Cinéma : pourquoi les multiplexes doivent se réinventer
Laurent Aléonard, Pôle Léonard de VinciDans un précédent article, nous avions esquissé deux scénarios pour le futur des salles de cinéma, confrontées en période post-Covid au dilemme de l’innovateur : quelles « innovations de rupture » pourraient faire revenir le public dans les salles sans pour autant dérégler leur modèle économique ? Notre hypothèse consistait à différencier le cas des multiplexes des circuits d’une part, de celui des exploitants indépendants d’autre part.
L’étude que le CNC a présentée lors du dernier festival de Cannes (Pourquoi les Français vont-ils moins souvent au cinéma, 23/05/22) confirme le besoin d’un « cinéma de proximité », lieu de convivialité et d’évènements autour du film. Mais certaines données et observations récentes indiquent que ce scénario, loin d’être spécifique à l’exploitation indépendante, pourrait aussi s’appliquer aux multiplexes.
Un quart du public manque à l’appel
Un quart du public manque à l’appel : c’est le constat de la Fédération Nationale des Cinémas Français. Les aides et prêts garantis par l’État, le succès renouvelé des Fêtes du cinéma, le rebond de la fréquentation pendant les vacances scolaires, enfin le succès de quelques blockbusters ont permis de maintenir quasiment intact le réseau de près de 6200 écrans hexagonaux. Mais ce parc, dimensionné pour 200 millions d’entrées annuelles, n’en a enregistré que 95,5 millions en 2021. Or la fréquentation est en baisse de 28 % par rapport à la moyenne des années de référence 2017-2019, et aucune prévision ne dépasse les 150 millions d’entrées annuelles en 2022-2023.
Le multiplexe à la reconquête du public
La reconversion des multiplexes, désertés par les studios hollywoodiens, en lieux d’expériences hybrides, délaissant le cinéma, ne semble finalement pas pour demain. Alors que le nombre de spectateurs dans les salles a globalement baissé de -51,4 % en 2021 par rapport à 2019, elle n’est que de -10,5 % pour les 15-24 ans. Selon l’enquête commandité par le CNC en mai 2022, parmi les 52 % de répondants qui vont au cinéma autant voire plus depuis le dernier confinement, 60 % sont dans cette même tranche d’âge. Ces chiffres peuvent augurer d’une reconquête possible d’un public particulièrement ciblé par les multiplexes, d’autant que les blockbusters américains ont eux aussi retrouvé le chemin des salles.
Mais de quel public ?
À l’inverse, comme pour l’ensemble de l’exploitation, les multiplexes ont lieu de s’inquiéter particulièrement du recul de fréquentation des 25-34 ans (-18,2 % en 2021 par rapport à 2019). D’autant que l’envie de manger de pop-corn et des confiseries en regardant un film ne rassemble que 10 % des répondants ! Autrement dit, il va bien falloir innover, mais à investissement minimal. En effet, la cherté du billet est le 2e motif, après la perte d’habitude, cité par les 48 % de répondants déclarant aller moins souvent ou plus du tout au cinéma depuis la pandémie. La fréquentation étant devenue plus occasionnelle, l’attractivité des formules d’abonnements des circuits se réduit : la carte UGC Illimité et le CinéPass Gaumont Pathé ne représentent que 6,9 % des entrées en 2021, contre 8,7 % en 2020, et 7,6 % en 2019. À l’inverse, la sortie au multiplexe, sans abonnement et même à tarif réduit, est de plus en plus onéreuse, ce qui ne pourrait que freiner davantage le retour du public.
Une programmation à réinventer ?
Si ce n’est sur la politique tarifaire, sur quelles autres attentes les multiplexes pourraient-ils innover ? En tête des films redonnant l’envie d’aller au cinéma, les réponses des sondés déclarant y aller moins souvent ou pas du tout citent ce qui compose déjà la programmation « traditionnelle » des multiplexes : de la comédie au film américain, en passant par les films de genre, mais aussi du cinéma français. On note au passage que les blockbusters en tant que tels ne sont cités que par seulement 14 % des répondants.
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À l’inverse, juste voir un film, qui plus est dans des conditions optimales de confort, passer un moment entre amis et sortir de chez soi et de son quotidien sont les principales raisons de l’assiduité des spectateurs déclarant aller autant voire plus souvent au cinéma.
L’offre actuelle des multiplexes répond à l’ensemble de ces attentes. Pour innover, il faudra donc créer de nouvelles attentes. On peut imaginer que la programmation d’évènements « non film » va s’intensifier, se diversifier et se sophistiquer, tout particulièrement à destination des 25-34 ans qu’il faut reconquérir, voire des 35-49 ans. UGC n’annonce-t-il pas une diffusion évènementielle des concerts du groupe Indochine à l’automne 2022 ? De même, la Ligue Française League of Legend « fait son cinéma » dans les circuits CGR et Gaumont-Pathé. Mais cette programmation n’a qu’un périmètre limité par les attentes du public, dont moins de 10 % citent la retransmission de spectacle vivant, l’e-gaming ou encore les retransmissions sportives, comme raisons de retourner en salle.
De nouveaux publics à conquérir ?
C’est peut-être sur un tout autre terrain que se joue, en partie, le futur des multiplexes. Le relatif rebond de fréquentation des 60 ans et plus, et leur moindre sensibilité à la cherté du billet, pourraient inciter les circuits à une programmation alternative. Les films d’art & essai « porteurs » y sont déjà très présents depuis de nombreuses années.
Mais la programmation de films de patrimoine, c’est-à-dire datant de 20 ans et plus, restaurés, y est très récente. Après le relatif insuccès du premier « miniplexe » flambant neuf et entièrement consacré au film de patrimoine ouvert en 2015 à Paris par Gaumont, ce même cinéma, sous l’enseigne Pathé Les Fauvettes, a repris depuis la réouverture des salles une programmation patrimoine soutenue par de nombreux évènements (séances cultes, présentation du film avec quiz, etc.) Mais plus intéressant encore, cette programmation, parfois exigeante, gagne des circuits dont elle était totalement absente, tandis que UGC semble relancer ses programmations « UGC Culte ».
Le multiplexe à l’heure du data management et du développement durable
Est-ce à dire que les multiplexes, du moins ceux d’entre eux implantés en milieu urbain, vont jouer la carte du « cinéma de proximité » que nous avions dévolu aux salles indépendantes dans notre précédente tribune ? L’hypothèse reste à confirmer. Mais l’enjeu est clairement annoncé lorsque Aurélien Bosc, PDG de Cinéma Pathé Gaumont, déclare à Cannes que le futur réside dans la performance du marketing digital des circuits : la priorité, c’est la gestion et le partage de la data collectée à la billetterie des salles, pour réellement individualiser le rapport de la salle avec chaque spectateur potentiel. Entre-temps, Pathé peaufine sa marque employeur et annonce sur son site mis à jour ce mois-ci vouloir « construire ensemble le cinéma de demain », et met à disposition du public son rapport RSE 2021. En attendant l’ouverture, en 2024, de son nouveau siège et vaisseau amiral boulevard des Capucines à Paris, qui proposera une offre hybride de cinéma, de restauration et de coworking pour les particuliers et les entreprises…
L’innovation de rupture sera donc peut-être là où on ne l’attendait pas, dans l’expérience collective, la low-tech et le développement durable, toutes tendances vers lesquelles convergent les aspirations sociétales actuelles. Peut-être verrons-nous un jour d’autres initiatives plus immersives encore quoi que d’inspirations plus « foraines » comme le fut le cinéma des origines, à l’instar de cette salle végétalisée « Cinéma et forêt » ouverte dans un multiplexes de Séoul ! Décidément, dans sa tentative de réinventer l’expérience hybride des premiers temps, celle réunissant l’artiste, l’industriel et le forain, le cinéma n’a jamais été aussi moderne !
Laurent Aléonard, Directeur académique de l'EMLV, Pôle Léonard de Vinci
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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