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Existe-t-il un « langage jeune » ?

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The Conversation

Existe-t-il un « langage jeune » ?

Auphélie Ferreira, Université de Strasbourg

On associe souvent des expressions à la mode ou des pratiques comme le verlan à la jeunesse. Mais n’est-ce pas un abus de langage d’évoquer un parler « jeune » ? Y a-t-il vraiment un vocabulaire ou un usage de la syntaxe qui permettraient d’identifier des façons de s’exprimer propres aux jeunes ?


« Gadjo », « despee », « tchop » : ces mots sont associés, dans les discours médiatiques, à un « parler jeune ». Nombreux sont les articles qui s’arrêtent sur ce vocabulaire pour le rendre accessible aux autres générations ou encore les dictionnaires destinés aux parents qui semblent ne plus comprendre leurs ados.

Alors, ce parler jeune existe-t-il vraiment en tant que tel ? Pourrait-il être résumé à un lexique qui lui serait propre ? Plusieurs études ont été menées en linguistique sur ces pratiques langagières, mais celles-ci ne constituent pas un champ homogène, notamment parce qu’elles concernent des situations sociolinguistiques diverses.

Si nous voulons considérer l’existence d’un parler jeune, il faudrait a minima le penser au pluriel. Il n’y a pas deux personnes pour parler de la même façon et une même personne ne parle pas constamment de la même manière. Tous les individus possèdent plusieurs répertoires ou plusieurs styles, les jeunes ne font pas exception.

Définir la jeunesse : des critères biologiques ou sociologiques ?

Avant de voir s’il existe des éléments constitutifs d’un répertoire commun aux jeunes, une question se pose : qui sont ces jeunes ? Pour reprendre Bourdieu, l’âge n’est qu’une donnée biologique manipulée autour de laquelle des catégories peuvent être construites.

La catégorie « jeune » a pu être définie selon des critères d’indépendance par les démographes : fin des études, entrée dans la vie active, départ du domicile familial… Mais ces critères ne sont plus tout à fait valables aujourd’hui. La catégorie « jeunes » est largement interrogée et interrogeable.

Dans les discours médiatiques et les études linguistiques, il s’agit en réalité surtout de jeunes issus de milieux urbains, milieux multiculturels et plurilingues. Les jeunes sont souvent des adolescents. L’adolescence correspondrait à une période d’écart maximum à un français « standard », à un français valorisé, notamment, à l’école.

Mais y aurait-il même des traits langagiers qui nous permettraient d’identifier des façons de parler propres aux personnes regroupées dans cette catégorie ? On peut s’appuyer, pour aborder cette question, sur le corpus MPF (Multicultural Paris French), un ensemble d’enregistrements (au total 83 heures) réalisés auprès de 187 locuteurs « jeunes » habitant la région parisienne.

Lexique, syntaxe, accent : des particularismes chez les jeunes ?

L’analyse des pratiques langagières de ces jeunes met en lumière plusieurs traits récurrents. Au niveau lexical, on relève des procédés comme l’apocope, ou perte d’une syllabe, dans « mytho » pour « mythomane » par exemple. On retrouve aussi le verlan, avec des mots comme « chanmé », qui correspond à l’inversion des syllabes de « méchant », ou encore « despee » qui cumule emprunt à l’anglais « speed » et verlanisation. À côté d’autres emprunts plus anciens, comme « kiffer » emprunté à l’arabe kiff (aimer) bien entré dans le français avec l’ajout de la terminaison « -er », nous identifions « gadjo » emprunté au romani (« garçon ») ou « chouf », emprunté à l’arabe et signifiant « regarde ».

Sur le plan syntaxique, peu de choses sont relevées, car il s’agit en réalité du niveau du système langagier qui est le moins souple. Si certains relèvent par exemple l’omission du « ne » dans les structures négatives (« je lui répondrai pas »), celle-ci n’est en réalité pas spécifique aux jeunes. Ce phénomène reflète davantage les usages du français parlé plus ordinaire.

Du côté de l’« accent » (regroupant la mélodie ou encore la prononciation de certaines voyelles ou consonnes), certains traits ont pu être identifiés comme l’avant-dernière syllabe qui se fait plus longue, le contour emphatique ou encore l’affrication forte des /t/ comme dans « confitchure ». Toutefois, des études montrent également que ces traits ne sont pas propres aux jeunes (c’est le cas de l’affrication ou encore du contour emphatique, nous utilisons ce dernier pour mettre en relief un élément et nous le retrouvons lorsqu’un locuteur est engagé dans l’interaction).

L’affrication, nouveau phénomène de langage (TV5 Monde, février 2024).

Hormis le débit qui pourrait être spécifique aux façons de parler jeunes (les jeunes parleraient plus vite, utiliseraient plus de mots à la minute), il faut noter que les particularismes relèvent de l’exploitation de procédés qui n’ont rien de novateur. Le verlan se retrouvait chez Renaud (« laisse béton »), les emprunts qu’on ne voit plus avec abricot emprunté, par le portugais ou l’italien, de l’arabe al-barqûq, parking emprunté à l’anglais ou encore schlinguer emprunté à l’allemand et que nous retrouvons notamment chez Hugo, dans les Misérables :

« C’est très mauvais de ne pas dormir. Ça vous fait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule. »

Il en va de même pour les structures où le que semble omis, « je crois c’est les années soixante ». Celles-ci sont pointées du doigt et attribuées aux jeunes. Toutefois, elles aussi sont employées par des moins jeunes, comme chez ce locuteur de 40 ans « je pense ça leur fait plaisir » et nous les retrouvons dans le Roman de Renart datant de la fin du XIIe siècle : « Ne cuit devant un an vos faille » (« je ne crois pas il vous en manque avant un an »).

Effet de loupe : des façons de parler rendues visibles par les réseaux

Si les procédés n’ont rien de novateur, alors d’où vient cette impression de « parlers jeunes » ? Celle-ci repose sur un « effet loupe » ou un effet de concentration, selon la sociolinguiste Françoise Gadet. Ces parlers jeunes seraient perçus par la multiplication des particularismes : emploi du verlan, d’emprunts, du contour emphatique, etc.

L’effet loupe est lui-même renforcé par les médias ou par les discours qui mettent en avant ces phénomènes sur les réseaux sociaux. Et si l’on a l’impression que « pour cette génération, c’est plus marqué qu’avant », c’est probablement parce que ces façons de parler sont désormais plus facilement observables. Les communications médiées par les réseaux rendent les productions linguistiques visibles à grande échelle. Ces « effets de mode » linguistiques ne sont toutefois pas exclusifs à la jeunesse actuelle. Chaque génération a ses préférences, mais rien ne disparaît tout à fait : un terme comme « daron » bien qu’ancien, traverse les époques.

1983 : Comment parlent les lycéens ? (Archive INA, 2019).

Finalement, les jeunes exploitent le système de la langue française pour l’enrichir et répondre à différents besoins. Les mots créés ne sont pas de simples équivalents de ce qui pouvait exister, mais s’en distinguent bien. Selon Emmanuelle Guerin, un « clash » (emprunt à l’anglais) prend un sens plus spécifique que choc puisqu’il évoque une confrontation verbale : « Ils menaient le clash avec la prof. » Lorsqu’il y a créations, celles-ci enrichissent le répertoire linguistique en répondant à des besoins d’identification à des groupes (ces phénomènes se retrouvent souvent dans des interactions où la connivence prime) ou d’expression.

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Il n’existe donc pas un parler jeune, mais des façons de parler par des personnes catégorisées comme « jeunes ». On qualifie des façons de parler « jeune » par la présence (et surtout la concentration) de certains éléments linguistiques, ce qu’on peut retrouver chez des moins jeunes, par exemple, chez Stéphane âgé de 36 ans : « Je sais pas qui vous êtes tu vois ce que je veux dire je leur ai fait comme ça (.) genre je parfois il y a des jeunes ils ont la haine sur nous hein […] Non mais c’était eux les nejeus en vrai. »

Si certains mots utilisés par les jeunes semblent échapper aux moins jeunes, rappelons que tout le monde (y compris vous et moi) emploie parfois des termes qui peuvent être incompréhensibles pour notre entourage, notamment ceux issus de notre milieu professionnel. Il n’y a rien d’alarmant dans ces « parlers jeunes » : chaque génération a ses modes d’expression, et les quelques mots jugés incompréhensibles par les médias ne reflètent pas l’étendue des répertoires concernés.

Auphélie Ferreira, Enseignante-chercheuse contractuelle en linguistique française, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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