Selon une enquête menée par un consortium de journalistes, certaines pratiques fiscales dans les banques auraient conduit à une perte de recettes de 150 milliards d'euros sur 15 ans en Europe. Ken Teegardin/Flickr, CC BY-SA
CumCum et CumEx : quand le secteur bancaire défie l’esprit des lois fiscales
Aziza Laguecir, EDHEC Business School et Mouna Hazgui, HEC MontréalLe 28 mars dernier, cinq grandes banques (BNP Paribas, Société Générale, Natixis, HSBC et Exane, une filiale de BNP Paribas) ont été perquisitionnées dans le cadre d’enquêtes préliminaires, ouvertes en 2021, pour soupçons de fraude fiscale et de blanchiment de fraude fiscale. Ordonnées par le Parquet national financier (PNF), ces enquêtes ciblent des pratiques d’arbitrage de dividendes largement exploitées par les banques : le « CumCum » et le « CumEx ».
L’arbitrage de dividendes est une technique répandue d’optimisation fiscale qui profite aux actionnaires étrangers. Les banques transfèrent temporairement (juste avant la période de versement des dividendes) la propriété des actions d’un client à un autre client résidant dans une juridiction à fiscalité réduite. Les économies fiscales réalisées grâce à cette transaction sont ensuite partagées entre la banque et le client.
En France, le fisc retient jusqu’à 30 % d’impôts sur les dividendes versés par les entreprises françaises aux actionnaires étrangers, selon la résidence fiscale de l’actionnaire. L’arbitrage de dividendes permet donc de réduire, voire d’échapper complètement, aux retenues fiscales françaises sur les dividendes. Poussé à l’extrême, il permet même à certains actionnaires étrangers de demander au fisc français des remboursements d’impôts qui n’ont pas été nécessairement retenus sur leurs dividendes.
Le CumCum : Une pratique légale mais potentiellement abusive
Le CumCum permet d’échapper à tout ou à une partie de l’impôt prélevé par l’État français sur les dividendes versés aux actionnaires étrangers d’une société française grâce à deux types de montages financiers. Le premier, interne, consiste à transférer les actions à un résident français, le plus souvent une banque, qui encaisse les dividendes avant de les reverser à l’investisseur étranger. En effet, les banques en tant que société bénéficient d’une fiscalité plus avantageuse que les particuliers.
Le second, externe, consiste à transférer les actions de l’investisseur étranger à un autre investisseur étranger, qui pourrait là aussi être une banque, résidant d’un pays avec lequel la France a signé une convention fiscale favorable. Ces deux types de montages, dans lesquels les banques jouent un rôle clé, permettent à l’investisseur de réaliser des économies d’impôts et de n’avoir qu’à verser une commission en échange du service rendu.
Si l’optimisation fiscale via le CumCum n’enfreint pas la loi, l’usage abusif qui en est fait soulève des questionnements éthiques. À cet égard, des dispositions ont été prises en France, en 2019, qualifiant d’abus de droit, les transactions CumCum ayant un but « principalement » et non seulement « exclusivement » fiscal.
La France a également ratifié une convention multilatérale, développée sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), permettant de refuser les avantages des conventions fiscales dès lors que l’un des objets principaux du montage financier est d’obtenir un avantage fiscal indu. Réaliser une transaction CumCum dans un objectif essentiellement fiscal constitue donc, du moins depuis 2019, un « abus de droit » passible de sanctions.
Du potentiellement abusif au certainement frauduleux : le CumEx
Le CumEx permet quant à lui à plusieurs actionnaires étrangers de demander des remboursements d’impôts à l’État français (impôt qui n’a soit jamais été retenu, soit retenu une seule fois). Le CumEx est possible en raison du nombre élevé d’échanges d’actions entre différentes personnes, peu de temps avant le versement des dividendes, rendant compliqué, voire quasi impossible, l’identification par le fisc du « véritable » propriétaire des actions. Concrètement, l’arbitrage des dividendes via le CumEx constitue donc une pratique illégale dont l’objectif principal est de duper l’administration fiscale.
En 2018, une enquête, connue sous le nom de CumEx File et menée par un consortium international de journalistes (dont Le Monde et le quotidien allemand Die Zeit), avait exposé les transactions CumCum et CumEx au grand jour. Selon cette enquête, la perte de recettes sur 15 ans pour plusieurs pays européens (dont la France et l’Allemagne), s’élèverait à 150 milliards d’euros. Le préjudice pour l’État français s’élevait quant à lui à 33,4 milliards d’euros. Étant donné la complexité et la multiplicité des montages financiers, en utilisant notamment les ventes rapides à découvert, le CumEx reste difficile à prouver.
Comment distinguer le légal de l’abusif ?
Si la pratique d’arbitrage de dividendes en vue d’optimisation fiscale est légale, elle peut être considérée comme particulièrement limite d’un point de vue éthique. Les banques défendent leur recours aux transactions CumCum, largement répandues dans les milieux financiers, en plaidant pour leur strict respect des règles fiscales en vigueur. Selon Étienne Barel, directeur général délégué de la Fédération bancaire française, le prêt d’actions répond par ailleurs à un réel besoin économique de financement des entreprises ou de fluidité des marchés financiers.
Selon lui, imposer aux banques françaises des règles trop strictes sur ce type d’opérations, reviendrait à les affaiblir face à leurs concurrents étrangers, détériorant ainsi la compétitivité de la place de Paris. Nous pouvons imaginer que l’arbitrage de dividendes, fait dans un esprit éthique, peut en effet bénéficier à l’économie française en permettant un accès rapide et facilité aux ressources et de maintenir une certaine compétitivité mais cela ne semble pas constituer sa principale motivation.
Dans ce contexte, la question demeure de savoir comment distinguer le légal de l’abusif ? Surtout lorsqu’il s’agit d’un montage financier mobilisé tout au long de l’année et plus particulièrement dans les périodes précédant les versements de dividendes ? Le gouvernement dispose-t-il vraiment des moyens de contrôle nécessaires permettant de distinguer les ventes à visée fiscale et les autres ? Et puis si ce mécanisme reste reconnu comme légal, est-il pour autant moral ? Nos recherches démontrent que le respect des règles n’empêche pas la poursuite d’objectifs opportunistes ou le camouflage de réalités sous couvert de conformité technique.
Comment prévenir ou sanctionner le CumEx ?
S’agissant du CumEx, la question éthique se pose moins puisque la pratique en question est clairement frauduleuse et reflète une escroquerie pure et simple au fisc. Ici, l’enjeu est plutôt dans les aspects de contrôle. La pratique du CumEx est possible car la rapidité des outils technologiques, la complexité, le nombre de transactions et de juridictions fiscales font que l’administration fiscale n’est pas en mesure d’identifier le propriétaire réel des actions. Comment alors prévenir ou sanction]ner le CumEx ? Nos recherches montrent en effet que la numérisation des activités de trading et leur complexification, ont rendu non seulement leur contrôle compliqué mais aussi leurs condamnations morales.
L’aspect limité des contrôles amène également à réfléchir aux conséquences des pratiques CumEx sur l’éthique professionnelle. En débit de leur illégalité, ces dernières peuvent en effet être perçues dans les banques ou les firmes spécialisées dans l’optimisation fiscale comme communément admises. Dans ce contexte, nous pouvons nous interroger aussi sur la volonté politique et les moyens nécessaires pour limiter leur prépondérance. La recherche établit que certaines évolutions technologiques pourraient aider à faire baisser l’incidence de fraude financière mais que d’autres – comme l’anonymat offert par certaines applications de la blockchain – réduiront le coût et augmenteront probablement la rentabilité et l’innovation en matière de fraude.
Aziza Laguecir, Professeur, EDHEC Business School et Mouna Hazgui, Associate professor, HEC Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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