Le « post-amour » c’est l’avènement d'une valse-hésitation très contemporaine. Unsplash, CC BY-SA
Sans Valentin, ou l’avènement du « post-amour »
Pascal Lardellier, Université de Bourgogne – UBFCLa Saint-Valentin est devenue un événement commercial et médiatique incontournable, servi par un cadre romantique bien marketé. Pour autant, comment croire encore à « l’amour-toujours » en 2023 ? Le couple post #MeToo traverse une zone de turbulences peu commune, et bien des certitudes amoureuses se trouvent remises en question. Je propose ici de d'explorer une nouvelle hypothèse : vivons-nous à l'ère du « post-amour » ?
Notre époque a accouché du « post-amour », hybride sentimental et sexuel d’un genre nouveau. « Post-amour » ? La nouvelle forme du sentiment amoureux, caractérisé par la fin des certitudes et des idéaux qui ont défini l’amour comme récit majuscule de l’Occident, aux origines mythologiques et religieuses, romanesques et morales. Le « post-amour » est surtout un sentiment ressenti par celles et ceux vivant l’amour tout en hésitant sur ses formes, son genre, son avenir. Il est transitoire, flexible, désillusionné. Il est clair qu’il percute de plein fouet la Saint-Valentin, ses clichés, son business sulpicien et son romantisme mièvre.
Ce « post-amour » fait son lit dans le terreau de l’individualisme, de la judiciarisation des rapports de genres, de la nouvelle guerre des sexes et de la « confusion des sentiments » caractérisant l’époque.
Le « post-amour », valse-hésitation et « rêve party »
Le « post-amour » c’est l’avènement de cette valse-hésitation, sur fond de « je t’aime moi non plus » et de « Fuir le bonheur avant qu’il ne se sauve » selon les chansons-prophéties de Gainsbourg ; ou encore de la sublime « Brandt rhapsodie », fredonnée par Benjamin Biolay et Jeanne Cherhal. Leur duo, en forme de slam entêtant, raconte une histoire d’amour – rencontre, passion, désamour et séparation – sur fond de Post-its collés de-ci de-là, et montre combien le langage trahit nos affects. En clair, tout est bien qui finit mal. Les Rita Mitsouko nous avaient prévenus : « les histoires d’amour finissent mal, en général… ». C’est un amour mis à distance, disséqué, analysé, théorisé, espéré, détesté, autant qu’espéré, secrètement. Combien de séries, de films, de pièces de théâtre, de spectacles de stand up ont fleuri depuis une vingtaine d’années sur le thème « c’est compliqué ».
Dans son essai La fin de l’amour, la sociologue Eva Illouz propose la notion féconde de « relations négatives », pour caractériser ces histoires avortées dès leur genèse. Rangeons-y ces couples qui secrètent les conditions de la rupture très vite, entre ressentiment, hypersensibilité, exigences trop élevées et fatalisme voire cynisme assumé. Elles sont pléthore, « ces relations négatives » voyant leurs protagonistes saborder consciencieusement ce qui aurait pu donner « quelque chose de bien ensemble », mais qui s’avère mort-né. Car des pressions convergentes sabotent le couple, le font imploser de l’intérieur, en mode Blitzkrieg, ou de guerre lasse. En tout cas, selon Illouz toujours, « elles n’évoluent pas vers une forme sociale stable mais sont appréciées pour leur caractère éphémère et transitoires : elles sont pratiquées malgré les pertes et les souffrances qu’elles provoquent ».
Récit de soi et réflexivité
Saint-Valentin ? Pensons-en ce jour aux millions de célibataires, pour qui l’amour est un espoir, mais le couple un repoussoir. Et sont désormais régulièrement de retour sur le marché du célibat des individus qui, auparavant, seraient restés unis, puisque leurs relations étaient cimentées par les institutions et les conventions.
Internet et les applis constituent en fait un immense second marché de la rencontre, le rendez-vous des naufragés du cœur et des parcours de vie compliqués qui aspirent à (se) reconstruire, en se recomposant. Ou « à s’éclater » en cumulant.
Sur le « Net sentimental », on parle énormément de ses peines, de ses déceptions, de ses blessures, et bien sûr, de ses espoirs. Finalement, on s’y raconte bien plus encore qu’on ne s’y rencontre. Sur les sites de rencontre, on parle beaucoup et l’on écrit plus encore. Cet espace est tout à la fois un exutoire, un atelier d’écriture collectif, le refuge des « obsédés textuels » qui jettent là l’encre permettant de fixer un peu l’expérience intime de leurs dérives, de leurs naufrages, d’îles désertes et de moments fastes aussi, ceux durant lesquels le corps exulte, ou les cœurs s’exaltent.
Certains se complaisent dans ce récit de soi, sur fond de blessures, de fantasmes et d’aspirations. Ce qui pourrait relever de l’intime, ordinairement dit sur le mode de la confidence à des proches, est très vite mis en mots et jeté à Toile ouverte. Sans par ailleurs que l’on sache si c’est vrai ou si c’est du storytelling, permettant de mieux « se vendre ».
Le « post-amour » induit une impitoyable réflexivité de tout ce qui est donné à vivre, ensuite théorisé, disséqué, partagé, commenté. L’Obs a su tirer le parti de ce besoin de parole. Ainsi, la rubrique numérique « Tinder Surprise », adaptée en de savoureuses pastilles vidéo sur Arte, permet l’expression cathartique de plans souvent foireux, juxtaposition de bien des bizarreries sexuelles et séquences tellement exotiques que la chose prête à rire, et déjà de soi.
La matrice technologique console, épanche, elle sert de déversoir, de défouloir, mais aussi de terrain de jeu et d’espace de séduction tous azimuts. Et combien sont-ils à avouer avoir une revanche à prendre sur les hommes (ou les femmes), et sur la vie ? On croise en ligne pléthore de personnes blessées du cœur, qui surfent entre sentiments et ressentiment, qui sont des « post-amoureux ».
Le post-amour, c’est l’amour du fast sex et du « polygaming », c’est l’amour des « cumulards du cœur », qui adorent les comédies sentimentales autant qu’ils aimaient la série « Bref ». Ils utilisent ces technologies relationnelles que sont les sites et les applis avec pragmatisme, espoir et désillusion. L’amour est plus aveugle que jamais, et on navigue à vue. Mais le « fast sex » uberisé a un GPS intégré, et il est rarement question de s’attarder – ce ne serait d’ailleurs pas dans l’intérêt desdites applications.
Aux distorsions imposées au romantisme comme cadre idéologique, s’ajoutent les troubles introduits dans les rapports de genres et aussi la conscience diffuse que le couple est devenu une denrée périssable. On rejoint là « l’amour liquide » du philosophe Zygmunt Bauman. Avec toujours une perception duale de tout cela : le côté radieux du caractère facile, décomplexé, de rencontres possiblement standardisées, mais aussi l’intuition de la duplicité probable des uns et des autres. Un jeu de poker menteur, où l’as de pique ressort plus souvent que l’as de cœur.
Certains doivent désormais aussi composer avec la crainte d’être considérés à tort comme des harceleurs sexuels, ou d’avoir des comportements inappropriés, dans une société post-#MeToo qui ne transige plus – heureusement – avec la notion de consentement et les violences dans les rapports de genre, sachant que les réseaux sociaux exhument d’abord, et relaient ensuite.
Enfin, ces millions de célibataires ne peuvent ignorer les pesantes prescriptions sanitaires qui enjoignaient il y a peu encore de se tenir à bonne distance, de se méfier de toute promiscuité, et donc de l’intimité, possiblement dangereuse. Ceci complexifie encore la donne relationnelle. La carte du Tendre, en 2023, est parsemée d’embûches nouvelles, qui rendent la quête plus difficile encore. Saint-Valentin pour beaucoup, sans Valentin pour un grand nombre aussi, pour qui cette soirée particulière évoque Tantale plus que Vénus ou Cupidon !
Pascal Lardellier est l’auteur de « S’aimer à l’ère des masques et des écrans » (L’Aube, 2022).
Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne Franche-Comté, Chercheur au laboratoire CIMEOS, Université de Bourgogne – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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