A 65 ans, en France, il vous reste à vivre entre onze et treize années en bonne santé en moyenne. Ravi Patel / Unsplash
Vieillir : l’âge est-il un bon repère ?
Emmanuel Monfort, Université Grenoble Alpes (UGA)La nouvelle réforme des retraites a provoqué des débats houleux dans tout le pays depuis de longues semaines et une même formule est revenue comme un mantra : « les chiffres le disent : la population vieillit ». Et c’est vrai.
L’espérance de vie à la naissance a quasiment doublé au cours du XXe siècle et s’accroît toujours de manière continue. L’espérance de vie à la naissance, à 1 an, à 20 ans, à 40 ans, ou à 60 ans a même augmenté de quelques mois depuis 10 ans. L’espérance de vie sans incapacité, c’est-à-dire sans être limité dans la vie quotidienne, augmente parallèlement à celle de l’espérance de vie.
La récente étude publiée par la Drees l’atteste, les années de vie gagnées le sont surtout en bonne santé. La longévité maximale (durée de vie maximale jamais observée) semble également avoir atteint un plateau élevé. Depuis les années 1990, l’âge de décès de ceux qu’on appelle désormais les super-centenaires s’est stabilisé aux alentours de 110 ans.
Mais, que nous disent réellement ces chiffres ? Et pourquoi renvoyer à tel ou tel indicateur ? Il est certes nécessaire de comprendre ce qu’ils sous-tendent, mais aussi de ne pas penser uniquement le vieillissement à partir de l’âge chronologique. Ce repère ne peut décrire l’hétérogénéité des situations vécues. En reposant sur la seule référence chronologique, le discours se rend perméable à des interprétations biaisées et perd de sa valeur.
Repenser le vieillissement
La crise Covid l’a rappelé, utiliser l’âge chronologique comme seul critère est une simplification qui s’appuie sur des représentations stéréotypées. L’âge avait alors pu être utilisé comme critère de sélection des bénéficiaires de soins urgents, établissant une rupture avec le principe d’équité pour l’accès aux soins.
En France, ces stéréotypes âgistes auraient pour partie été favorisés par la construction d’une représentation négative de la vieillesse associée aux régimes des retraites (à partir de la loi de 1905, première grande loi sociale à s’intéresser aux « vieux »). Simone de Beauvoir le soulignait déjà en 1970 dans La Vieillesse :
« Ce qui caractérise l’attitude pratique de l’adulte à l’égard des vieillards, c’est sa duplicité. Il se plie jusqu’à un certain point à la morale officielle que nous avons vu s’imposer dans les derniers siècles et qui lui enjoint de les respecter. Mais il a intérêt à les traiter en êtres inférieurs et à les convaincre de leur déchéance. » (les comportements de discrimination à l’égard des plus âgés étant supposément destinés à favoriser une relation d’autorité de la part des adultes plus jeunes.)
Depuis, la recherche sur les stéréotypes âgistes a montré qu’ils peuvent être intégrés dès le plus jeune âge, pour exister tout au long de la vie, y compris à un âge avancé. On sera toujours le vieux de quelqu’un, quel que soit son âge. Or, l’âgisme a des conséquences majeures sur l’accès à l’emploi ou sur la santé. L’Organisation mondiale de la santé estime notamment que 6,3 millions de cas de dépression dans le monde sont dus à l’âgisme.
Sortir d’une vision purement décliniste
Les recherches menées en gérontologie apportent des connaissances désormais solides et utiles pour adopter un positionnement plus éclairé sur ces questions.
Depuis les travaux de Foster et Taylor (1920), on sait que les résultats aux tests d’intelligence déclinent avec l’avancée en âge. Pourtant, garder cette perspective décliniste n’est pas juste. On considère en effet aujourd’hui qu’il existe un profil différentiel du vieillissement cognitif : les compétences de raisonnement déclinent plus précocement et plus rapidement que les connaissances verbales. Les situations qui demandent de traiter rapidement plusieurs informations de manière simultanée sont celles qui sont le plus affectées par le vieillissement, contrairement à celles qui s’appuient sur les connaissances et les compétences issues de l’expérience, qui sont bien préservées. Un suivi longitudinal mené pendant 35 ans – à partir de 1956 – auprès d’un échantillon d’environ 2 500 personnes à Seattle (États-Unis) a également montré que l’avancée en âge se traduit par une augmentation des différences entre les individus. Vieillir c’est devenir différent les uns des autres.
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Les données citées, parmi bien d’autres, soulignent la nécessité de reconnaître que chaque personne âgée possède des compétences bien présentes, qui doivent être objectivement appréhendées. Il ne s’agit pas seulement d’individus caractérisés par leurs limites. Ce sont des citoyens qui peuvent partager, à partir de connaissances souvent solides.
Penser la coopération tout au long de la vie
Alors oui, « les chiffres le disent », le vieillissement de la population devient de plus en plus prégnant, ce qui, pour certains, peut paraître inquiétant. Et le vieillissement de la population modifie la vie telle qu’elle était connue jusqu’à présent.
Dans le contexte professionnel, les personnes les plus âgées sont fréquemment décrites comme loyales et fiables, mais aussi moins capables de s’adapter au changement. Quand elles sont confrontées aux attitudes qui découlent de ces représentations âgistes, elles se sentent plus stressées et moins engagées dans leur environnement de travail. Elles peuvent même avoir l’intention de prendre plus précocement leur retraite.
Le vieillissement est pourtant une opportunité, qui s’appuie sur le développement de compétences socio-émotionnelles fortes. À partir des recherches qu’elle a initiées au milieu des années 1980, Laura Carstensen, professeure de psychologie à l’université Stanford (États-Unis), a mis en évidence les formidables capacités d’adaptation sociale des personnes qui vieillissent. En avril 2020, son équipe de recherche a interrogé 945 personnes, de 18 à 76 ans. Leurs conclusions sont claires : l’avancée en âge est associée à un meilleur bien-être émotionnel, y compris dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
Le vieillissement de la population met au premier plan le besoin de repenser les relations sociales pour qu’elles deviennent des relations de coopération qui associent toutes les générations. Au-delà de la reconnaissance des compétences des personnes qui vieillissent, il s’agit certainement aussi de reconnaître mieux une valeur à l’engagement durant toute l’existence, qu’il s’agisse d’un engagement professionnel ou informel. On peut à titre d’exemple citer les nombreuses activités de l’association Old’up, qui ambitionne de rendre compte de la variété des actions menées par les personnes âgées.
Vieillir, c’est – pour reprendre l’allégorie de Mirza – parcourir collectivement un pont, parsemé de trappes, dans lesquelles on peut tomber, mais que l’on peut aussi éviter. Penser le vieillissement implique donc de s’intéresser à l’évolution des capacités tout au long de la vie, en réponse à des exigences de plus en plus nombreuses. Le processus de vieillissement est complexe, hétérogène et adaptatif. Cette réalité peine à prendre sa place dans le discours public. Il est pourtant urgent de l’intégrer à celui-ci, et ne plus se contenter d’arguments trop simplificateurs.
Emmanuel Monfort, Maître de conférences en Psychologie, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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