Exposition des fleuristes aux pesticides : « Ce qui nous a beaucoup surpris, c’est l’absence totale de prévention »
Jean-Noël Jouzel, Sciences Po et Giovanni Prete, Université Sorbonne Paris NordLors de sa grossesse, Laure Marivain, alors fleuriste de profession, n’a cessé de manipuler, couper, arroser des fleurs. Sans savoir qu’elle était de ce fait exposée à de nombreux pesticides. Les fleurs coupées étant pour l’immense majorité importée de l’étranger, elles sont traitées lourdement, avec des substances qui peuvent être interdites en France pour supporter le voyage. Arrivées en Hexagone, elles y sont soumises à des réglementations moins strictes que celles qui entourent l’alimentation.
Tout cela, Laure Marivain l’a appris en voyant sa fille Emmy tomber malade, puis mourir d’un cancer en 2022, à l’âge de onze ans. Emmy Marivain est aujourd’hui la première enfant dont le décès est reconnu par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides. Retour sur ce cas inédit avec les sociologues Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete spécialistes de la question de l’exposition des travailleurs aux pesticides, qui ont rencontré Laure Marivain et suivi son parcours depuis plusieurs mois.
Dans quel contexte avez-vous pu découvrir le cas d’Emmy Marivain ?
En février 2024, alors que nous commencions une nouvelle enquête sur l’enjeu de la reconnaissance des maladies pédiatriques liées aux expositions professionnelles aux pesticides. Dans ce cadre-là, nous avons rencontré des familles travaillant dans des milieux très différents, certains dans l’agriculture, mais pas seulement. C’est parfois oublié, mais beaucoup d’expositions professionnelles aux pesticides ont lieu hors agriculture : le travail des espaces verts, le travail du bois, les personnels navigants, les dockers… La famille de Laure Marivin était l’une de ces familles concernées par une exposition professionnelle hors agriculture.
Ce qui nous a beaucoup surpris, dans ce qu’elle racontait de son parcours professionnel, c’était qu’elle n’avait jamais eu de messages de prévention, ni de la médecine du travail, ni de l’employeur, ni de conseillers en prévention susceptibles d’intervenir dans ce genre d’espace de travail. Certes, il est difficile d’avoir une idée très précise du niveau d’exposition et de contamination auquel est exposé quelqu’un qui travaille chez un fleuriste, mais on ne peut pas présupposer qu’il n’existe pas. Par rapport à ce qu’on peut imaginer des contaminations possibles au vu de la réglementation européenne, en particulier en matière de limite maximum de résidus autorisés sur les produits importés, il y a un décalage énorme entre cette possibilité d’exposition et cette absence de prévention. C’est suite à cette rencontre que nous avons commencé à faire un état des lieux, de ce que la recherche avait pu faire sur la question des fleuristes que nous découvrions.
Et alors, quel est l’état des connaissances ?
Les connaissances sont pour le moment assez pauvres. Il y a quelques études qui montrent que, pour les commerçants fleuristes, qui sont en bout de chaîne, l’exposition est loin d’être négligeable. En particulier une étude belge assez récente documente cela. Il n’y a pas d’équivalent en France, hormis une étude menée en région parisienne, assez ancienne. Il y a aussi des travaux qui mettent en évidence les forts niveaux d’exposition des travailleuses et travailleurs dans les espaces de production des fleurs (serres, champs…). Enfin, dans quelques états européens des rapports d’expertise ont été écrits ces dernières années sur le sujet, essentiellement sur les risques environnementaux et pour les consommateurs, mais pas en France. Ceci dit, il y a un vrai effort de recherche à mener sur l’exposition, pour avoir des données plus récentes et sur toute la chaîne (transport, conditionnement…), ainsi qu’un travail de diffusion de ces recherches.
De notre côté, nous avons fait en sorte qu’une thèse puisse commencer sur ce sujet. Car ce n’est pas normal qu’on n’en sache si peu sur les risques d’exposition des travailleurs et travailleuses de la fleur et, a fortiori, sur les pratiques de prévention ou sur les conséquences sanitaires de ces expositions.
Laure Marivain ne manipulait pas de pesticides elle-même et a pourtant été impactée par ces substances. Que savons-nous de ce genre d’impacts indirects des pesticides ?
Pendant très longtemps, en agriculture on s’est surtout focalisé sur le risque d’exposition des travailleurs agricoles qui préparent les bouillies phytosanitaires, qui les chargent dans les pulvérisateurs, qui font l’épandage, qui nettoient le matériel de traitement. C’est important parce qu’effectivement, il y a
des niveaux d’exposition, de contamination qui ne sont pas du tout négligeables.
Plus récemment, depuis une vingtaine d’années, des travaux d’expologie ont commencé à s’intéresser à des expositions que l’on peut qualifier parfois d’indirectes : celles des personnes qui ne sont pas forcément celles qui manipulent les produits ou les épandent, mais qui sont exposées aux résidus de ces produits, parce qu’elles circulent dans des espaces traités ou manipulent des objets (outils, plantes…) souillés. Les niveaux de contaminations de ces personnes peuvent être supérieurs, cumulés sur une année, à ceux qui pratiquent l’épandage.
Au-delà de l’agriculture, les pesticides voyagent, ils ne restent pas dans les champs ou les espaces de travail où ils sont épandus. Ils peuvent circuler sous forme de dérive – et venir contaminer les espaces de vie des riverains par exemple – mais aussi sous forme de résidus, présents sur les produits de consommation (légumes, fruits, etc.) mais aussi des produits non alimentaires comme les fleurs. Il y a d’ailleurs une spécificité pour les fleurs, c’est qu’il n’y a pas de limite réglementaire de résidus pour ces produits. En conséquence, des fleurs peuvent être vendues, circuler, en contenant des résidus de produits interdits en Europe ou de produits autorisés en Europe mais en quantité importante. Les pays européens sont en pleine réflexion sur la nécessité ou non de fixer des limites réglementaires, avec des positions différentes en fonction de leurs intérêts. Mais pour l’instant, ces limites n’existent pas. Tous ces éléments posent donc de vraies questions de prévention, bien au-delà de la prévention des risques professionnels pour les agriculteurs.
Il est donc plus difficile donc de savoir ce qu’il en est de l’exposition et des effets sanitaires sur d’autres groupes professionnels que les agriculteurs ?
Au sein des mondes agricoles même, quand on s’intéresse à d’autres personnes que les seuls exploitants, cela peut être difficile de savoir ce qu’il en est de l’exposition. Il est possible de constituer une cohorte d’agriculteurs suivie périodiquement pour évaluer les effets des pesticides sur leur santé. Il en existe aux États-Unis, il en existe en France. Elles ont permis de montrer par exemple que l’exposition professionnelle aux pesticides en agriculture augmente le risque d’avoir la maladie de Parkinson, des cancers du sang, le cancer de la prostate, des maladies respiratoires, des troubles neurologiques.
Il est en revanche beaucoup plus compliqué de produire des données d’exposition et épidémiologiques sur les saisonniers, qui bougent, changent souvent de métiers, ont des statuts parfois informels… Il est aussi difficile de documenter les effets des pesticides sur les riverains, qui ont des profils très variés, déménagent, et ignorent largement les produits auxquels ils sont exposés. Mais le fait qu’on sache moins de choses ne veut pas dire qu’il n’y a pas de soucis de santé. Évidemment, les niveaux d’exposition sont probablement moins forts pour les riverains que pour les agriculteurs, mais ils ne sont pas nuls.
On peut d’ailleurs rappeler que ce que l’on sait sur la santé des riverains exposés aux pesticides provient en grande partie d’un seul et même endroit qui est la Californie. En Californie, il existe depuis des décennies un Pesticide use reporting sytem, c’est-à-dire système d’obligation pour les agriculteurs qui utilisent des pesticides de déclarer les produits qu’ils utilisent, leur quantité, la date et le lieu des épandages, etc. aux autorités agricoles et sanitaires. Surtout, ces données sont accessibles aux autorités sanitaires et aux chercheurs. Si elles ne sont pas parfaites, elles facilitent néanmoins les recherches épidémiologiques. En France, et plus largement en Europe, les équipes de recherche et les institutions sanitaires consacrent une part importante de leurs ressources à essayer de reconstituer, de manière géolocalisée, les usages. C’est une perte de moyens et de temps pour produire des données épidémiologiques ou des modèles d’exposition.
Si l’on revient au cas d’Emmy Marivain. Elle a été reconnue victime par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides. Dans quel contexte ce fonds a-t-il été créé ?
Il est né en 2020 à l’instigation d’acteurs qui étaient proches des agriculteurs victimes des pesticides. Car le droit civil demeurait alors très difficile à emprunter de manière victorieuse. C’est donc après plusieurs échecs du côté des avocats défendant des agriculteurs malades et presque une décennie de discussion parlementaire que ce fonds a été créé en partant des constats suivants : d’une part il y a des problèmes de santé liés aux pesticides chez les agriculteurs mais d’autre part on constate que c’est difficile de les indemniser de manière correcte.
Mais ce fonds s’est vite révélé assez décevant. Parce que dans les faits il est surtout une simplification des procédures administratives existantes qui permet d’indemniser un peu mieux les exploitants, c’est-à-dire de les indemniser à la hauteur des salariés. Au bout du compte, c’est une compensation assez faible si on la compare avec celle offerte par le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, créé vingt ans plus tôt. Il prévoit lui une indemnisation intégrale plus généreuse.
Le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a cependant innové sur une chose, la possibilité d’indemniser les maladies provoquées sur le corps de la progéniture des travailleurs exposés dans la période in utero. Cette possibilité n’existe pas dans les tableaux de maladies professionnelles actuels et c’est ce changement qui a notamment permis à Laure Marivain de demander une indemnisation suite au décès de sa fille.
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Avant le cas de Laure Marivain, le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides était-il avant tout utilisé par les agriculteurs ?
Le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides et les textes de loi qui l’encadrent ne disent pas du tout qu’il est limité aux travailleurs de l’agriculture. En revanche, nous pensons qu’il a été conçu par des personnes qui avaient en tête « l’agriculteur » comme victime des pesticides.
Par exemple, quand Laure Marivain a déposé sa demande, elle a rempli un formulaire qui, à l’époque, était construit de telle manière à laisser penser que seules les familles agricoles pouvaient obtenir une indemnisation. Pourtant, on l’a dit, il y a d’autres métiers exposés. Au-delà de ces obstacles administratifs, il y a de nombreux autres obstacles à la reconnaissance des pathologies pédiatriques liées à une exposition aux pesticides. En particulier, les entretiens menés avec les familles rencontrées montrent à quel point le sentiment de culpabilité peut bloquer les démarches des familles. Il n’est pas aisé de se dire que c’est son propre travail qui a pu être responsable de la maladie de son enfant. Quand une mère risque de découvrir que le cancer ou la malformation de son fils ou sa fille peuvent avoir été causées par des activités du père de l’enfant ou ses propres activités professionnelles, la tentation peut être grande d’écarter la question de la cause de la maladie des réflexions et discussions. Pourtant, il est essentiel que la parole se libère sur ces sujets pour que la prévention s’améliore. Il ne s’agit pas, comme certains le disent, de culpabiliser les parents, mais bien au contraire de replacer la question de leurs expositions chimiques dans un débat plus général sur les conditions de travail.
Jean-Noël Jouzel, Chercheur CNRS, sociologie, science politique, Sciences Po et Giovanni Prete, Maître de conférence en sociologie, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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