Nadia Comaneci, « la petite fée de la gymnastique » et l’envers du décor construire

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Nadia Comaneci - First Perfect 10 | Montreal 1976 Olympics. Capture Video Youtube

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Nadia Comaneci, « la petite fée de la gymnastique » et l’envers du décor

La gymnaste aux JO de Montréal, en 1976. Capture d'écran, dailymotion.
Michel Raspaud, Université Grenoble Alpes (UGA)

Vendredi 26 juillet au soir, lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024, le Comité d’organisation convoquait quatre super légendes du sport et de l’olympisme pour porter la flamme sur la Seine, entre le Trocadéro et le jardin des Tuileries. Carl Lewis (9 médailles d’or), Serena Williams (4), Rafael Nadal (2) et Nadia Com?neci (5) l’ont transmise à Teddy Riner et Marie-Josée Pérec (eux-mêmes triple médaillés) qui, conjointement, ont allumé la vasque.

Voilà qui vient rappeler le statut exceptionnel toujours accordé à la gymnaste par le monde sportif, près d’un demi-siècle après ses performances de Montréal. Mais quelle fut la vie de cette fillette qui n'avait alors que quatorze ans ?

Dans la nuit du 27 au 28 novembre 1989, par température négative, dans l’obscurité et le silence absolus, durant plus de six heures de marche sur terrain verglacé, de lacs à moitié gelés et de forêt dense, un groupe de sept personnes traverse clandestinement la frontière entre la Roumanie et la Hongrie, prenant le risque considérable pour l’une d’entre elles de se faire arrêter ou de prendre une balle dans le dos. Elle se nomme Nadia Com?neci, et c’est une icône planétaire de la gymnastique artistique féminine, plus connue à travers le monde que le Conducator de la Roumanie socialiste, Nicolae Ceau?escu !

Depuis 1976 et l’éclosion aux yeux du grand public (mais pas des spécialistes) de Nadia Com?neci lors des Jeux olympiques de Montréal, première gymnaste à obtenir la note parfaite de 10.00 lors de ses exercices aux agrès ou au sol (sept fois lors de ces Jeux), au point que le tableau électronique n’étant pas prévu pour une telle note dut afficher 1.00, qu’a-t-il bien pu se passer pour que la personnalité la plus emblématique et positive à l’étranger du régime de la dictature roumaine, quitte ainsi le pays ?

Les débuts d’une gymnaste hors-pair

Nadia Elena Com?neci est née le 12 novembre 1961 à One?ti (judet de Bac?u), en Moldavie roumaine, au pied des Carpates, de Gheorghe et ?tefania Com?neci. Son père est mécanicien automobile et doit marcher près de vingt kilomètres chaque matin pour se rendre à son travail (et idem le soir pour rentrer), et sa mère est femme au foyer. Elle aura un frère, Adrian, de cinq ans plus jeune.

Dès ses premières années, Nadia développe une motricité multiforme sans doute décisive dans son évolution sportive ultérieure : elle grimpe aux arbres aussi haut que possible, se laisse tomber, se balance de branche en branche ; elle adore jouer au football avec les garçons, va à la pêche avec sa grand-mère, fait la roue, du patin à roulettes, du vélo, saute sur son lit, passe ses jours et ses nuits à courir dans le village, et donne des coups de poing aux garçons qui refusent de la laisser jouer dans l’équipe…

Pour canaliser ce trop-plein d’énergie de ce « garçon manqué », sa mère l’emmène, alors qu’elle est encore à la maternelle, au club de gymnastique local Flac?r? (la Flamme) : « Quand je suis entrée dans la salle, je savais que je me fondrais dans cet univers, ou du moins, que je le voulais. J’étais submergée par sa taille, par ma propre timidité et par les possibilités infinies de jouer que chaque tapis, saut, barre parallèle et poutre offrait ».

Nadia commence alors la gymnastique sous les auspices de Marcel Duncan, puis plus tard de Maria Simionescu, spécialiste de gymnastique artistique féminine, avec qui elle apprend les bases. Le maire de la ville fait beaucoup pour développer le club avec l’aide des professeurs, puis du Conseil national pour l’éducation physique et sportive (CNEFS), ainsi que du ministère de l’Enseignement et de la Fédération roumaine de gymnastique (FRG), obtenant la construction d’une salle spécialisée (inaugurée en 1968) et l’ouverture du Lycée d’éducation physique en septembre 1969 (Olaru, p. 36-39). C’est cette structure qu’intègre Nadia.

Pour leur part, les époux Béla et Márta Károlyi, tous deux nés en 1942, après avoir fait leurs études d’éducation physique à Cluj, rejoignent One?ti en 1968, mais dans deux établissements différents. Si Márta se voit attribuer un poste d’entraîneuse en gymnastique artistique auprès de l’expérimenté Valeriu Munteanu, Béla se retrouve en charge de l’équipe féminine de handball avec laquelle il parvient en finale d’une importante compétition nationale. Ce n’est qu’en 1971, à la suite des départs de Marcel Duncan puis Valeriu Munteanu que Béla Károlyi abandonne le handball et devient le nouvel entraîneur de gymnastique du groupe auquel appartient Nadia. Ce n’est donc pas lui qui découvre Nadia, comme il le prétend dans son autobiographie (Karolyi & Richardson, 1994, p. 43), cette affabulation étant l’un de ses traits de caractère pour s’attribuer le beau rôle.

Insultes, punitions et coups

Toujours est-il que ce sont bien les époux Károlyi qui, dans un contexte local et national favorable, vont bâtir une équipe de fillettes qui va révolutionner la gymnastique féminine. Béla Károlyi, plus encore que Márta, est d’une exigence folle avec les jeunes gymnastes, surveillant tous leurs faits et gestes et plus encore leur alimentation, les faisant répéter jusqu’à l’épuisement les routines au sol et sur les différents agrès. Il est aussi d’une extrême sévérité, délivrant insultes, punitions, voire coups. Après Montréal, Nadia ne s’en accommodera plus, même si elle reviendra vers lui par la suite.

Bien que les gymnastes roumaines se soient illustrées aux championnats d’Europe de 1975 en Norvège (Nadia gagnant 4 médailles d’or et une d’argent), les JO ont une autre envergure et un autre retentissement. Or, la gymnastique n’est pas qu’un sport de démonstration, mais aussi de notation par des juges qui ont tendance à minorer les notes des gymnastes moins connues par rapport aux plus réputées. Et la pression du public et des médias peut avoir de l’influence. Aussi, lors de la journée d’entraînement podium (qui précède le début des compétitions), Béla use du stratagème de ne pas faire rentrer tout de suite l’équipe à l’appel du speaker, attendant que tous les yeux des spectateurs et médias soient braqués sur la porte. Nadia souligne qu’« il a aussi créé un environnement dans lequel je pouvais briller […]. Certains entraîneurs sont simplement entraîneurs. D’autres comme Béla sont entraîneurs, publicitaires, agents, et défenseurs, le tout en un seul homme […]. En 1976, personne ne connaissait l’équipe roumaine, et Béla savait que cela devait changer si nous voulions avoir une chance de gagner ».

Une gymnaste instrumentalisée par le pouvoir

La gymnastique est très vite devenue un sport prioritaire pour le pouvoir. Ainsi, les professionnels du sport semblaient se promener « avec un détecteur d’enfants doués dans les écoles, les [recrutant] assez tôt pour pouvoir en faire des champions », ce qui séduisait les milieux modestes, leur ouvrant des perspectives d’ascension sociale.

Il y avait aussi un intérêt stratégique pour l’État et le Parti, d’après Mihaela G., sociologue dont les propos sont rapportés par Lola Lafon : « les gymnastes mangeaient peu, elles étaient très rentables ; trop jeunes pour émettre une opinion sur ce qui se déroulait dans le pays, elles ne demanderaient pas l’asile politique à l’occasion d’une quelconque compétition à l’Ouest ».

Dans les années qui suivirent, le corps de Nadia change, et elle doit s’adapter à sa nouvelle morphologie de femme. Quittant l’adolescence, elle a aussi d’autres aspirations en termes de vie sociale et doit préparer son avenir. Elle n’en continue pas moins de gagner des titres (championnats d’Europe, du monde, et JO de Moscou en 1980), malgré des difficultés personnelles et les fluctuations de sa relation avec Béla. En 1981, lors d’une tournée de gala en Amérique du Nord dont elle fait partie, Béla, Márta et le chorégraphe Geza Pozsar font défection. « Si Bela n’avait pas fui, on m’aurait toujours surveillée, mais sa défection a braqué les projecteurs sur ma vie, et c’était aveuglant. J’ai commencé à me sentir comme une prisonnière ».

Au cours de la décennie 1980, l’icône de la Roumanie a une vie des plus banales : travail pour la FRG, fonctions à la Fédération internationale mais interdiction de voyager en dehors du bloc de l’Est, et à l’âge de 25 ans, le gouvernement lui prend une partie de son salaire car elle n’a pas d’enfant. En effet, Nicolae Ceau?escu avait développé une politique nataliste (décret anti-avortement 770/1966) : « dès qu’elle a grandi, Nadia n’y a pas échappé, elle a été “inspectée”, comme nous toutes, par la “police des menstruations”, ces médecins qui nous auscultaient chaque mois sur notre lieu de travail et nous pressaient de faire des enfants, encore », comme en témoigne Madalina L., universitaire, dans La petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon.

Fuir pour survivre

Pour Nadia, la vie se réduit à « survivre, m’occuper de [son] frère et faire en sorte que la maison reste au moins partiellement chauffée pour l’hiver ». À l’automne 1989, Nadia fait la rencontre fortuite d’un Roumain émigré aux États-Unis qui va l’entraîner à prendre une décision radicale, et en parle à son frère : « Tu n’as plus rien à faire dans ce pays, m’a dit Adrian. La façon dont le gouvernement te traite est humiliante. Si tu veux fuir, tu devrais essayer ».

À cette époque, Nadia se rend compte que « le procédé de déshumanisation en Roumanie ainsi que les dangers et les incertitudes de la défection m’ont montré le peu de contrôle que j’avais sur les circonstances de ma vie ». Aujourd’hui, mariée (en 1996) à Bart Conner (double champion olympique de gymnastique en 1984), mère d’un garçon de dix-huit ans, vivant à Norman (Oklahoma), Nadia conclut : « Je suis partie parce que je voulais découvrir ce que l’avenir me réservait. Or, je n’avais plus d’avenir en Roumanie, à ce moment-là ».

Michel Raspaud, Professeur des Universités, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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