« Je préfère ne pas en parler » : le tabou des avortements en dépassement de délais

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« Je préfère ne pas en parler » : le tabou des avortements en dépassement de délais

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« Je préfère ne pas en parler » : le tabou des avortements en dépassement de délais

Sophie Avarguez, Université de Perpignan et Aude Harlé, Université de Perpignan

Avorter reste un évènement fréquent dans la vie d’une femme : une grossesse sur trois donne lieu à un avortement et 40 % des femmes y auront recours au moins une fois dans leur vie. Pour pouvoir accéder à une interruption volontaire de grossesse, lorsque son accès est interdit ou limité dans le pays de résidence, les femmes cherchent des législations plus favorables et se déplacent au gré des évolutions du droit des États.

La France ne fait pas exception. À l’heure où il est question d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution, de nombreuses Françaises passent encore les frontières pour accéder à une interruption volontaire de grossesse (IVG). En l’absence de statistiques fiables, seules des estimations élaborées principalement à partir des demandes d’accompagnement comptabilisées par le Planning Familial permettent de quantifier le phénomène. Elles seraient chaque année environ 5000 à se rendre à l’étranger pour avorter.

C’est le dépassement du délai légal qui motive leur déplacement vers un autre pays à la législation plus progressiste. Les seuils légaux dans les États frontaliers, pour ne citer que les Pays-Bas et l’Espagne, sont respectivement de 20 et de 22 semaines de grossesse. En France, ce délai est actuellement de 14 semaines de grossesse.

De la difficulté de recueillir des témoignages

Peu de travaux de recherche en sciences sociales s’intéressent aux mobilités frontalières pour un avortement dans sa dimension vécue. Pour enrichir les savoirs dans ce domaine, nous avons mené une enquête de terrain de 2017 à 2020 par observations et par entretiens. Elle s’est déroulée de part et d’autre de la frontière franco-espagnole, dans les cliniques de Gérone et Barcelone, toutes deux impliquées dans la prise en charge de demandeuses d’avortement en dépassement de délai.

Le nombre de femmes ayant accepté de témoigner est particulièrement faible au regard du nombre rencontré : sur presque 300 femmes sollicitées en salle d’attente des cliniques et 70 échanges plus formels au cours desquels ont été présentés les objectifs de recherche, seules 43 ont accepté d’être recontactées pour un entretien enregistré avec garantie d’anonymat. 20 n’ont pas donné suite à une reprise de contact ultérieure. Une fois l’expérience de l’avortement passée, les femmes font souvent le choix de ne plus l’évoquer, comme si elles laissaient de l’autre côté de la frontière cette part de leur histoire personnelle.

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Ces difficultés dans l’accès au terrain de recherche et plus précisément à l’expérience vécue de l’avortement en dépassement de délai ne peuvent que réinterroger les postures méthodologique et déontologique. Elles questionnent au même moment la perception de l’avortement en dépassement de délai aujourd’hui dans la société. En effet, alors que l’entretien sociologique repose sur l’empathie, le consentement, la confiance, le sentiment de contraindre ou de forcer l’adhésion a été fréquent. Nos impératifs de recherche nous conduisaient à « faire parler », à « écouter » des femmes qui semblaient vouloir se taire. Si le sceau du silence frappe l’expérience de l’avortement en général, le dépassement de délai l’exacerbe.

Malgré la légalisation de l’avortement avec la loi Veil de 1975 et en dépit du fait qu’avorter reste un évènement fréquent dans la vie d’une femme, le tabou inhérent à l’avortement reste puissant.

Sentiment de clandestinité dans un cadre légal

Être « hors délai » ou se trouver en « dépassement de délai » renforce le tabou.

Les exemples de réprobation sociale subie sont nombreux (médecins français annonçant à leur patiente l’impossibilité d’avorter légalement au-delà du délai légal français et n’évoquant pas la possibilité d’aller à l’étranger alors même qu’ils la connaissent, chauffeurs de taxi qui ne souhaitent pas déposer les patientes à l’entrée des cliniques, mais dans une rue attenante, etc.)

« L’échographe a fait comme si on le gardait. Et puis elle, elle n’était pas trop pour l’avortement. Elle nous a dit qu’on ferait mieux… enfin, elle nous a déconseillé d’aller en Espagne, que l’impact psychologique était très très dur… Elle avait peut-être raison, je sais pas. “Faites bien attention, prenez votre temps pour faire votre choix, parce que… y’a des parents qui s’en remettent jamais.” C’est peut-être pas faux, je sais pas. » (Sonia, 38 ans)

« Quand j’ai parlé à la sage-femme d’avortement, elle était complètement contre. Elle m’a dit que certes aujourd’hui je ne voulais pas d’enfants, que j’ai la chance d’en avoir au mois un et que ce serait dommage… Elle m’a dit “vous vous rendez compte, il a un cœur, c’est un être vivant…” » (Charlie, 28 ans)

Ces professionnels alimentent un sentiment de honte et de culpabilité et incitent les femmes à taire ou à cacher leurs expériences d’avortement transfrontalier. On citera une femme qui cache son visage dans la salle d’attente de l’une des cliniques espagnoles par crainte d’être reconnue, ou encore toutes celles qui trouvent des « excuses » et des motifs d’absence « recevables » à l’égard de leur entourage familial, personnel ou professionnel lorsqu’il s’agit de s’absenter pour réaliser un avortement à l’étranger.

L’illégalité a historiquement marqué la pratique de l’avortement. En étant « hors délai » en France, les femmes se vivent dans une certaine mesure comme étant « hors la loi » et nourrissent un sentiment d’illégalité alors même qu’avorter à l’étranger n’est pas une pratique illégale.

« J’avais l’impression de faire un truc qui n’est pas autorisé ici, en fait […] Dire qu’on a fait une IVG et en plus qu’on a traversé la frontière, j’ai l’impression que c’est un truc encore plus grave… Je ne l’ai pas fait ici, je l’ai fait ailleurs […] Je sais pas, peut-être qu’on a l’impression de transgresser, parce qu’on passe la frontière, c’est comme si on allait faire… je sais pas, du trafic de quelque chose. » (Héléna, 33 ans)

Passer la frontière pour avorter est assimilé à un acte transgressif. Elles oscillent entre clandestinité et discrétion alors même que la mobilité et la pratique de l’avortement sont réalisées dans un cadre médical et légal.

« Je me demandais, après, si j’avais le droit d’en parler à des gens. Si j’avais le droit de dire : j’ai avorté en Espagne […] Et je crois que non, je ne l’ai pas, fondamentalement le droit […] J’étais dans le secret, j’avais peur de rentrer en France, de me faire arrêter – j’avais 18 ans, en plus – et qu’on me dise : voilà, vous n’avez pas le droit. » (Lou, 23 ans, étudiante)

Ainsi, si le passage de la frontière permet de s’affranchir d’un droit limitatif à l’avortement, ces mobilités transfrontalières font également échos à tout un imaginaire lié aux zones frontalières (lieu de passage, de trafic, de contrôle, etc.).

Un tabou lié à la responsabilisation

L’analyse de l’avortement en délai dépassé montre que ce que les femmes vivent et ressentent (un sentiment de honte mêlé à de la culpabilité) est alimenté par le mythe de la double responsabilisation. Elles seraient non seulement responsables de ce qui est présenté comme leur « échec » contraceptif (ne pas avoir pu éviter une grossesse), et du dépassement de délai (ne pas avoir su se rendre compte suffisamment tôt de sa grossesse).

Des associations alertent sur les difficultés d’accès à l’avortement.

Ce prisme réducteur de la responsabilisation contribue à masquer les raisons d’un avortement en dépassement de délai : découverte tardive d’une grossesse, changement de situation matérielle et/ou conjugale, erreur de diagnostic médical, grossesse sous contraception ou encore absence de signes de grossesse (règles toujours présentes, absence de prise de poids, etc.).

« Je préfère pas en parler » disent-elles. Pourtant, au-delà de produire des connaissances sur un objet de recherche négligé, faire parler ces femmes pour faire entendre leur voix contient un double enjeu. Individuel d’une part : parler c’est permettre la déconstruction du tabou et l’illusion de la responsabilité. Collectif d’autre part : faire entendre leur voix, c’est faire entrer dans le social une expérience encore trop souvent présentée comme « personnelle ». Rendre visible les mobilités pour un avortement en délai dépassé, le vécu des avortantes, c’est donner à l’intime une dimension politique et rendre possible le changement social afin d’améliorer l’accès à l’avortement pour toutes.

Sophie Avarguez, Maitresse de conférences en sociologie, Université de Perpignan et Aude Harlé, Maitresse de conférences en sociologie, Université de Perpignan

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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