L’inceste, du Moyen Âge à nos jours

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L’inceste, du Moyen Âge à nos jours

Tableau de Simon Vouet (1590-1649), Loth et ses filles (1633), Musée des Beaux-Arts de Strasbourg.
Anne-Emmanuelle Demartini, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne; Julie Doyon, Université Lumière Lyon 2 et Léonore Le Caisne, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Dans Dire, entendre et juger l’inceste (Éditions du Seuil), historiens, anthropologues, sociologues, spécialistes de littérature, artistes, cliniciens, psychanalystes et magistrats exposent et analysent les représentations, les pratiques et le traitement de l’inceste depuis que le christianisme médiéval en a formalisé l’interdit en Europe jusqu’à aujourd’hui. Bonnes feuilles.


Depuis la parution de La Familia grande de Camille Kouchner,en 2021, jusqu’au succès critique de Triste tigre de Neige Sinno, en 2023, l’inceste, dans son sens restreint de relations sexuelles imposées à un enfant par un membre de sa famille, suscite l’indignation publique. Sa dénonciation repose sur la figure centrale de la victime.

Dans le sillage de la déflagration provoquée par le livre de Camille Kouchner, le puissant mouvement #MeTooInceste a engendré des milliers de témoignages. Avec une intensité nouvelle, ces prises de parole énonçant et dénonçant les violences sexuelles subies attestent la pratique courante – et dévastatrice – de l’inceste dans notre société.

En 2020, déjà, une enquête de l’Ipsos révélait qu’un Français sur dix affirmait en avoir été victime ; dans huit cas sur dix, les victimes sont des femmes. Depuis, d’autres enquêtes ont confirmé l’ampleur des violences sexuelles commises dans la famille, lors de la période cruciale de l’enfance, et souligné leur caractère globalement genré : les agresseurs, dans une écrasante proportion, sont des hommes, plus âgés ; il s’agit essentiellement de pères ou de beaux-pères et des oncles quand les victimes sont des filles, de frères et de pères ou de beaux-pères quand les victimes sont des garçons.

Transformer les 160 000 affaires privées annuelles en un problème de politique publique

La mise à l’agenda de l’inceste a franchi un seuil politique avec la création de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles à enfants (CIIVISE). Lancée en décembre 2020 sous la présidence de l’ex-garde des Sceaux Élisabeth Guigou, et coprésidée de janvier 2021 à novembre 2023 par le juge des enfants Édouard Durand et par la directrice générale de l’association Docteur Bru, Nathalie Mathieu, la commission devait recueillir les témoignages de victimes de violences sexuelles pendant leur enfance et proposer des préconisations de politique publique.

Au terme de sa mission, à la fin de 2023, près de 27 000 témoignages ont été recueillis, dont 80 % concernaient l’inceste. À partir du postulat de départ du déni collectif frappant les violences sexuelles sur les enfants, ce recueil devait constituer un espace d’expression, d’écoute et de reconnaissance pour des victimes dont la parole était d’emblée posée comme légitime. Il s’agissait, dans une dimension performative affirmée, de mettre en acte la fin du déni, c’est-à-dire de transformer les 160 000 affaires privées annuelles en un problème de politique publique.

Dans son rapport final rendu en novembre 2023, la commission a présenté 82 préconisations qui portent sur l’amélioration du repérage des victimes (avec notamment le questionnement systématique des violences sexuelles auprès des enfants et des adultes), le traitement judiciaire (en particulier la reconnaissance d’une infraction spécifique d’inceste et la déclaration de l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles sur enfant), la réparation (par exemple la garantie des soins du psychotraumatisme pris en charge par la collectivité et l’indemnisation des victimes) et la prévention, la dernière préconisation étant le maintien de la CIIVISE.

La CIIVISE 2 installée en décembre 2023 et coprésidée par un collège directeur constitué d’un psychiatre, d’une magistrate, d’une présidente d’une association de victimes d’inceste et d’un avocat, cesse le recueil des témoignages mais poursuit les travaux à travers des missions renouvelées : suivi des recommandations du rapport et engagement accru auprès des professionnels de la protection de l’enfance et des enfants victimes de violences sexuelles quelles qu’elles soient (inceste, agressions sexuelles par un membre extérieur à la famille, prostitution).

Envisagé comme un mal social endémique, l’inceste a aussi été appréhendé, à partir des années 2000, comme un crime à (re)configurer dans la loi pénale pour mieux le sanctionner et lutter contre son impunité. Alors que les associations de victimes réclamaient la création d’une infraction pénale autonome dans le Code – qui avait été supprimée en 1791 –, la loi de 2010 stipule que les viols et les agressions sexuelles sur mineurs au sein de la famille sont qualifiés « d’incestueux ». En 2011, cette disposition est abrogée au motif de l’imprécision de son champ d’application familial. Il faut attendre 2016 pour que la loi sur les viols et agressions sexuelles qualifiés d’incestueux en précise le périmètre familial. La loi de 2021 marque une nouvelle étape dans l’objectivation pénale de l’inceste : elle range les crimes et délits sexuels sur mineurs au titre « du viol, de l’inceste et des autres agressions sexuelles », réintroduisant le mot dans la législation pénale. En rupture avec la très longue histoire du crime d’inceste depuis la Révolution, ces évolutions législatives le situent dans le cadre de la protection de l’enfance victime de violences sexuelles, dont la prévalence est aujourd’hui avérée.

Il n’existe pas un inceste mais des incestes

Cette actualité de l’inceste n’est pourtant pas sans précédent historique. Dans les années 1970, aux États-Unis, les féministes de la seconde vague avaient déjà dénoncé la pratique banale de l’inceste, au sens du viol des filles par leur père. Selon elles, l’inceste formait moins un interdit qu’une pratique largement tolérée qui renvoyait à l’exercice d’un droit exercé par les hommes sur les filles de leur famille. Le caractère ordinaire de l’inceste était analysé en termes de rapports sociaux de sexe fondant la domination masculine dans la société patriarcale.

À cette critique politique s’est ajoutée, dans les années 1990, celle portée dans le sillage de la protection de l’enfance et de ses droits. L’inceste était alors englobé dans un ensemble plus vaste de violences faites aux enfants et qualifiées de « maltraitances » ou d’« abus sexuels ». Aujourd’hui, notamment en France, l’enfance victime cristallise la mise au jour de la violence incestueuse. Dans ce

contexte, l’inceste est rapporté à des formes de domination fondée à la fois sur le genre et sur l’âge. C’est au sens actuel de violence sexuelle sur mineur dans la famille que l’inceste est érigé en problème politique et social de tout premier plan.

Mais différentes conceptions de l’inceste coexistent selon les savoirs qui le construisent et leurs contextes d’émergence. Il n’existe en effet pas un inceste mais des incestes. L’inceste désigne aussi, dans une acception plus large, l’alliance interdite entre des membres apparentés. En droit civil français, par exemple, cette interdiction vise les ascendants et les descendants, les frères et sœurs, oncles, tantes, neveux et nièces.

Pour les sociologues et les anthropologues des XIXe et XXe siècles, qui ont travaillé sur les règles de parenté, l’inceste est à la fois une alliance et une relation sexuelle interdites entre deux membres apparentés qui peuvent différer d’une société à l’autre. Selon Émile Durkheim, l’interdit de l’inceste résulte du tabou du sang entre les membres d’un même clan. Se considérant comme formant une seule chair, celle de l’ancêtre mythique dont ils descendent, les hommes doivent fuir les femmes de leur clan, qu’ils aient ou non un lien de consanguinité avec elles, au risque de toucher au « divin », et de commettre un acte sacrilège.

Pour Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste provient d’un impératif social qui oblige les hommes à chercher une femme hors de leur clan, et permet la formation de la société grâce à l’échange des femmes et à l’interdépendance des groupes entre eux. Françoise Héritier, elle, énonce un inceste du « deuxième type », qui se distingue du précédent dans la mesure où les partenaires sexuels ne sont pas du même sang. Cet inceste concerne le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins. Cet interdit s’expliquerait symboliquement par la mise en contact d’humeurs identiques à travers la circulation de fluides entre les corps.

Deux facettes d’une réalité sociale changeante

L’actualité a fait entrer en collision la conception de l’inceste comme alliance ou sexualité interdites dans la parenté et celle de l’inceste comme agression sexuelle intrafamiliale, la prise en compte d’une règle de parenté et celle d’un crime. Des militants dénoncent ainsi les conceptions anthropologiques de l’inceste comme participant de stratégies d’occultation de l’agression sexuelle courante d’un enfant par un membre de sa famille. En se focalisant sur le caractère universel de l’interdit de l’inceste, Claude Lévi-Strauss et ses successeurs auraient nié la pratique réelle, banale et criminelle de l’inceste.

Premier de couverture de « Dire, entendre et juger l’inceste », sous la direction d’Anne-Emmanuelle Demartini, Julie Doyon, Léonore le Caisne, Éditions du Seuil
« Dire, entendre et juger l’inceste », sous la direction d’Anne-Emmanuelle Demartini, Julie Doyon, Léonore le Caisne, Éditions du Seuil. Fourni par l'auteur

Cette critique prend néanmoins le problème à l’envers : ce ne sont pas les anthropologues qui, en travaillant sur l’interdit de l’inceste, ont volontairement nié les agressions sexuelles des enfants par des membres de leur famille, mais le sens commun qui a pu s’appuyer sur l’interdit pour faire comme si ces agressions n’existaient pas. Plus encore, les objets scientifiques évoluent, et l’objet de recherche des anthropologues du XXIe siècle qui travaillent aujourd’hui sur le crime d’inceste commis sur des enfants au sein des familles et cherchent à comprendre pourquoi il est si courant malgré sa réprobation apparemment unanime n’est pas celui de leurs prédécesseurs qui, à travers l’étude de l’interdit de l’inceste, cherchaient à expliquer les fondements de la société et de la parenté. Alors que les anthropologues ont travaillé sur des règles d’alliance et de parenté, les féministes font comme s’il n’y avait pas d’interdit (ou de règles) : l’inceste serait admis et son silence serait à la fois le moyen de sa perpétuation et le signe de son acceptation dans les sociétés patriarcales.

Le débat public actuel est traversé par ces ambiguïtés. Or, plutôt que de choisir entre ces deux acceptions de l’inceste – une alliance interdite ou un crime –, il faut les considérer comme les deux facettes d’une réalité sociale changeante selon la façon dont elle est construite, représentée, pratiquée ou dénoncée, d’hier à aujourd’hui. Plutôt que de traiter soit de la règle, soit de sa transgression, il faut les envisager ensemble.

Anne-Emmanuelle Demartini, Professeure d’histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne; Julie Doyon, Historienne, maîtresse de conférence en Histoire moderne, Université Lumière Lyon 2 et Léonore Le Caisne, Anthropologue, directrice de recherche au CNRS, CEMS/EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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