Hommes au volant, danger au tournant ?
Gaëtan Mangin, Université de Bourgogne ; Hervé Marchal, Université de Bourgogne et Vincent Kaufmann, EPFL – École Polytechnique Fédérale de Lausanne – Swiss Federal Institute of Technology in Lausanne« La voiture rend agressif ». « Rouler, c’est un plaisir synonyme de liberté ». « La voiture électrique est forcément écologique. » « Les vieilles voitures le sont jamais »… Nombreuses sont les idées reçues qui circulent sur la voiture. Autant d’imaginaires que tâchent de sonder Vincent Kaufmann, Gaëtan Mangin et Hervé Marchal, trois sociologues spécialistes des questions de mobilités dans l’ouvrage Idées reçues sur l’automobile.
Voici un extrait tiré du chapitre « L’automobile est une affaire d’hommes » où les auteurs se penchent sur le fait que l’on perçoit souvent la voiture et les violences liées à son utilisation comme typiquement masculines. En exergue, cette citation de Michel Tournier : « Aujourd’hui, c’est la voiture qui symbolise la virilité. La conduite automobile « virile » fait des milliers de morts chaque année. »
L’industrie automobile, depuis ses débuts, a été intimement liée à des questions de genre. Des stéréotypes liés aux conducteurs aux publicités véhiculant des représentations spécifiques, en passant par la conception des voitures elles-mêmes, le genre a façonné de manière significative le monde de l’automobile.
Dans l’imaginaire populaire occidental, c’est l’homme qui conduit, comme dans le court métrage de Claude Lelouch C’était un rendez-vous où une Ferrari 275 GTB traverse Paris au petit matin, à toute vitesse, grillant 18 fois des feux, pour rejoindre la butte Montmartre pour un rendez-vous amoureux… Puissance, transgression, séduction, romantisme… Il n’est pas rare d’entendre que l’automobile est une expression métaphorique de la masculinité. Pourtant la question est plus complexe, et l’automobile n’est pas unilatéralement une affaire d’hommes… Tout dépend en effet du point de vue adopté, selon lequel l’automobile peut se faire homme ou femme.
Depuis longtemps, des stéréotypes de genre ont influencé la perception des conducteurs. Les hommes sont souvent associés à une conduite agressive, compétitive et téméraire, tandis que les femmes sont perçues comme étant plus prudentes et plus attentives. Ces perceptions se reflètent dans les statistiques sur les accidents de la route, où les hommes sont plus souvent impliqués dans des collisions graves, bien que cela puisse également être dû à un plus grand nombre de kilomètres parcourus.
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Les voitures ont également été des supports de reproduction sociale des rôles genrés traditionnels. Historiquement, les hommes étaient ainsi souvent les principaux décideurs en matière d’achat de voitures, étant considérés comme les principaux pourvoyeurs de revenus. Cette dynamique a eu un impact sur les caractéristiques des voitures elles-mêmes, avec des modèles conçus pour attirer le marché masculin, sur les stratégies de vente en concession et sur la publicité visant un public masculin.
Les publicités automobiles sont critiquées depuis longtemps pour leur rôle dans la construction des normes de genre. Elles mettent souvent en scène des hommes au volant de voitures puissantes, associant la conduite à la virilité et au pouvoir. En revanche, les femmes sont souvent représentées en passagères, dans des rôles de soutien ou d’admiration. Mais le sujet de l’automobile comme affaire d’hommes est plus ambivalent et complexe qu’il n’y paraît de prime abord, et ceci de plusieurs points de vue.
Commençons par le marketing. L’objet voiture est souvent considéré comme féminin et vise à séduire un homme, dans une conception hétérosexuelle traditionnelle. C’est ainsi que nombre de voitures ont des patronymes féminins, à l’instar des Clio et Mégane chez Renault, des Giulia et Giulietta chez Alfa Romeo, des Citroën LN, LNA et Xantia, de la Lotus Elise ou même du nom de la marque Mercedes. Il convient de noter que lorsqu’elle se fait grande berline ou SUV, l’automobile prend parfois à l’inverse des patronymes évoquant la masculinité comme les Opel Kapitän ou Senator ou les Jeep Cherokee Chief et autres Ford Explorer… Ces noms s’adressent cependant d’abord aux hommes, il s’agit de souligner le fait que ces voitures mettent en valeur leur masculinité en termes de puissance et de virilité. De cette petite analyse des noms nous pouvons identifier une première caractéristique genrée de l’automobile : si elle porte des patronymes d’homme ou de femme, la voiture s’adresse aux hommes, soit pour les séduire, soit pour les valoriser. Cependant, les choses changent… mais lentement. Avec l’évolution des normes de genre, les constructeurs automobiles commencent à repenser leurs stratégies de marketing. De plus en plus de publicités présentent des conductrices, mettant en avant leur indépendance et leur confiance au volant. Les entreprises de l’automobile reconnaissent également l’importance croissante du marché féminin et adaptent leurs produits en conséquence.
Du point de vue de l’attachement à l’objet, l’ambivalence est aussi de mise concernant le genre de l’automobile, ou plutôt la lecture peut être double. D’une part, les inégalités de répartition des tâches font de la voiture un instrument particulièrement précieux dans la vie quotidienne des femmes, et le permis de conduire et la possession d’une automobile sont ainsi représentés et vécus comme un instrument d’autonomie qui concourt à davantage d’égalité au sein des couples. Des travaux de plus en plus nombreux démontrent par ailleurs que l’attachement à l’automobile est tendanciellement plus fort parmi les femmes (jeunes en particulier). Dans les années 1990 déjà Catherine Espinasse relevait dans ses travaux l’attachement des femmes à l’automobile pour celles qui y avaient accès. Que se cache-t-il derrière cette observation ? La conquête de l’indépendance à la fois en termes de mobilité et d’imaginaires, mais également le sentiment de protection et de sécurité pour soi et ses enfants.
Mais d’autre part, de nombreuses recherches montrent que l’attachement à l’automobile reste très fort parmi les hommes, en particulier dans les cohortes de plus de 50 ans. La voiture cristallise de façon très forte l’idée de liberté dans le temps et l’espace et reste une expression d’autonomie et d’indépendance, voire de puissance.
Du point de vue de l’utilisation, mentionnons encore que l’automobile reste largement un moyen de transport masculin. Ce qui est intéressant, c’est que cela ne saute pas aux yeux à la première vue des statistiques. Ainsi, en France, 63,6 % des déplacements des hommes sont réalisés en automobile contre 62 % des déplacements des femmes (chiffres de l’enquête nationale transports de 2019). De même, en Belgique 65 % des déplacements des hommes sont réalisés en voiture, ainsi que 63 % des déplacements des femmes (chiffres de l’enquête BELDAM de 2012). C’est en examinant les distances parcourues que les écarts apparaissent… En Suisse, la mobilité quotidienne est mesurée en part des kilomètres parcourus, ce qui donne à voir un premier contraste : 67 % des prestations kilométriques des hommes le sont en voiture et seulement 61 % des kilomètres parcourus par les femmes (chiffres du micro-recensement mobilité et transports, 2015). Mais ce n’est pas tout, car le nombre de kilomètres parcourus au total est lui aussi contrasté, ce qui creuse l’écart. L’enquête nationale mobilités et modes de vie menée en 2020 par le Forum Vies Mobiles en France indique que les hommes réalisent chaque semaine en moyenne 118 km de plus que les femmes. Même si l’utilisation de l’automobile s’est féminisée ces dernières décennies, elle reste donc encore une affaire d’hommes !
Que conclure ? Que l’automobile est d’abord dirigée vers l’univers masculin, mais que sans doute, cela va changer. Les stéréotypes et images genrés associés à l’automobile sont en effet datées et correspondent de moins en moins à un monde caractérisé par la pluralité des orientations sexuelles. Par ailleurs, le passage annoncé à la propulsion électrique est de nature, sans doute à « émasculer » l’objet automobile car il met par définition fin au roulement des mécaniques et aux bruits de puissance propres à la voiture à moteur thermique. De la même manière, la digitalisation des voitures avec la prolifération des aides à la conduite (GPS, guidage pour se garer, pilotage semi-automatique) tue l’art de faire de la conduite et son héroïsme. La relation entre genre et automobile est complexe et en évolution.
Gaëtan Mangin, ATER en sociologie, Université d'Artois, docteur en sociologie, Université de Bourgogne ; Hervé Marchal, Professeur des universités en sociologie, Université de Bourgogne et Vincent Kaufmann, Professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités, EPFL – École Polytechnique Fédérale de Lausanne – Swiss Federal Institute of Technology in Lausanne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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