La modeste salle de séjour de Guillaume Matabaro, dans un quartier populaire de Bukavu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), est le quartier général improbable d’une poignée d’anciens ouvriers de Heineken ayant réussi à faire plier le géant néerlandais de la bière, qui pèse plus de 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel.
De la route principale, on y accède en traversant un marché couvert où les commerçants vendent des morceaux de charbon. Puis il faut descendre le long d’un égout ouvert, par de petites venelles boueuses, pour entrer dans une cour offrant une vue imprenable sur les quartiers populaires du bas de la colline.
Là, le propriétaire des lieux et son ancien collègue John Namegabe se remémorent leurs exploits lors des négociations qu’ils ont menées avec le second groupe brassicole mondial. « Nous avions emporté dix kilos de documents pour que Heineken ne puisse pas dire qu’il manquait quelque chose, sourit John Namegabe. Nous nous sommes habitués à leurs tactiques de prolongation. »
« La bière devait continuer de couler »
La RDC, l’un des pays les plus pauvres et les moins stables de la planète, est un marché important – et souvent lucratif – pour Heineken. Lors de la guerre civile de 1998-2003, le conflit le plus meurtrier depuis la seconde guerre mondiale, Bukavu, au Sud-Kivu, fut occupée par le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un mouvement rebelle qui avait pris le contrôle d’une grande partie du nord et de l’est du pays.
La ville connut de nombreux pillages, mais la brasserie Bralima, filiale congolaise de Heineken, fut épargnée. « Les rebelles savaient que la bière devait continuer de couler. Ils voulaient montrer que la vie suivait son cours, et la bière en fait partie », souffle un cadre présent au moment des événements. En RDC, on entend parfois qu’on peut bombarder un hôpital, mais pas une brasserie.
Heineken fit preuve de pragmatisme : la multinationale traita les rebelles comme s’ils étaient les dirigeants légaux et continua de payer ses impôts. Par ailleurs, l’entreprise prit prétexte de la guerre pour réaliser d’importantes économies de personnel même si les chiffres des ventes restaient excellents, selon des sources internes. Dans le droit congolais, les licenciements collectifs doivent recevoir le feu vert des autorités. Entre 1999 et 2002, Heineken l’a obtenu à plusieurs reprises des autorités sous contrôle des rebelles. D’autres employés ont été forcés à prendre une retraite « volontaire ».
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