Pour mieux comprendre comment ces tendances a priori contradictoires peuvent cohabiter, peut-être faut-il revoir nos représentations traditionnelles. Et si les jeunes, plutôt que de lire moins, lisaient en fait différemment ? Examinons de plus près ces nouveaux usages.
3h14 de lecture par jour
Si l’on oppose souvent les livres aux écrans, les dernières enquêtes considèrent l’e-book comme un livre à part entière, ce qui permet de mieux évaluer le nombre de livres lus. Cependant, cette prise en compte ne permet pas de considérer l’ensemble des activités littéraires des adolescents, qui peuvent aussi avoir lieu sur écran. Surfer sur Internet peut aussi rimer avec achats de livres et consultation de conseils de lecture.
Mais l’on continue de scinder les deux espaces. L’enquête Ipsos sur les jeunes Français et la lecture indique ainsi que les 7-19 ans lisent 13 minutes de plus qu’en 2016, mais qu’ils passent moins de temps à lire (3h14 par jour en moyenne) que sur les écrans (3h50 par jour en moyenne). Comme les livres numériques ne sont pas très répandus (moins de 10 % des ventes totales des éditeurs), l’on n’envisage pas que le temps d’écran puisse s’intégrer aussi dans le temps de lecture.
[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
Or, si le changement profond qui a touché le monde du livre a été initié par l’ebook, un autre tournant s’est amorcé avec les réseaux sociaux et sous la forme de plates-formes de lecture et d’écriture. Côté réseaux, Instagram et TikTok ont pris le relais des vidéos YouTube, noyant ainsi les conseils de lecture dans le flux des posts, de telle façon qu’il est extrêmement difficile de quantifier le temps passé à regarder ces conseils de lecture.
Concernant les plates-formes, telles que Wattpad et Webtoon pour les plus célèbres, elles sont souvent omises par les jeunes eux-mêmes quand on leur demande combien de temps ils consacrent à la lecture, et ne sont pas comptées dans les ventes de livres même numériques, alors qu’elles sont centrées sur la création et le partage d’histoires.
Cette plateformisation du monde du livre s’inscrit dans le nouvel écosystème culturel qui s’efforce d’attirer les adolescents en misant sur la gratuité, la personnalisation des contenus et une offre pléthorique, tout cela leur assurant de trouver des textes qui leur plaisent et à la hauteur de leurs moyens financiers. Cet hyperchoix gratuit attire également parce qu’il se pratique sur des écrans tactiles : le geste digital provoque une intimité avec le récit que l’on adapte à soi-même, dans sa mise en page et sa disposition, dans les choix faits parmi ceux de l’algorithme, comme un prolongement de soi.
Sick-lit, New Romance, Fantasy… Des genres plébiscités par les jeunes
Il ne faudrait pas croire que ce n’est qu’une vaste entreprise de séduction : ces plates-formes transforment les pratiques et inquiètent l’industrie du livre. En effet, le modèle éditorial classique repose sur la légitimité accordée aux auteurs et aux textes par une sélection faite par les éditeurs qui garantissent ainsi une qualité littéraire aux textes publiés. Les plates-formes, elles, correspondent à une économie de la donnée : la gratuité s’appuie sur la revente des données des utilisateurs et laisse de côté le critère de la reconnaissance de la qualité littéraire. Ainsi, le succès d’un texte posté en ligne tient au nombre de personnes qui le lisent.
L’idéal trouvé sur les plates-formes de lecture est ainsi de mettre le lecteur au centre du processus : il choisit les textes qu’il aime parmi des millions d’histoires proposées (plus de 100 millions sur Wattpad, toutes langues confondues), classées selon des catégories qui évoluent au fil des textes publiés et qui ne sont donc pas figées.
Wattpad : Le YouTube des livres (Canal+, 2018).
C’est ainsi que naissent de nouvelles catégories, comme la littérature Young Adult, divisée en catégories et sous-catégories qui établissent un classement non pas prescriptif, mais dans le but de proposer aux lecteurs des textes susceptibles de les intéresser. Laurent Bazin dans son étude La Littérature Young Adult distingue deux grands genres eux-mêmes divisés en sous-genres :
La fantasy, tout d’abord, qui continue ce genre littéraire et éditorial en le déclinant en fantasy médiévale, historique, mythique, urbaine, orientale, steampunk, et la dystopie ;
La romance, qui renouvelle le roman sentimental ancien sous l’influence de la « romance » anglo-saxonne, qui se décline en « chick-lit » (genre auquel se rattachent des romans comme Bridget Jones), « bit-lit » (dans le sillage du succès de Twilight), new romance et new adult.
Les catégories continuent de s’inventer, dès qu’un texte inclassable est posté, c’est ainsi que sont nés la « sick-lit » et les « feel-good books ».
Lecteurs et auteurs à la fois
Cet espace de liberté de choix s’accompagne d’un espace d’écriture dont chacun peut s’emparer, car l’on confie son texte à la communauté et non à un système éditorial sélectif. Ce fonctionnement, mettant de côté les différences sociales et valorisant l’engagement, est certainement ce qui attire le plus les jeunes : non seulement ils y sont habitués, mais ils y trouvent leur compte étant à la fois lecteurs, auteurs, critiques, correcteurs.
Depuis 2012, les maisons d’édition tentent de suivre, bien sûr, ces tendances et publient des textes postés sur des plates-formes, comme ceux de Nine Gorman, créant de nouvelles collections pour les adolescents et les jeunes adultes. La fanfiction est un genre désormais pris au sérieux. Les maisons d’édition développent des bookstagrams et des booktoks et investissent ainsi les lieux numériques de la jeunesse. Les influenceurs littéraires sont eux aussi très écoutés.
Où sont les jeunes, alors, en ce qui concerne la lecture et la littérature ? Là où on ne les attend pas. Dans le Nouveau Monde, celui du troisième millénaire. La société est tiraillée entre l’envie de les ramener au système ancien, fondé sur le livre, papier de préférence, et la nécessité de les suivre dans ces nouveaux espaces de co-écriture. Cependant, au-delà de questions sociétales, cette culture libre et partagée soulève aussi des questions juridiques et financières autour du droit d’auteur.
Carine Roucan, Docteur en langue et littérature françaises, Qualifiée aux fonction de MCF section 9, Membre du GRIC UR4314. Enseignante en littérature, expression et édition, Université Le Havre Normandie
Existe-t-il un « langage jeune » ?
Image de freepik
Image de freepik
Existe-t-il un « langage jeune » ?
Auphélie Ferreira, Université de Strasbourg
On associe s...