« Penser à tout » : pourquoi la charge mentale des femmes n’est pas près de s’alléger
Jessica Pothet, Université Lumière Lyon 2Mères, travailleuses, attentives à la dimension du soin dans la relation aux autres, beaucoup de femmes ploient sous le poids de la charge mentale. En plus d’exécuter la grande majorité des tâches domestiques au sein de la famille, elles sont souvent celles qui les organisent, les planifient, y « pensent », tout simplement. Et ce d’autant plus que l’éducation des enfants est devenue un enjeu central de notre époque. Cette charge qui leur incombe au quotidien peut être alourdie par les nouveaux outils numériques. Ce vécu intime, cette addition des tâches et leur répercussion, impossibles à quantifier, doivent être appréhendés collectivement.
Comment être une « bonne mère », tout en étant une « professionnelle impliquée », une « amie dévouée » mais aussi une « représentante associative engagée » et une partenaire attentive… en même temps, tout le temps ?
Les rôles sociaux que les personnes investissent tendent à se multiplier ; nos identités se conjuguent dans une dialectique entre notre identité propre et celle tournée vers autrui. En résulte une « charge mentale » démultipliée et parfois incommensurable.
Cette charge mentale, comme un très grand nombre de femmes, il m’arrive moi-même de l’expérimenter dans mon quotidien, en tant que mère de quatre enfants avec une vie professionnelle dense. Sociologue de la famille et de l’éducation, je me suis donc intéressée de près à cette question.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Apparue dans les années 80, la « charge mentale » peut être définie selon Nicole Brais, chercheuse en philosophie à l’Université de Laval qui a théorisé cette notion, comme un « travail de gestion, d’organisation et de planification qui est à la fois intangible, incontournable et constant, et qui a pour objectif la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la résidence ».
Mais c’est la sociologue Monique Haicault qui, la première, décrit dans son ouvrage La gestion ordinaire de la vie en deux, la « double journée » des femmes, prises en étau entre le travail domestique et familial et la montée en puissance des exigences professionnelles.
71 % des charges parentales assurées par les femmes
Première caractéristique : la charge mentale affecte le vécu et l’expérience des femmes. Certes, la généralisation du travail féminin, intervenue au XXe siècle, participe d’un mouvement d’émancipation de ces dernières. Mais il ne s’est pas accompagné d’un partage équitable des tâches domestiques et familiales. En effet, selon l’Insee, en 2010, en France, les femmes prennent en charge 64 % des tâches domestiques et 71 % des tâches parentales au sein des foyers.
Il ne s’agit pas seulement du temps passé avec l’enfant, mais du temps à penser à tout ce qui le concerne : tri des vêtements au fil des saisons, gestion du calendrier vaccinal, organisation des vacances à venir, cadeaux à offrir aux goûters d’anniversaire, dates à retenir pour Parcoursup…
Cette charge ne permet pas de concilier équitablement vie professionnelle et familiale et nuit au bien-être des femmes, tant elle les oblige à être constamment en alerte.
Il ne s’agit pas seulement de partager équitablement la réalisation des tâches au sein du couple pour partager la charge mentale. Plus diffuse, cette charge est aussi cognitive, car elle résulte davantage d’une réflexion visant la gestion et la planification des tâches domestiques, éducatives et de soin.
On touche ainsi à une seconde caractéristique : cette charge mentale est invisible et a ceci de particulier qu’elle ne se quantifie pas.
Pour rendre compte de son intensité, souvent invisible, paraît en 2016 Fallait demander, une bande dessinée par l’autrice-illustratrice Emma. La BD, d’abord publiée sur Internet, fait œuvre pédagogique et provoque le débat dans les sphères médiatiques mais également intimes.
L’autrice s’emploie à décrire les soubassements d’une injustice de genre dans un contexte de supposée égalité entre les sexes. L’engouement suscité est aussi lié à une intensification générale de cette charge mentale.
En effet, si cette notion est autant discutée aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle englobe de nouveaux registres, à l’instar du care tel que défini par Monique Haicault :
« Le soin, le bien-être, le souci de l’autre et de la relation à autrui composent la part émotionnelle et altruiste de la dimension affective de la vie, plus présente aujourd’hui qu’hier. »
Saturation du travail parental
Enseignante-chercheuse, je mène des entretiens sociologiques auprès de nombreuses femmes. Elles décrivent souvent longuement ce qui s’apparente à une saturation de leur travail parental. Je partage à certains égards leur expérience, tant je sais ce qu’il en coûte d’avoir à penser à tout, pour soi-même mais également pour l’ensemble de sa famille, concernant tous les aspects de la vie intime, scolaire, médicale, sociale.
Beaucoup d’enquêtées évoquent une élévation du référentiel associé au registre éducatif : on a plus d’exigence et on s’investit plus que par le passé dans l’éducation de notre progéniture.
En effet, nos sociétés contemporaines accordent une attention croissante et inédite à l’enfant et c’est sans surprise sur les mères que repose principalement l’application de ces nouvelles normes.
En ce sens, une caractéristique contemporaine de cette « charge mentale » semble d’ailleurs tenir dans l’évolution de la considération des besoins de l’enfant et de sa norme attenante de « bien-être ».
Le tournant pédocentrique, amorcé au début des années 1990, s’est diffusé jusque dans nos psychés et nos affects les plus intimes.
Comme le souligne le sociologue Gérard Neyrand :
« Si aujourd’hui ce n’est plus le mariage mais la venue de l’enfant qui fait famille, cela confère à l’enfant une centralité d’autant plus grande qu’il se fait plus rare qu’autrefois, qu’il demeure plus longtemps chez ses parents, et que l’attachement affectif qu’il engendre n’a jamais été aussi élevé »
D’ailleurs, dans certains cas, la parentalité peut pour ces raisons être vécue comme une expérience de solitude, qui génère un fort sentiment d’incomplétude et d’épuisement. Le fait d’avoir des enfants peut même finir par être appréhendé comme un assujettissement.
Si l’épuisement est d’abord personnel, il met par ailleurs à l’épreuve la conjugalité contemporaine et ses normes de partage et d’équité. Cette charge occupe la discussion de bien des couples, et apparaît nettement comme un des facteurs de délitement de la conjugalité dans les entretiens sociologiques que j’ai pu produire. Ainsi, cette jeune femme raconte :
« On est un jeune couple, tout va bien c’est super c’est merveilleux, l’enfant arrive et là, très rapidement le vent tourne, et là Hermione on va dire qu’elle a six mois et moi je me dis que ça va pas le faire, l’histoire dure encore un an supplémentaire mais ça ne le fait pas, clairement il sert à rien, il me convient plus, il m’aide pas, je me sens seule et je me dis quitte à me sentir seule, autant l’être pour de vrai ! » (Clémence, une enfant de 14 ans, séparée).
Si les couples les mieux positionnés sur l’échiquier social peuvent avoir recours à des services leur permettant d’externaliser un certain nombre de tâches ménagères, domestiques, éducatives, cela ne va pas de pair avec une diminution de cette charge cognitive. Parfois, l’effet peut même être inversé, car il s’agit de penser les conditions (qui, comment, où…) de cette prétendue externalisation de la gestion du quotidien ! Externalisation qui incombe bien souvent à d’autres femmes.
Numéro d’équilibriste
Autre effet paradoxal : celui d’endosser socialement le rôle de gestionnaire, voire de cheffe autoritaire du foyer.
Combien de femmes racontent les reproches qu’elles reçoivent, parfois même accusées de distribuer les rôles et d’occuper une position hégémonique au sein leur famille !
« À force de penser à tout : choix de l’école, choix de la nounou, départ des filles dans ma famille lors des vacances scolaires, organisation des anniversaires des filles, mais aussi des week-ends entre copains, je suis devenue en plus celle qui décide, et qui s’accapare la prise de décision » _(Amélie, deux filles de 7 et 4 ans, en couple).
Et puis, à un autre niveau, l’externalisation ne vient que reproduire des inégalités dans la mesure où ces tâches sont toujours déléguées à d’autres femmes, souvent issues des classes populaires, de l’immigration et qui acceptent des bas salaires.
L’intensification de cette charge mentale et le morcellement de nos rôles sociaux qui en résulte est également à concevoir dans un mouvement d’accélération et de compression des vies privées et professionnelles. Un mouvement notamment rendu possible par les outils numériques et la gestion à distance des tâches, voire des rôles qu’ils permettent.
Comment habiter ce monde en crise, comment s’y définir, s’y engager, y faire famille ou société ? Notre nouvelle série « Nos vies modes d’emploi » explore nos rapports intimes au monde induits par les nouvelles réflexions technologiques,écologiques ou encore liées au genre survenues au tournant du XXIe siècle.
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Je fais par exemple partie de celles qui peuvent à l’occasion télétravailler. Cela me permet de « gagner du temps », d’éviter certains déplacements, parfois de concilier certains impératifs professionnels avec mon travail parental, notamment lorsque mes enfants sont malades.
En résulte cependant un numéro d’équilibriste. Chaque journée peut alors devenir un temps et un espace de négociation avec moi-même, une quête visant à définir la meilleure stratégie possible pour « avancer », limitant autant que possible les sources de perturbations qui me feraient perdre l’équilibre. Par exemple, un déjeuner avec une amie en semaine, un rendez-vous avec une enseignante, une manifestation sportive pour l’un de mes enfants… sont autant d’évènements à même de « gripper » mon organisation, pourtant bien établie.
Reste néanmoins que la conciliation entre tous les espaces-temps constitue le creuset de difficultés quasi universelles de la condition parentale des mères.
Un récent rapport du Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes décrit ce phénomène et pointe l’un des risques du télétravail pour les femmes : la réduction des opportunités de carrière.
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Face à cette mise en concurrence de nos identités et au sentiment de morcellement pouvant en résulter, il nous revient certes de penser à des modes d’organisation équitables dans nos relations avec nos partenaires. Toutefois, circonscrire cette problématique au seul volet intime participe d’un effacement de sa dimension politique et laisse à penser qu’il suffirait d’une bonne organisation au sein du couple pour diminuer cette « charge mentale ».
La dimension collective de la charge mentale
On touche là à une idéologie bien installée dans notre société : les raisons de ce qui nous pose problème sont à chercher dans notre psyché défaillante, comme le décrivent très bien Eva Illlouz et Edgar Cabanas dans Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies.
Dans les discours de la psychologie positive et du développement personnel, la « charge mentale » devient le lieu d’une introspection qui sous-entend uniquement un enjeu individuel. Pareille conception fait cependant l’impasse sur sa dimension collective et sociale : représentations et organisation de la famille, division genrée du travail éducatif, place du travail et de sa valeur dans nos trajectoires de vie…
Si des solutions existent dans des dispositifs de prévention et d’éducation des garçons et des filles afin de les sensibiliser aux stéréotypes et normes de genre, on ne peut cependant pas faire l’économie de penser en termes d’organisation sociale collective.
À ce titre, on peut imaginer l’élaboration de politiques publiques soutenant le travail éducatif et de care, des politiques d’emploi permettant de mieux concilier vie personnelle et professionnelle, notamment à travers la prise en compte des temporalités qu’engage la vie de famille.
Et parce que l’on sait que les femmes sont plus concernées par le travail à temps partiel, on peut envisager des mesures qui favoriseraient des journées de travail moins longues pour les hommes comme pour les femmes, des mesures qui prévoient des congés parentaux à se répartir entre parents, à commencer par un congé paternité révisé, au-delà des 28 jours prévus depuis sa réforme au mois de juillet 2021.
À ce jour, des dispositifs d’entreprise visent à allonger le congé pour le deuxième parent, à l’instar du #Parentalact qui a fait son apparition en 2020.
Réviser le congé paternité à la faveur d’une division équitable du travail éducatif et de care dès l’arrivée de l’enfant permettrait de rompre avec notre organisation familiale adossée à la mère comme parent principal. À un autre niveau, ce type d’incitation résonnerait comme une révolution culturelle pour notre société tant le travail est encouragé et valorisé, bien au-delà de la considération que suscite l’énergie déployée pour élever des enfants.
Jessica Pothet, Maîtresse de conférences en sociologie (Université Lyon-1), chercheuse au laboratoire Max Weber, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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