Transformer la série « Squid Game » en jeu de téléréalité, est-ce trahir sa portée critique ?

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Transformer la série « Squid Game » en jeu de téléréalité, est-ce trahir sa portée critique ?

Carine Farias, IÉSEG School of Management

Le 14 juin 2022, la plate-forme de streaming Netflix a annoncé le lancement de « Squid Game : The Challenge », un jeu de téléréalité au casting mondial et avec un gain de 4,56 millions de dollars à la clé, inspiré de la série Squid Game.

Réalisée par Hwang Dong-hyuk, cette série dystopique sud-coréenne présente la lutte de 456 personnes endettées et désespérées qui sont recrutées par une mystérieuse organisation pour participer à une compétition où l’unique vainqueur remportera 4,56 millions de wons. Les épreuves de la compétition sont basées sur une série de jeux pour enfants traditionnels de la Corée du Sud. Dans la série cependant, à chaque épreuve, les perdants meurent.

Un succès fulgurant

Lors de sa sortie en 2021, Squid Game a connu un succès fulgurant. Vue par plus de 130 millions de spectateurs et générant un « media impact value » estimé à 891,1 millions d’euros, d’après Bloomberg, c’est le plus grand succès de la plate-forme Netflix pour une série non-anglophone. En dehors du visionnage, la série a également provoqué un raz-de-marée de réactions sur les réseaux sociaux. NBC News rapporte notamment que le hashtag de la série #SquidGame a été vu plus de 22 milliards de fois sur TikTok, seulement 17 jours après la sortie de la série.

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Bien que surprenant, ce succès se nourrit de plusieurs éléments. On peut penser au concept et à l’esthétique propres à la série, basés sur des références puissantes, et à un intérêt croissant pour la pop culture sud-coréenne. L’univers Squid Game favorise une certaine résonance émotionnelle liée à la nostalgie éveillée par l’univers de l’enfance et des jeux et à la fascination pour les jeux télévisés où le vainqueur fait fortune.

La place du « jeu » dans la série, sans cesse mis en étroite relation avec le sérieux du désespoir, de la violence et de la lutte, fait émerger une ambiguïté morale et un cynisme retenant l’attention des spectateurs. Cette ambiguïté permet d’appréhender le message central de la série, auquel de nombreux spectateurs semblent s’identifier : cette série représente de manière brutale et angoissante les dérives et les injustices de la société moderne, qui repose sur des inégalités structurelles et sur la compétition pour la survie.

Transposer Squid Game en jeu de téléréalité

Le jeu de téléréalité « Squid Game : The Challenge » actuellement en préparation, et dont le casting est ouvert à toute personne parlant anglais à travers le monde, reprendra des éléments clés de la série. Notamment, l’esthétique du jeu sera reproduite, il y aura le même nombre de participants (456), le même prix à gagner (en dollars cette fois-ci) et la même manière de fonctionner. Il n’y aura qu’un seul gagnant, les épreuves seront inconnues des participants en avance et les perdants seront éliminés à chaque épreuve. Notons une différence de taille : les perdants resteront en vie…

D’après NBC News, de nombreux fans de la série ont réagi négativement sur les réseaux sociaux suite à l’annonce du lancement de « Squid Game : The Challenge », estimant que ce jeu irait à l’encontre du message original de la série.

Une transposition problématique

Squid Game, la série, porte une critique sociale acerbe. C’est une représentation cynique et brutale du capitalisme moderne dans lequel, selon Hwang Dong-hyuk, chacun doit se battre individuellement pour survivre, dans un contexte très inégalitaire. Le créateur de la série s’est d’ailleurs inspiré de ses propres difficultés financières d’après crise, et de luttes sociales ayant marqué la mémoire collective des sud-coréens, telles que l’occupation de l’usine de voiture Ssangyoung pendant 77 jours, secouée par un assaut violent de la part des forces de l’ordre et des agents de sécurité.

Pour Elaine Chang, professeure de littérature spécialisée dans le cinéma et les médias vidéo, on pourrait voir dans la série une critique d’un capitalisme inhumain qui ne proposerait aucune alternative à son système politico-économique. De même, Sung-ae Lee, professeure en Langues et Cultures Asiatiques, considère la série comme une métaphore du capitalisme et des inégalités socio-économiques existantes, faisant écho au contexte politique et historique traumatisant de la Corée du Sud au cours du XXe siècle. Ces inégalités socio-économiques sont reflétées par l’état de stress économique auxquels sont confrontés les personnages, qui les pousse à accepter de risquer leur vie dans l’espoir de retrouver un ancrage dans la société.

La fiction dystopique s’ancre dans des réalités vécues tout en développant une société imaginaire où les dangers et injustices sont poussés à l’extrême. Elle vise donc à faire réfléchir les spectateurs aux dérives potentielles des modèles socio-économiques actuels. Loin de se positionner comme modèle de société, la fiction dystopique cherche à révulser pour alerter. Il y a donc un côté très cynique à « transformer ce monde fictif en réalité » pour reprendre l’expression de Brandon Riegg, le vice-président de Netflix.

Le risque, c’est d’annihiler ou de rendre stérile la critique sociale d’une œuvre culturelle forte. Le jeu de téléréalité proposé à une échelle internationale risque de détacher Squid Game du contexte socio-économique et culturel dans lequel l’œuvre a été réalisée. Cette décontextualisation met le message politique à distance et le détache des réalités sociales (notamment du surendettement) vécues. Le détournement de cette critique sociale en simple jeu fait disparaître les questions d’éthique et de justice sociale soulevées par la série.

L’invitation au désengagement moral des spectateurs

D’après Hermes and Hill, la transgression des valeurs morales est une force énergisante très utilisée dans la pop culture. La transgression suit un cycle où les règles sont enfreintes puis ré-établies. Ce cycle permet de maintenir notre intérêt en tant que spectateur, mais aussi de renforcer nos liens citoyens dans la célébration, l’outrage ou la condamnation.

Cette force énergisante, on la ressent dans la manière dont Netflix sensationnalise le lancement de ce nouveau jeu de téléréalité qualifié d’ « expérience sociale », en utilisant des formules telles que « jusqu’où êtes-vous prêt à aller ? » dans leur campagne de recrutement. Cela suggère une valorisation des candidats qui seront prêts à dépasser leurs limites physiques et à enfreindre leurs limites morales – le formulaire de recrutement faisant écho aux stratégies de trahison pour aller vers la victoire – afin de gagner la compétition. Ainsi, les participants du jeu sont poussés vers un désengagement moral, où la transgression est valorisée, afin de ressembler au maximum aux personnages en compétition dans la série.

Marchandisation de la souffrance

Au-delà de la lutte individuelle et macabre pour la survie dans un contexte d’inégalités et d’injustices, la fiction Squid Game dénonce également une sorte de marchandisation de la souffrance. Dans la série, des spectateurs mystérieux parient sur la vie ou la mort des participants, tout en se délectant de ce spectacle dans une atmosphère lugubre mais luxueuse. Observer des humains désespérés se battre pour leur survie devient donc un spectacle ; la souffrance de l’autre est réduite à un bien que l’on consomme par plaisir.

En transposant la fiction dystopique en jeu de téléréalité, nous propose-t-on de devenir ces spectateurs à la moralité douteuse, se délectant du désespoir et de la souffrance d’êtres humains – même si elle est mise en scène – prêts à tout pour obtenir une meilleure situation financière ?

D’autres émissions de téléréalité nous ont déjà habitués à consommer le désespoir plus ou moins mis en scène des candidats, comme s’il s’agissait d’un simple divertissement. Le danger, c’est que ces questions éthiques autour de la construction et de la consommation d’un jeu fondé sur une fiction dystopique ne soient même pas posées. Que nourrit-on en participant, ou en visionnant un tel programme ? L’évitement et la mise sous silence de ces questions éthiques favorise le désengagement moral des spectateurs et participe à rendre stérile la critique sociale portée par la série.

Carine Farias, Associate Professor in Entrepreneurship and Business Ethics, IÉSEG School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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