Avec ses mousquetaires, Pathé adopte une stratégie à la Marvel. Allociné
« Les Trois Mousquetaires » et la stratégie du blockbuster
Julien Jourdan, HEC Paris Business SchoolTrois mousquetaires, 72 millions d’euros de budget, deux films plus une option pour un troisième, un manga dédié à d’Artagnan et une « novélisation » parus chez Flammarion Jeunesse (réécrire Dumas, un sacrilège !), deux séries en préparation pour Disney+ et l’annonce d’une nouvelle adaptation du Comte de Monte-Cristo. La maison de production Pathé, fleuret au vent, se lance au galop dans le développement d’un univers cinématique Dumasien digne des plus grandes sagas. Tremble Marvel !
Les aspirations intellectuelles d’une certaine élite culturelle pourraient faire oublier qu’il y a en France une longue tradition de cinéma populaire. De L’arroseur arrosé aux Bronzés, un large pan de l’industrie cinématographique est toujours resté fidèle à ses origines foraines, à un art de l’amusement et du divertissement, ignorant les critiques qui réservent leurs bonnes grâces aux « navets prétentieux » selon les mots du patron de Pathé, Jérôme Seydoux.
Un modèle hollywoodien déjà ancien
En la matière, un modèle domine : celui d’Hollywood. Voilà bientôt 50 ans que Les dents de la mer ont croqué les écrans du monde entier. Les studios ont depuis affiné la formule du blockbuster pour en arriver à la version la plus aboutie : le « tentpole », ce pilier dont le succès permet au studio de tenir le chapiteau ouvert (les racines foraines sont toujours visibles).
Produire un blockbuster demande certes de l’argent, mais là n’est pas l’essentiel. Le plus important est que l’histoire soit « pré-vendue » au public. Il faut que les personnages principaux ne soient pas des inconnus, qu’ils évoluent dans un univers reconnaissable de tous. Une logique comparable se retrouve au théâtre, par exemple, quand Alexis Michalik met en scène la vie d’Edmond Rostand. L’intrigue tient en haleine les spectateurs, qui se savent en terrain familier quel que soit leur âge.
Pour que le plus grand nombre réponde présent, une campagne de communication massive est organisée. Pas de quartier, le message doit passer par tous les canaux, médias traditionnels comme réseaux sociaux : s’il y a un seul film à voir, c’est celui-ci !
Dans cette conquête du public, la salle n’est qu’une étape. Toute une palette de produits s’offrira au spectateur pour lui permettre de renouer avec l’univers de fiction qu’il affectionne. BD, romans, séries TV, jeux vidéo et autres produits dérivés divers seront autant de rendez-vous qui lui permettront de se replonger dans l’univers du film.
« Take the money and run ! »
Pour comprendre la mécanique qui sous-tend le modèle du blockbuster, il faut se rappeler la nature « expérientielle » du cinéma. Qu’achète-t-on à la caisse du cinéma si ce n’est une promesse de plaisir ? A l’ère de TikTok et de Netflix, il faut que cette promesse soit diablement alléchante pour que le spectateur se déplace. De fait, les spectateurs se font plus rares depuis la pandémie de Covid-19 : le marché français a rétréci d’un quart.
Au seuil de la salle, le blockbuster fait au spectateur une promesse qu’il ne tient pas toujours. Les risques de désillusion sont à la hauteur de l’attente. Un spectateur déçu, c’est dix de perdus. Alors il faut aller vite, encaisser un maximum de recettes avant que ne se répande un bouche-à-oreille dont nul ne peut prédire la teneur. Un blockbuster prend l’oseille et part en courant (pour paraphraser Woody Allen) ! Non pas que le film soit forcément médiocre, mais parce que l’incertitude de marché est trop grande.
L’économie du blockbuster présente ainsi ce qui peut apparaître au premier regard comme un paradoxe : plus le producteur investit et moins il prend de risques. L’échec reste toutefois toujours possible. Et il peut coûter cher. Même Disney, le studio le plus avancé sur cette voie, connaît de temps à autre un four retentissant qui fait vaciller l’action du groupe en bourse. C’est pourquoi les dirigeants de studios, en bons financiers qu’ils sont devenus, ont une stratégie de portefeuille. Si la tendance est à la réduction du nombre de sorties en salles, nul ne peut pas tout miser sur un seul film, aussi prometteur soit-il.
L’objectif est simple : réduire le plus possible l’incertitude inhérente à la production et à la commercialisation d’une œuvre originale.
Construire un univers narratif
C’est là que les tentatives françaises de répliquer cette stratégie ont souvent achoppé. Sortir un Astérix tous les cinq ans procède d’une interprétation superficielle – et mal comprise – du modèle du blockbuster. Les dizaines de millions investis n’y changent rien. Comme le montre la rentabilité incertaine du dernier Astérix, l’approche reste éminemment risquée.
Une stratégie de blockbuster bien comprise se construit dans le temps, sur plusieurs films et sur différents supports (livres, BD, séries, jeux, films). L’éditeur de comics Marvel incarne peut-être au mieux ce modèle dans lequel l’édition joue un rôle méconnu. La bande dessinée, notamment, permet de tester de nouvelles trames narratives, d’explorer diverses approches esthétiques et d’identifier des thèmes qui résonnent avec le public ciblé. Plus qu’une source de revenus, c’est un laboratoire de Recherche & Développement qui permet d’expérimenter à peu de frais (le coût de production d’une BD étant sans commune mesure avec celui d’un film).
Séries TV, dessins animés et jeux vidéo contribuent à tisser la trame d’un univers narratif, dit « cinématique », complexe et en constante évolution. Rien n’est laissé au hasard : les histoires s’entremêlent, la carrière des personnages est planifiée très en avance, des alliances fictionnelles sont orchestrées entre des personnages en vogue (comme Iron Man) et d’autres qui pourraient prendre le relais (comme Captain America ou Hulk).
Le studio construit ainsi graduellement un univers cinématique, testant en continu les réactions du public. Il s’agit de s’assurer que le public suivra avant d’investir plusieurs centaines de millions de dollars dans la production et la promotion d’un film de cinéma.
Investir dans la propriété intellectuelle plutôt que dans les stars
Les films grand public français reposent généralement sur une affiche remplie d’actrices et d’acteurs renommés – « bankable » dans le jargon de l’industrie (traduire : chers). D’artagnan n’y échappe pas.
Grâce au blockbuster, Hollywood s’est en revanche largement affranchi des stars, ces acteurs qui peuvent faire le succès d’un film mais en accaparent les profits. Le public se déplace pour voir Spider Man ou Han Solo, pas Andrew Garfield ou Alden Ehrenreich. Un personnage de fiction n’a ni agent, ni agenda rempli, ni caprice de star. Surtout, il ne prétend à aucune part des recettes !
Le gros de l’investissement est ailleurs : un univers cinématique se bâtit sur des propriétés intellectuelles. Chaque dollar investi par Disney dans la franchise Star Wars contribue à enrichir et promouvoir un univers cinématique, propriété exclusive du studio. L’investissement est ainsi capitalisé, augmentant les chances de succès du prochain film ou produit dérivé. Il en va autrement des sommes investies dans une œuvre du domaine public comme Les Trois Mousquetaires. Imaginons que le film connaisse un succès planétaire : rien n’empêcherait un concurrent de Pathé d’en profiter pour lancer une autre adaptation, une série ou une BD.
Ces propriétés intellectuelles attractives sont aussi rares que précieuses. C’est pourquoi une stratégie de blockbuster demeure coûteuse. Il faut pour s’y risquer des poches bien remplies. La taille de l’entreprise est en la matière décisive – le cinéma demeurant, pour l’essentiel, une économie de coûts fixes.
Les producteurs français avisés ont bien compris qu’il fallait voir grand et passer les frontières d’un marché national toujours vaillant mais trop petit. C’est la mission ambitieuse mais périlleuse que Pathé a assignée à d’Artagnan et ses trois compagnons d’aventure. Souhaitons leur bonne chance !
Julien Jourdan, Professeur Associé, HEC Paris Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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