas anodin de remarquer que la langue française ne comporte pas de désignation spécifique pour nommer les enfants décédés en bas âge ou leurs parents endeuillés. Cette absence de qualification, dont découle une forme de non-reconnaissance de leur statut social, peut-être une source de souffrance pour ces derniers, alors même que le deuil suscite déjà une réflexion identitaire qui peut être source de douloureux questionnements.

L’état de deuil ?

Le deuil peut être défini comme un état qui naît en réaction à la mort. L’endeuillé l’expérimente non seulement sur le plan émotionnel (avec des émotions comme la tristesse, le sentiment de manque, l’amertume, la culpabilité…), mais aussi sur le plan cognitif (émergence de ruminations, idéalisation du défunt…) ou comportemental (agitation, repli sur soi…), voire somatique et physiologique (perturbation du sommeil, fatigue…).

Mais « être en deuil » ne se résume pas uniquement à subir un ensemble de réactions résultant de la perte. La personne endeuillée doit aussi repenser son identité sans la personne disparue et sans la relation qui l’unissait à elle. Ou, plus précisément, en tenant compte du fait que cette relation a changé depuis la disparition ; elle doit notamment remanier ses liens au défunt, pour passer de liens concrets, physiques, à des liens plus symboliques, en se référant à lui ou elle en pensée, par exemple. Même si, parfois, le besoin de liens concrets peut persister : ainsi de certains endeuillés qui conservent précieusement des vêtements du disparu.

La possibilité de « mettre en mots » la vie du défunt, les souvenirs qui y sont liés, de tisser un récit à propos de son existence, d’accueillir les mots des autres à propos de lui, fait aussi partie des processus à l’œuvre dans l’expérience de deuil.

La poétesse et chanteuse américaine Patti Smith, à propos de la perte et du deuil (vidéo en anglais).

Commun, normal au fil de l’existence humaine et dans le même temps extraordinaire dans la mesure où il peut fait rupture, le deuil ne se laisse réduire à l’un ou l’autre de ces deux aspects. Cette dimension paradoxale de l’expérience de deuil, entre universelle et résolument unique, a été la matière même de certaines œuvres, comme celles de Patti Smith et Robert Mapplethorpe par exemple.

Elle reste pourtant souvent énigmatique, et pour cette raison, il est très difficile d’en délimiter le caractère normal ou pathologique.

Le deuil, un phénomène social qui interroge la normalité de notre vécu

L’expérience de deuil suscite aisément des commentaires, parfois critiques, à propos de la manière dont les endeuillés devraient « vivre » leur deuil.

Les réactions et les processus de deuil se déploient sur un large spectre, et l’on ne peut nier que certaines réactions peuvent inquiéter de par leur intensité et leur durée, ou surprendre, quand elles concernent un animal, ou lorsque l’on constate que des personnes manifestent des mouvements typiques du deuil après le décès d’une personne qu’elles n’ont jamais rencontrée. La tristesse de ces « endeuillés du lien sans contact » est pourtant authentique, et plusieurs raisons peuvent être avancées pour l’expliquer.

Fans portant des t-shirts de l’équipe des Lakers floqués du n°24 se recueillant
Après le décès de la star américaine du basket-ball Kobe Bryant, joueur des Los Angeles Lakers mort en même temps que huit autres personnes en janvier 2020 dans un accident d’hélicoptère. Freddy Kearney/Unsplash

On observe en effet parfois des similarités entre la perte d’un être cher, s’inscrivant dans une longue relation, et le deuil d’une personne qui semble familière sans l’avoir jamais côtoyée. Son décès peut alors rappeler la perte de proches qui, dans une certaine mesure, leur « ?ressemblaient? ». À?ce titre, le décès de la reine Elizabeth II, la « grand-mère » de tout un peuple, est emblématique. La mort d’une telle personnalité peut aussi faire naître un sentiment de communauté qui renforce chez certains le sentiment de deuil. Enfin, elle peut aussi résonner comme la fin d’une époque.

Reste que l’absence de partage d’un quotidien, ou tout du moins de moments réellement partagés avec régularité, distinguera toujours ce deuil « sans contact » de l’expérience de la perte d’un proche, sans commune mesure.

Un autre phénomène déroute fréquemment les adultes : le fait que les réactions et processus de deuil ne se manifestent pas de la même manière chez les enfants et les adolescents.

Le deuil singulier des enfants et adolescents

Il faut savoir que la compréhension du caractère irréversible et universel de la mort apparaît vers l’âge de 6 ans. Cela ne signifie pas qu’un jeune enfant ne souffre pas de l’absence d’un être cher. Mais il aura tendance à penser que ce décès est réversible, que le défunt peut revenir (soulignons aussi que les enfants ont également tendance à croire que la mort est contagieuse et risque d’emporter dans le même temps d’autres proches).

Souvent, les réactions des enfants peuvent surprendre : en difficulté pour identifier et nommer leurs émotions en général, ils peinent à décrire ce qu’ils ressentent face à la perte. Ils expriment le manque de manière très concrète et interrogent leur entourage : qui leur fera désormais à manger ? Qui viendra les chercher à l’école ? Certains adultes, oubliant la maturation progressive du fonctionnement psychologique et affectif, peuvent alors hâtivement les juger insensibles.

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Et ce, d’autant plus que les manifestations émotionnelles (comme la tristesse par exemple) et comportementales (le besoin de parler de la personne disparue) vont se manifester chez les enfants et les adolescents de manière plus brève et sporadique que chez les adultes. Là encore ces derniers peuvent alors douter du caractère authentique de leur détresse, car elle semble très circonscrite, mais celle-ci est bien réelle. Elle se déploie simplement différemment.

On le voit, il est facile dans notre société de questionner la normalité de l’expérience de deuil. Jusqu’à parfois interroger le caractère proprement pathologique de certains deuils.

Compliqués, non résolu, impossible : quand le deuil se trouble

Figures mythiques tels les amants Roméo et Juliette qui mettent fin à leur vie quand ils apprennent la mort de l’être aimée, figures historiques comme la Reine Victoria, plongée dans l’affliction après la mort de son mari et ce jusqu’à la fin de sa vie, d’après ses contemporains, figures populaires d’endeuillés qui se seraient « laissés mourir » après le décès de leurs proches… L’image du « deuil impossible » est très présente dans nos représentations, c’est-à-dire d’une perte qui se solde par la mort de l’endeuillé, par son anéantissement social (il ou elle se coupe de toute relation), ou par sa « folie ».

Il faut dire que certaines des réactions qui suivent la mort d’un proche sont parfois extrêmement troublantes, pouvant aller jusqu’à des hallucinations sensorielles (sons, images rappelant le défunt…). Certaines personnes endeuillées décrivent aussi, des années après la perte, une tristesse qui ne s’estompe pas au fil du temps.

Souffrance émotionnelle et durée sont les critères les plus fréquemment évoqués pour définir la nature pathologique d’un deuil. Mais si la souffrance est normale dans le deuil, quelle intensité vient marquer son caractère pathologique ? À partir de combien de temps est-il « anormal » d’être affligé par la perte d’un être cher ? Les classifications psychiatriques internationales (la 11e révision de la classification internationale des maladies ou CIM-11 et la 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques de l’Association américaine de psychiatrie ou DSM-5 TR) ont tenté de répondre à ces questions.

Après plusieurs années de discussions et s’appuyant sur des études empiriques, elles ont très récemment fait état de critères permettant de diagnostiquer un « ?trouble de deuil prolongé » : en 2018 pour la CIM 11 et en 2022 pour le DSM-5 TR. Les critères sont légèrement différents dans les deux classifications, mais se rejoignent sur plusieurs points : réactions interpellantes sur le plan clinique (languissement ou nostalgie intense vis-à-vis du défunt), perturbation identitaire depuis la perte, douleur émotionnelle majeure.

Les deux classifications s’accordent également sur une persistance de ces réactions : 6 mois pour la CIM 11, 12 mois pour le DSM 5 TR. Retenons enfin que toutes deux considèrent que les manifestations de deuil ne sont pas pathologiques en elles-mêmes : c’est non seulement l’existence d’un faisceau de réactions, mais surtout le retentissement sur le quotidien de l’endeuillé, sa détresse dans des domaines importants (social, familial, professionnel…) qui suggèrent un deuil pathologique.

CIM 11 et DSM 5 TR soulignent aussi l’importance de recontextualiser les réactions de la personne endeuillée dans son environnement sociétal, culturel et religieux afin de ne pas pathologiser des éléments habituels dans certains contextes. On peut par exemple penser à certains rituels de deuil en Asie du Sud-Est (notamment en Indonésie) qui pourraient de façon trop simpliste et hâtive être interprétés comme une non-acceptation de la mort (les dépouilles momifiées des défunts sont chaque année déterrées, parées, parfumées, et promenées dans les villes afin de rendre hommage aux morts).

Une question discutée

La publication de ces critères diagnostiques a suscité de nombreux débats, y compris en France, les détracteurs de cette nouvelle inclusion diagnostique y voyant une pathologisation du deuil, pourtant expérience normale, même si très douloureuse, après la perte d’un être cher.

Certains professionnels, eux aussi réticents à cette nouvelle inclusion, ont apporté une critique quelque peu différente, en soulignant que cette classification de « trouble du deuil prolongé? » ne renvoyait à aucune entité clinique précise. Selon eux, si certains endeuillés présentaient des troubles psychiatriques, ce n’était pas un tel « trouble du deuil prolongé », mais bien plutôt des comportements suicidaires, des idées délirantes, ou encore un état de stress post-traumatique.

Qu’en penser ? Si l’on peut légitimement s’inquiéter d’un risque de pathologiser des réactions de deuil normales, il faut souligner que de nombreux travaux empiriques étayent l’existence du trouble du deuil prolongé, le distinguant d’autres troubles psychiatriques comme l’épisode dépressif caractérisé ou l’état de stress post-traumatique. En outre, les classifications qui caractérisent ces réactions de deuil prolongé précisent qu’elles doivent significativement altérer le fonctionnement de la personne.

Enfin un point important à noter concerne l’environnement dans lequel le DSM 5-TR a été élaboré, aux États-Unis. En effet, dans ce pays, pour rembourser correctement les personnes prises en charge notamment sur le plan psychothérapeutique, la plupart des mutuelles exigent qu’elles reçoivent un diagnostic validé scientifiquement par le DSM. Les tenants de l’inclusion du trouble du deuil prolongé soulignent donc son importance sur le plan de l’aide apportée à des personnes en grande souffrance, qui constitueraient de 10 à 15? % de la population totale des endeuillés, selon les études.

Comment accompagner le deuil ?

L’accompagnement du deuil n’est pas l’apanage des psychologues et des psychiatres. Avant d’évoquer l’aide professionnelle qui peut être apportée, rappelons l’importance de la présence empathique que chacun peut offrir à une personne qui affronte la perte d’un proche.

Les témoignages de personnes endeuillées dans le contexte de la pandémie de Covid-19 soulignent combien l’impossibilité de bénéficier du soutien physique de leurs proches, de commémorer ensemble la vie et la mort du défunt – en raison des mesures sanitaires prises pour endiguer la progression du coronavirus – avait pu accroître leur détresse.

La présence empathique que l’on peut apporter à un endeuillé ne passe pas nécessairement par le fait de parler, encore moins de donner des conseils (sauf si la personne endeuillée le demande, évidemment). Il s’agit déjà de pouvoir entendre sa souffrance, sans se détourner. Et ce, sans l’inviter à rester positive ou optimiste…

Dans une telle situation, il est normal d’avoir peur d’être maladroit, ou de se sentir désemparé face à la souffrance. Une façon de l’aborder est de demander à la personne endeuillée ce qui pourrait la soulager, même un tout petit peu. Et il faut garder à l’esprit qu’en cas de maladresse, il est toujours possible de réajuster ses propos…

Autre point important : avoir conscience que nos représentations (de ce qu’est une famille, de comment on doit/peut communiquer sa peine, du soutien à apporter) n’appartiennent peut-être pas à l’univers de la personne endeuillée.

Au-delà d’une telle présence attentive, offerte par des proches, la personne qui vit un deuil peut aussi trouver de l’aide auprès d’autres individus endeuillés qui lui offriront, grâce au partage d’une expérience commune, l’impression d’être comprise. Les groupes de parole peuvent ainsi constituer des espaces d’aide.

Se tourner vers des professionnels

Si tous les endeuillés n’ont pas nécessairement besoin d’un soutien professionnel ou d’entamer une psychothérapie, ce type d’aide peut en revanche être important si la personne le souhaite et/ou si elle présente des signes cliniques inquiétants, qui ont un retentissement majeur sur son fonctionnement au quotidien.

Beaucoup de personnes endeuillées, reconnaissant que la souffrance liée à la perte est normale, ne cherchent pas d’aide spécialisée. Pourtant, ce n’est pas parce qu’une émotion est normale qu’un travail psychothérapeutique ne pourra pas être intéressant.

Les objectifs de ce travail pourront être variés : parfois être rassuré sur la normalité et la légitimité de certaines réactions, aider à trouver un sentiment de continuité entre la vie d’avant et celle depuis la disparition du proche, ou encore se pencher sur les émotions, parfois contradictoires que l’on ressent à propos du défunt.

Léonor Fasse, Psychologue clinicienne, maître de conférences en psychologie - Laboratoire de Psychopathologie et Processus de Santé, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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