L'appellation pervers narcissique couvre de nombreux usages et qualifie parfois à tort des personnes mal intentionnées dissimulant une violence psychologique ou physique. Pxhere, CC BY-NC-ND
« Pervers narcissiques » : pourquoi ce terme donne l’impression qu’ils sont partout ?
Marc Joly, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-SaclayLa scène se passe au début de l’année 2021, dans les locaux d’une association de lutte contre la violence domestique d’ordre psychologique. Lorsqu’on me présente aux nouvelles stagiaires, comme « sociologue qui travaille sur les pervers narcissiques », la réaction de ces trois étudiantes en psychologie ne se fait pas attendre :
« – Dans notre université, tout le monde est contre la [catégorie de « pervers narcissique »] : les profs, les élèves…
– Chez nous aussi : cela ne veut plus rien dire !
– Mais tout le monde l’utilise ! »Elles le répètent en cœur : « Tout le monde ! »
Singulier destin, apparemment, que celui de la notion de « perversion narcissique » : utilisée par « tout le monde », elle serait presque unanimement rejetée par les spécialistes et par les adeptes d’une psychologie scientifique. Elle a de surcroît mauvaise presse et il est recommandé de ne pas l’employer en justice.
L’enquête sociologique est ici rappelée à l’une de ses missions fondamentales : rendre raison des « luttes de classement », comme les nommait Pierre Bourdieu, c’est-à-dire des luttes par lesquelles groupes et individus s’affrontent pour imposer leur définition d’eux-mêmes et d’autrui. Une étude fine des pratiques permet de montrer, en l’occurrence, qu’une pluralité de processus de catégorisation cohabitent, qui répondent à des logiques sociales propres, compréhensibles.
Un « stalker »
Une autre scène, dans la même association, en témoigne bien. Une jeune trentenaire qui touche le RSA appelle pour la première fois. Son ex, avec lequel elle a eu une fille, n’accepte pas la séparation. Il la relance sans cesse, rôde autour de chez elle, la suit quand elle fait ses courses ou dans ses activités associatives, alterne menaces de mort et supplications pathétiques. Cette femme, en plein désarroi, a le sentiment de devenir folle :
« S’il me harcèle, c’est peut-être parce que c’est moi qui provoque ça… […] J’ai bien conscience que c’est un pervers narcissique qui me manipule. Si je rappelle pas le soir, il me rappelle. Tout le temps. Je commence à avoir peur. Si je lance une procédure juridique, il va me faire pire… Je veux que ça s’arrête, je veux que ça s’arrête… »
Habituellement, les stagiaires gèrent la permanence. Mais la psychologue qui les supervise ce jour-là, exceptionnellement prend le relais. Elle conseille à la jeune femme de porter plainte sans tarder et d’être extrêmement vigilante. L’appel terminé, elle se tourne vers les stagiaires :
« Attention, attention : on a là un cas de stalking ! Le stalking, c’est de la traque ; ce sont les cas de harcèlement qui sont les plus à risque d’homicide. Il est dans la pulsion ; il est dans la toute-puissance ; il sent qu’il peut y aller. Ce sont des personnes extrêmement dangereuses, les stalkers ! Quand on rencontre ce genre de profils, on dit aux victimes : “Demandez une ordonnance de protection, allez à la police !” Systématiquement ! »
D’un côté, la victime a « bien conscience » que ce qui lui arrive n’est pas totalement de sa faute, que son ex a un comportement anormal, intrusif, manipulatoire, non respectueux de son intégrité psychique, de son autonomie d’action et de pensée : la catégorie de « pervers narcissique » lui sert à fixer en quelque sorte cette certitude, quand bien même culpabilise-t-elle et se demande-t-elle si elle ne mérite pas le harcèlement qu’elle subit, si elle n’est pas en train de devenir folle.
De l’autre, la psychologue opère une re-catégorisation en fonction des caractéristiques les plus marquantes de la situation, qu’elle présente par ailleurs comme typique : le « pervers narcissique » est qualifié de « stalker », car l’urgence est d’informer et de mettre en sécurité la victime, à la lumière d’un registre comportemental éminemment inquiétant.
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Une personnalité violente et à fuir
De manière générale, qu’un grand nombre de victimes s’adressent à l’association en mobilisant la catégorie de « pervers narcissique » n’empêche pas les psychologues d’utiliser les mots et les outils qui leur paraissent les mieux adaptés à chaque cas. Ces spécialistes passent leur temps à traduire et à re-catégoriser, sur la base de l’opposition victime/auteur de violence qui est leur principal point de référence. Alors que je commente avec amusement une fiche d’appel où figure le fameux acronyme : « Encore un PN ! », une stagiaire me répond : « Moi, je le traduis par auteur de [violence] ! »
Ainsi, cela semble être une spécificité très française que l’usage de « pervers narcissique » à titre de catégorie générique, réunissant l’ensemble des profils inadaptés à des relations symétriques et incapables d’accorder psychologiquement et pratiquement la moindre place à l’autre, jusqu’à le réduire à l’état d’objet qu’il devient possible de manipuler massivement et de détruire : ce qu’on appelle, par exemple dans le monde anglo-saxon, des personnalités « toxiques », « extrêmement narcissiques », « psychopathiques-narcissiques » ou « hautement conflictuelles ».
En somme, dans les usages ordinaires, « pervers narcissique » = « personnalité à fuir » (ou « à combattre » avec des moyens appropriés s’il n’est pas possible de fuir).
Un seul exemple : Psychopath Free, livre-témoignage qui a été un best-seller en 2015 aux États-Unis, a été traduit cinq ans plus tard en français sous le titre Comment je me suis libéré d’un pervers narcissique.
Un conjoint toxique
On observe, de fait, une explosion des usages de « pervers narcissique » (et de ses variantes) dans la presse française au cours de la période 2011-2016, après une montée régulière à partir du début des années 2000.
Comme le montre une étude détaillée, la majorité des contextes d’apparition de l’expression concernent les rapports de couple (hétérosexuel) et renvoient à des figures masculines, réelles, imaginaires ou génériques (au-delà de l’usage du « masculin neutre » pour énoncer des stéréotypes généraux).
Si l’on s’en tient uniquement aux productions culturelles, films (Mon Roi de Maïwenn), romans (L’Amour et les Forêts d’Éric Reinhardt, Bullshit de Nicole Kranz), romans de jeunesse (Je te plumerai la tête de Claire Mazard) ou bandes dessinées (Tant pis pour l’amour de Sophie Lambda), toutes mettent en scène un homme toxique qui manipule et détruit psychologiquement sa conjointe.
D’un point de vue sociologique, la diffusion de « pervers narcissique » est clairement partie prenante d’une réaction féminine visant des formes relativement inédites, fondées sur le déni, de violence masculine en couple.
Des généalogies morales
La généalogie de la notion éclaire ce destin imprévisible. C’est au fil d’un patient travail de réflexion théorique autour des processus psychotiques et des pratiques de soin que le psychiatre et psychanalyste français Paul-Claude Racamier (1924-1996) a construit, à partir du milieu des années 1980, la notion de « perversion narcissique ».
Cette notion de psychopathologie clinique, typiquement psychanalytique et indissociable d’une vaste et complexe architecture conceptuelle, désigne « une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir ».
De tous les concepts élaborés par Racamier, c’est celui auquel il aura conféré la plus forte portée morale, pour dénoncer le mal que le déni est susceptible de faire à autrui, et à la pensée en général.
Des considérations morales ont également été déterminantes pour une autre psychiatre et psychanalyste : Marie-France Hirigoyen. Son best-seller Le Harcèlement moral (1998) a contribué décisivement à la diffusion de la notion, à la faveur du raccourci suivant : « agresseur » coupable de harcèlement moral = « pervers narcissique ».
Au même moment, une thérapeute comportementaliste et cognitiviste, Isabelle Nazare-Aga, offrait dans deux ouvrages, Les Manipulateurs sont parmi nous (1997) et Les Manipulateurs et l’amour (2000), des outils précis permettant de repérer et de contrer les « manipulateurs », dont le profil, précisera-t-elle, est le même que celui des « pervers narcissiques ».
Sans cette rencontre contingente, le concept forgé avec soin par Racamier n’aurait pas eu autant d’écho. Il en a résulté, récemment, l’expression de « pervers narcissique manipulateur » (PNM) ou de « manipulateur pervers narcissique » (MPN). Ce produit dérivé, que j’ai très peu rencontré sur mon terrain d’enquête, paraît donner lieu à des usages plus revendicatifs et stigmatisants.
Marc Joly, Sociologue, chargé de recherche CNRS, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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