Mobilité : et si on remettait le piéton au milieu du village ?
Christelle Bortolini, Ademe (Agence de la transition écologique) et Mathieu Chassignet, Ademe (Agence de la transition écologique)Les Parisiens ont voté le 4 février dernier en faveur d’un triplement de la tarification du stationnement des SUV. À l’échelle de la France, la plupart des grandes villes tentent peu à peu de réduire la place de la voiture dans l’espace public, notamment au profit des transports collectifs, des piétons et des cyclistes.
En moyenne en 2019, 23,7 % des déplacements en France étaient effectués à pied. Un chiffre qui grimpait à 38 % à Paris et ses alentours et chutait à 18,9 % dans les agglomérations de moins de 200 000 habitants. Quant aux territoires ruraux, la marche y représente 13 % des trajets.
Malgré cette place importante de la marche dans nos vies, le piéton demeure un angle mort des politiques de mobilité. En nous confinant dans un rayon d’un kilomètre autour de chez nous et en vidant les rues des automobilistes, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière ce déséquilibre entre la place conférée à la voiture dans la conception de l’espace public et celle réservée aux mobilités dites « actives » (marche, vélo…).
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En réaction à ce besoin de redistribution des espaces publics, des stratégies d’« urbanisme tactique » ont proposé des aménagements temporaires – « coronapistes » cyclables, extension de terrasses sur les trottoirs et les places de stationnement – qui se sont parfois pérennisés pour montrer qu’il était possible de grignoter de l’espace à la voiture pour donner plus de place à d’autres usages, à la nature, à la vie sociale et au bien-être des citadins.
Mais si cet épisode a eu un effet très bénéfique pour la pratique du vélo, il n’en a pas été de même pour la marche.
Les piétons, parents pauvres des politiques de mobilité
Il est tellement naturel de marcher que les collectivités ne pensent en effet même pas à intégrer les piétons dans leurs réflexions et leur planification territoriale. Dans l’ordre des modes de déplacement, elles privilégient dans leur conception la circulation des voitures et leurs stationnements, avant les pistes cyclables et les aménagements pour les piétons qui sont trop souvent considérés comme une variable d’ajustement. Une hiérarchie qui se retrouve aussi d’un point de vue financier.
Un constat paradoxal alors que la marche constitue le mode de déplacement le plus vertueux et le plus universel. Elle est indispensable à l’intermodalité puisqu’elle joue le rôle de liant avec l’ensemble des autres modes, sans compter ses vertus pour la santé physique et psychique.
En outre, le piéton est la figure qui couvre toute la diversité de la population. Il n’y a pas un, mais des piétons : au-delà de la personne en bonne santé, c’est aussi la personne âgée, le parent avec sa poussette, la personne à mobilité réduite, le voyageur qui tire une valise ou encore l’enfant, grand disparu de l’espace public ces dernières décennies.
Alors qu’il y a 50 ans, les enfants marchaient seuls jusqu’à trois kilomètres autour du domicile, aujourd’hui quatre enfants sur dix de trois à dix ans ne jouent jamais dehors pendant la semaine (selon un rapport publié en 2015 par l’Institut de veille sanitaire (INVS). Près de la moitié d’entre eux sont amenés à l’école en voiture.
Il est donc important de rappeler qu’aménager la ville pour les piétons correspond à aménager la ville pour toutes et tous, et paradoxalement ce n’est pas le cas aujourd’hui. Si un aménagement est pensé et adapté aux publics dits « vulnérables », alors il sera accessible au plus grand nombre.
Pas qu’un sujet de grandes villes
Dans ce contexte, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a publié le guide « À pied d’œuvre », afin d’inciter les collectivités à replacer les piétons au cœur de la stratégie des politiques publiques.
Différentes initiatives menées ont mis en évidence que non seulement la marche intéressait les collectivités, mais qu’elle les concernait toutes : pas seulement les grandes agglomérations, où les alternatives à la voiture sont déjà bien développées, mais également les communes de petite taille, notamment en zone rurale ou périurbaine.
En 2023, un premier appel à projets de l’Ademe a incité les territoires à la créativité pour élaborer leur stratégie piétonne et expérimenter des aménagements favorables à la marche. 75 territoires lauréats sont ainsi accompagnés financièrement dans la mise en œuvre de ces projets.
Le piéton comme point d’entrée
Pour favoriser la marche dans les communes, la rue est une échelle de réflexion pertinente : plutôt que de partir de la planification stratégique territoriale, qui conçoit les espaces en fonction de la circulation automobile, la rue permet de penser à l’échelle du piéton, le plus petit des acteurs de la ville.
En en faisant le point d’entrée de la réflexion urbaine, en partant de ses usages et de ses besoins, on peut dépasser la conception dominante qui envisage les rues comme tuyaux dans lesquelles circulent les voitures.
Citons l’exemple des rues scolaires, dispositif qui consiste à piétonniser temporairement les voies des écoles aux heures d’ouverture et de fermeture des classes, afin de les sécuriser, mais également d’encourager les déplacements à pied, à trottinette ou à vélo plutôt qu’en voiture. Un dispositif en plein essor partout en Europe.
Au-delà de la piétonnisation d’une rue ou d’une place, cela peut aussi passer par la végétalisation, l’apaisement des vitesses, l’installation de marquages au sol pour mieux matérialiser les traversées piétonnes ou la place du piéton dans la ville avec de l’art ou de la peinture. Derrière cette requalification de la rue transparaît également l’idée de réenchanter nos villes en les rendant moins ternes et plus désirables.
Une ville plus désirable
Dans de nombreux territoires, notamment ruraux et périurbains, le tout voiture a créé un cercle vicieux dans lequel le commerce de proximité a progressivement disparu, au profit des grandes surfaces et zones commerciales.
L’accès à une vie de proximité, à des commerces, des services publics et des équipements à portée de jambe correspond en outre à une demande des habitants, même si des craintes sont parfois à lever. À Cahors, par exemple, la réflexion sur la piétonnisation d’une place, actuellement utilisée comme parking, a été permise grâce à la concertation et à la réalisation d’enquêtes de terrain, grâce auxquelles les commerçants ont compris que leurs clients, pour la plupart, ne venaient pas en voiture.
La marche non seulement occupe peu d’espace, mais elle présente bien d’autres co-bénéfices : pour la santé, la qualité de l’air, la réduction des émissions de gaz à effet de serre et du bruit… elle profite également au commerce local, permet d’animer les villes et participe au sentiment de sécurité.
Une ville plus inclusive
Pour toutes ces raisons, engager une politique piétonne ambitieuse a des répercussions en matière de santé publique, de pollution atmosphérique, d’attractivité des villes et villages et d’inclusivité. Sur le genre, par exemple, les filles adolescentes – comme les enfants – sont de plus en plus invisibilisées de l’espace public.
Dans une émission sur France Inter du 18 octobre 2023, le sociologue et démographe Clément Rivière expliquait ainsi :
« Il se trouve que les filles, en fait, sont encore plus enfermées que les petits garçons. Elles passent moins de temps à jouer dehors, elles vont moins souvent à l’école seules, sans adulte, que les petits garçons. Ce qui préfigure les différences qu’on observe à l’âge adulte, dans le rapport qu’entretiennent à la ville les hommes et les femmes. »
Sur la même chaîne de radio, l’architecte Anne-Sophie Kehr, architecte ajoute :
« Il faut partir de la genèse de la ville qui a été faite, pensée par et pour les hommes. L’espace public, c’est là où se fait la vie politique. Et nous, les femmes, nous n’avons pas été pensées comme partie prenante de l’espace public, l’espace des hommes. »
Faciliter la marche en ville n’implique pas d’évacuer totalement la voiture, mais nécessite de revenir sur son omniprésence (en ville on estime que 50 à 80 % de l’espace public est réservé à la voiture ou aux deux-roues motorisés). Il s’agit simplement de rééquilibrer le rapport de force entre les modes de déplacement, en tenant davantage compte de leurs contributions respectives à l’intérêt général. De manière schématique, l’idée est d’« inverser la pyramide » en accordant davantage de moyens (espace alloué et moyens financiers) aux moyens de transport les plus favorables à l’intérêt général.
Christelle Bortolini, Ingénieure de recherche planification mobilité, Ademe (Agence de la transition écologique) et Mathieu Chassignet, Ingénieur mobilité, qualité de l'air et transition numérique, Ademe (Agence de la transition écologique)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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