Prostitution: comment travaille-t-on sur des éléments d’enquête sensible ?
Helene Le Bail, Sciences PoLa dernière législation sur la prostitution date de 2016 avec l’adoption de la « loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées ». Cette loi se compose d’un volet pénal avec l’abolition du délit de racolage et la pénalisation des clients, d’un volet social avec la mise en place d’un « parcours de sortie de la prostitution » et d’un volet éducatif centré sur la « prévention des pratiques prostitutionnelles et du recours à la prostitution ».
En France, circule le chiffre de 30 000 personnes concernées. Il est difficile d’avoir des données précises sur une activité le plus souvent non déclarée et qui concerne un grand nombre de personnes migrantes, très mobiles et pour beaucoup en situation de séjour irrégulier.
En 2021, en coopération avec les services documentaires de Sciences Po Paris, j’ai mis en ligne une enquête sur l’impact de la loi prostitution sur la plate-forme data.sciencespo. Cet article retrace le cheminement depuis la mise en place de l’enquête jusqu’à sa mise en accès libre.
Des points de vue radicalement opposés sur le sujet
Les débats, au sein du parlement et dans la société civile, se sont concentrés sur le volet pénal. Dans le monde associatif, deux groupes s’opposent radicalement sur le choix du modèle dit « modèle suédois », à savoir la proposition de réduire la demande en visant les clients. Le débat sur la pertinence ou non de la pénalisation des clients repose en grande partie sur l’équation dressée entre travail du sexe et traite ou exploitation des personnes.
Pour les promoteurs de la pénalisation des clients (rassemblés dans la collectif Abolition 2012), c’est un moyen d’enrayer le système de trafic des personnes en coupant la demande et donc l’offre.
Pour les opposants à ce modèle – associations de personnes concernées, telles le Strass, et de prévention santé, telles Aides ou Médecins du Monde –, le choix de pénaliser l’activité n’est pas la bonne solution.
Selon ces associations une meilleure façon de lutter contre la traite serait de lutter contre les politiques migratoires répressives et de régulariser les personnes ; la loi ferait fausse route dès le départ en créant un amalgame entre travailleuses du sexe migrantes et victimes de traite et toute forme de répression, directe ou indirecte, serait préjudiciable au travail de prévention et source de stigmatisation, or les premières victimes seront les plus fragiles dont les victimes d’exploitation.
Le processus d’enquête
La loi est votée en avril 2016. Le gouvernement a deux ans pour établir une évaluation basée sur l’observation de l’impact sur les conditions de vie et de travail des travailleurs et travailleuses du sexe. Dans ce même laps de temps, les opposants à la loi décident d’organiser une « contre-évaluation » de la loi.
À l’époque, je suis responsable bénévole d’un programme de Médecins du Monde qui s’appelle le Lotus Bus ; les acteurs du réseau savent que je suis chercheuse et sollicitent ma participation. Je propose de prendre pleinement une place de chercheuse et de contribuer à mettre en place un protocole de recherche dans une démarche profondément collective.
Étant donné la position militante du réseau associatif et la division idéologique violente sur le sujet, il nous fallait penser dès le début à gérer les biais et à consolider les résultats. Nous avons pour cela pris plusieurs mesures : faire relire la grille d’entretien par une chercheuse extérieure, ne pas solliciter des personnes impliquées dans des activités militantes pour les entretiens et privilégier des personnes que les associations ne connaissaient pas forcément bien.
Vers la fin de l’enquête, nous avons intégré un chercheur extérieur, Calogero Giametta pour mener les derniers entretiens et l’analyse des données avec moi. Enfin, pour être le moins attaquables possible, nous avons réalisé un nombre important d’entretiens en face à face avec des personnes concernées et les avons complétés avec 24 entretiens auprès d’associations qui avaient des positionnements différents sur la loi.
Quelques résultats
Les résultats de l’enquête ont donné lieu à un rapport disponible en ligne et traduit en plusieurs langues : « Loi prostitution : ce que pensent les travailleurs et travailleuses du sexe » ?. Nous reproduisons ici quelques conclusions clés.
Malgré l’intention de protection des personnes affichée par la loi, la majorité des travailleuses et travailleurs du sexe interrogés considèrent que la pénalisation des clients sape leurs capacités à maitriser leurs conditions de travail. En outre, localement, dans une approche de tranquillité publique, des arrêtés municipaux et des opérations de contrôles d’identité font que les travailleuses et travailleurs du sexe restent plus souvent pénalisés ou arrêtés que les clients.
Étant donné que la majorité continue malgré tout de travailler, leurs conditions de travail se sont fortement dégradées en termes de sécurité, de santé et de conditions de vie en général. La quasi-totalité des travailleuses et travailleurs du sexe et toutes les associations interrogées décrivent une « perte de contrôle dans le relation de pouvoir avec le client » dans la relation avec le client : ce dernier impose plus souvent ses conditions (rapports non protégés, baisse des prix, tentative de ne pas payer, etc.) parce qu’il est celui qui prend des risques.
La perte de revenus pousse les personnes à prendre plus de risques au travail et les impacts sur la santé sont préoccupants. En particulier, les entretiens évoquent de manière inquiétante un recul de l’usage du préservatif ainsi que des ruptures de traitement pour des personnes séropositives. La réalisation d’un questionnaire complémentaire auprès de 583 personnes a souligné que 78 % accusaient une baisse de revenus et 38 % avaient plus de difficulté à imposer le préservatif.
Une augmentation des violences multiformes
Le stress engendré par la précarisation entraine divers problèmes psychosomatiques, pour certaines et certains des problèmes de consommation d’alcool, de tabac ou autres substances, voire suscite des pensées suicidaires. Les résultats de l’enquête qualitative mettent en évidence une augmentation des violences multiformes : insultes de rue de la part des passants, violences physiques, violences sexuelles, vols de la part de clients ou de personnes se faisant passer pour des clients, braquages dans les appartements par des criminels en groupes. Par ailleurs les contrôles de police, souvent vécus comme des violences, ne semblent pas avoir reculé.
Concernant le volet social et le « parcours de sortie de la prostitution », l’enquête n’a pu analyser que le tout début de la mise en place du programme, qui est toujours au-dessous des attentes cinq ans plus tard.
Les critiques portent, entre autres, sur le caractère sélectif et moralisateur du programme (par exemple l’obligation d’arrêter de travailler avant de commencer les démarches en échange d’une aide de quelques 300 euros par mois est vécue par beaucoup comme méprisante) ; sur la lourdeur du système et les disparités de traitement d’un département à l’autre. Enfin les enquêtés s’inquiètent de la possibilité d’un renforcement de la stigmatisation pour la majorité des personnes qui ne souhaiteront pas entrer dans ce « parcours de sortie ».
La mise en accès libre, pourquoi ?
En 2021, l’enquête a été archivée sur l’entrepôt des données de la recherche de Sciences Po Paris.
Cet entrepôt répond aux principes FAIR de gestion des données de la recherche et répond également à la nécessité pour les institutions d’encadrer les obligations faites aux chercheurs par les financeurs de favoriser l’accès aux données de la recherche (ces tendances et les débats qu’ils soulèvent ont fait l’objet d’un dossier spécial dans Tracés no 19 de 2019. Pour ma part, je n’avais aucune obligation car l’enquête, comme nous l’avons vu, était née à l’initiative d’associations. Ma motivation venait ainsi de plusieurs considérations que je résume ci-dessous.
Premièrement, l’enquête ayant été collective, il était important de trouver un espace unique d’archivage qui soit pérenne et accessible à tous ceux qui avaient participé. Le travail avec Dorian Ryser, documentaliste au CERI, et Cyril Heude, bibliothécaire à Sciences Po, a permis de trouver des solutions à l’attribution des droits sur la base d’une charte d’utilisation. Ainsi, je ne restais pas la seule personne ayant accès à l’ensemble des données. En outre, avec ces collègues, nous avons pu ordonner les données, les harmoniser et rendre clair le contenu grâce à un travail de métadonnées : mots clés, résumés, liens vers les publications, etc. Il s’agit normalement d’un travail extrêmement couteux en termes de temps et donc d’argent : reprendre chaque entretien, vérifier qu’il soit pseudonyme, harmoniser la nomenclature et la présentation de chaque fichier et surtout contextualiser l’enquête, à savoir comment les données ont été construites.
L’atout que j’avais est, qu’ayant travaillé de manière collective, comme décris ci-dessus, nous avions pensé dès le début à l’importance que nos données soient utilisables par toutes les personnes impliquées dans leur analyse. Ce travail de nettoyage et de préparation a donc été relativement léger. De plus, comme il s’agissait d’une population stigmatisée, les techniques de pseudonymisation avaient également été mises en place dès le début (faux prénoms et modification des détails personnels). Enfin, le travail de contextualisation était largement fait en amont car le travail collectif nous avait amenés à rédiger un protocole de recherche détaillé et argumenté. C’était donc un vrai plaisir de voir toutes ces données rangées et accessibles à tous ceux qui avaient contribué à l’enquête.
La question de l’engagement des chercheurs
Ma motivation venait aussi du souci de rendre cette enquête visible et potentiellement réutilisable. N’étant pas le fruit de mon seul travail, je peux me targuer du fait qu’il s’agit d’une des très rares enquêtes qualitatives de cette ampleur auprès de travailleurs et travailleuses du sexe réalisées en France.
Il s’agit de plus d’une enquête qui a posé d’emblée la question de l’engagement militant et qui a mis en place des moyens pour limiter les biais de méthodologie et d’analyse. J’avais donc envie que le processus d’enquête soit connu.
Il faut noter de manière plus large que si les données peuvent faire l’objet d’un second travail d’analyse, il est aussi utile de partager les outils qui ont été créés pour l’enquête, de les mettre à disposition des collègues qui se lancent dans des enquêtes similaires. Dans le cas présent, nous avons laissé une protection sur les entretiens qui ne sont accessibles que sur demande et n’avons mis en total accès libre que le protocole d’enquête, les grilles d’entretiens en plusieurs langues, et les autres outils créés à l’occasion de cette enquête.
Helene Le Bail, Chargée de recherche au CNRS et affiliée à l'Institut Convergences Migrations, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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