Les maladies à tiques, objets de polémiques

Environnement

Tique Ixodes ricinus mâle trouvé dans la Forêt domaniale de Flines-lès-Mortagne (Nord de la France, près de la frontière belge), juillet 2015. Wikimedia, CC BY-NC-ND

The Conversation

Les maladies à tiques, objets de polémiques

Tique Ixodes ricinus mâle trouvé dans la Forêt domaniale de Flines-lès-Mortagne (Nord de la France, près de la frontière belge), juillet 2015. Wikimedia, CC BY-NC-ND
Philippe Hamman, Université de Strasbourg et Aude Dziebowski, Université de Strasbourg

Notre rapport à la nature est-il complètement fantasmé ? Dans un ouvrage récent, Philippe Hamman et Aude Dziebowski interrogent la façon dont l’humain participe pleinement au monde animal et végétal. Ils reviennent ainsi sur la mise en avant des tiques dans l’espace public et médiatique. Sous l’angle de la territorialisation des savoirs, des perceptions et des pratiques, examinée à la faveur d’un terrain rural dans l’Argonne, ils ont notamment enquêté auprès de quatre groupes sociaux : les chasseurs, les forestiers, les agriculteurs et les associatifs nature et de loisirs. Extraits choisis de l’introduction.


On peut aujourd’hui considérer que la question des maladies à tiques fait l’objet d’une couverture médiatique à la télévision, à la radio et dans la presse, et l’on sait l’importance des médias comme intermédiaires pouvant fonctionner comme

un amplificateur ou un filtre (« The medium is the message », selon la formule de

Marshall McLuhan, 1964). Le sujet réapparaît régulièrment en fonction d’une actualité saisonnière – par exemple, et sans valeur exhaustive, à l’été 2022, des articles de vulgarisation et de prévention y ont été

consacrés quasi-simultanément – et en relation avec des épisodes de mobilisation de collectifs de personnes touchées par la borréliose ou maladie de Lyme (infection qui peut avoir des conséquences neurologiques, articulaires ou cardiologiques…), ou encore de dissensus sur le diagnostic, source d’anxiétés et de désaccords.

Dans le cadre d’une thèse d’exercice de médecine, une étude bibliométrique conduite de 2006 à 2017 à partir de différents médias français et avec un focus sur l’Alsace atteste également la visibilité attribuée à la maladie de Lyme et ses conséquences sanitaires et sociales, avec un nombre croissant d’articles et de mentions). Les polémiques se concentrent, depuis les années 2000, sur des formes dites de « Lyme chronique » et des situations d’« errance médicale » de patients en souffrance).

Si « la multiplication des témoignages suggère un phénomène répandu », le rapport de la Mission d’information de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale publié en juillet 2021 note « l’absence totale d’études permettant de préciser cette intuition » et « le développement d’une offre de soins parallèle non régulée ».

Parmi ses conclusions, la Mission énonce :

« Pour dépassionner les enjeux autour de la maladie de Lyme et des patients en errance se réclamant de cette maladie, un effort considérable d’information, de pédagogie et de communication doit être accompli » (ibid., p. 65).

Ceci vise la prise en charge médicale et intègre aussi plus largement, en amont des pathologies déclarées, « les mesures de lutte contre les tiques dans une démarche One Health – Une seule santé », selon les termes du premier Plan natio- nal de lutte contre la maladie de Lyme et les maladies transmissibles par les tiques, lancé en 2016. Ce dernier précise :

« La connaissance de l’aire de distribution des vecteurs [ici les tiques susceptibles de transmettre la borréliose], de la prévalence des pathogènes dans les populations de vecteurs ainsi que les principaux facteurs permettant de prédire la densité de tiques sont des éléments indispensables à l’évaluation du risque ».

Des médias aux comportements

Une telle recommandation conduit à réfléchir à la question suivante : la construction médiatique plus visible d’un problème public vient-elle pour autant percoler au niveau des représentations, sinon des pratiques des acteurs en situation d’être confrontés aux tiques ?

Cette interrogation renvoie aux perceptions plus ou moins constituées des tiques et des maladies liées, en matière de savoirs – scientifiques ou vernaculaires – et d’usages – plus ou moins territorialisés –, c’est-à-dire : une perception avérée ou non d’évolutions croissantes du phénomène et des risques associés ; des mesures de précaution adoptées ou pas en regard d’activités professionnelles (forestiers…) ou de loisirs (promeneurs…) dans des espaces de contacts avec les tiques, à commencer par les forêts ou les hautes herbes, etc.

Un cerf braconné, sur lequel les points noirs visibles illustrent la présence commune de tiques sur le grand gibier en Argonne. Romuald Weiss, technicien forestier territorial ONF, clichés transmis lors d’un déplacement de terrain en mai 2022

Sur ce plan, la littérature ne dégage pas de corrélation systématique entre des perceptions graduelles d’un risque et des précautions renforcées en conséquence. Il n’est pas rare que les études concluent plutôt à un faible niveau d’adoption de comportements de prévention y compris dans les régions où le risque mesuré de la maladie de Lyme apparaît élevé, ainsi qu’il a été pointé au Canada.

Il ne faut en effet pas oublier, du point de vue des sciences sociales, que « les perceptions profanes […] sont socialement différenciées, sujettes au “biais d’optimisme” et influencées par les récits personnels », comme le rappellent certains auteurs au sujet de l’hésitation vaccinale.

Une autre étude, conduite aux États-Unis dans le Michigan, le Minnesota et le Wisconsin, où l’enjeu des maladies à tiques est saillant, a souligné l’écart entre une sensibilité générale déclarée très élevée à ces maladies (pas moins de 98 % de l’échantillon) versus une perception de menace directe dans l’environnement de proximité bien moindre (25 %).

Le paradoxe n’est qu’apparent : les auteurs soulignent que l’adoption de mesures de prévention et le contrôle régulier des tiques au sortir d’une activité sont reliés à une perception immédiate du risque autour du domicile, au diagnostic avéré d’un proche ou encore au sentiment de prévalence de la maladie parmi la communauté des contacts de la personne.

En France, un Rapport d’information de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale relatif au financement et à l’efficacité de la lutte contre la maladie de Lyme a fait un état des lieux de la mise en œuvre du Plan national Lyme de 2016.

La rapporteuse se veut nuancée pour ce qui a trait aux actions de sensibilisation. Elle évoque les avancées en matière de sensibilisation du grand public » et « les progrès en matière de sensibilisation des professionnels », tout en ajoutant : « Si de réels progrès ont été accomplis en termes de connaissance générale et de prévention de la maladie, plusieurs points de vigilance demeurent ».

Du point de vue de la santé au travail, si l’on pense par exemple aux forestiers, la rapporteuse « note avec satisfaction que la Mutualité sociale agricole (MSA) et Office national des forêts (ONF) se sont saisis du sujet », mais relève que « les actions engagées par l’ONF [fourniture de tire-tiques, de pantalons de travail adaptés…] ne suffisent pas à limiter la progression du nombre de maladies professionnelles reconnues au titre de la maladie de Lyme au sein de cet établissement ».

Un technicien territorial de l’ONF en Argonne porte l’équipement caractéristique en forêt : un pantalon déperlant avec guêtres intégrées (tout en évoluant bras nus, au cœur du printemps). Aude Dziebowski/UMR SAGE

Pas assez d’informations publiques

On le comprend, ces constats d’ensemble gagnent à être confrontés au terrain. En matière d’intéressement du grand public, le Baromètre national santé 2019 (enquête par échantillonnage probabiliste conduite par téléphone auprès de personnes de 18 à 85 ans en France métropolitaine) fait état d’une progression des indicateurs de connaissance de la population française par rapport à la précédente enquête de 2016. La part de réponses positives à la question : « Avez-vous déjà entendu parler de la maladie de Lyme ? » a crû de 66 % à 79 %, et de 29 % à 41 % pour l’item : « Considérez-vous être bien informé sur la maladie de Lyme ? »

Cette dernière proportion, même accrue, traduit une limite dans les niveaux d’information, de connaissance ou d’intérêt réels. Cela a été souligné plus largement dans la littérature).

Plus encore, la perception d’une exposition à un risque demeure limitée à 25 % des déclarants en 2019 (par rapport à 22 % en 2016). C’est pourquoi le rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale de 2021 estime qu’« une part importante de la population demeure encore à informer » et que « l’amélioration de la prévention suppose également un effort dans la durée », regrettant par exemple « le nombre limité de panneaux implantés [à l’entrée des forêts domaniales] et leur défaut d’entretien ».

En forêt domaniale de Signy-l’Abbaye, si certaines zones forestières voient leur accès déconseillé voire fermé au grand public en raison des scolytes, avec une signalétique ad hoc, il n’en va pas de même pour les tiques. Aude Dziebowski/UMR SAGE

On retrouve ici les échelles d’application fines. C’est tout l’intérêt de lier perceptions des tiques, connaissances et pratiques sociales dans des territoires d’incidence notable, à l’exemple du cadre rural et forestier de l’Argonne, dans la région Grand Est, dans lequel nous avons enquêté afin d’aller plus en profondeur.

Une approche sociologique de la question des tiques à partir du terrain rural argonnais (Aude Dziebowski/Youtube, 2023).

La construction sociale de la maladie

Il peut aussi y avoir le sentiment d’une certaine disjonction entre des connais-

sances biologiques et médicales issues de la recherche, et leur appropriation ou non par le public, y compris par les groupes sociaux les plus concernés. Les débats entre chercheurs, médecins et patients autour de la « construction sociale » de la maladie de Lyme renforcent ce phénomène.

Abigail A. Dumes a ainsi exploré, aux États-Unis, les conflits de revendication autour de formes de maladie de Lyme « chronique », et dégagé, sous le regard ethnographique, la notion de « corps divisés » : l’expérience du patient se retrouve en décalage avec la perception scientifique, médicale ou sociale, et aux prises avec des batailles de légitimités entre ces groupes pour imposer chacun leur vérité.

L’auto-ethnographie proposée par Sonny Nordmarken (2019) est une illustration parmi d’autres : à partir de sa propre expérience de la maladie de Lyme, il analyse comment, selon lui, les professionnels de santé reproduisent des formations culturellement dominantes et institutionnalisées, au détriment des corps qui ne correspondent pas aux catégories établies du savoir médical, et identifie ce qu’il nomme un « savoir incarné dissident » (dissenting embodied knowledge).

En France aussi, la borréliose est l’objet de controverses sur sa détection (tests diagnostiques) et sa prise en charge (efficacité/individualisation des traitements). « On a construit une maladie », déclare par exemple un infectiologue à la presse en 2018, alors que le syndrome « chronique » après une piqûre de tique est désormais évoqué dans les recommandations de la Haute autorité de santé.

Ces différends publicisés sont clairement retracés dans le Rapport d’information de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale publié le 7 juillet 2021. La Commission des finances de l’Assemblée nationale évaluant le Plan national Lyme note pareillement le fait que « la confiance entre les institutions, les associations de patients et certains professionnels s’est profondément érodée ».

Il ne s’agit alors pas de simplement plaquer sur les représentations et les pratiques sociales diverses des uns et des autres (un chasseur, un forestier, un propriétaire foncier, un agriculteur, un randonneur, un promeneur en famille ou un touriste, sinon même un urbain dans son jardin…) les dissensions « conçues » d’experts ou « vécues » de malades), tout en rappelant qu’en tant que telle, la mise en place d’un suivi épidémiologique exprime une hybridation entre science et connaissance pour l’action, expertise et décision, c’est-à-dire un certain brouillage des frontières de la connaissance).

Un point de vue d’acteur : David Pierrard, régisseur du domaine privé de Belval, en Argonne : Les maladies à tiques représentent-elles une préoccupation au quotidien ? (Aude Dziebowski/Youtube, 2023).

Des tiques et des hommes, juin 2023. Editions BDL

Les auteurs ont publié en juin 2023 Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation, aux éditions Bord de l’Eau.

Philippe Hamman, Professeur de sociologie, Université de Strasbourg et Aude Dziebowski, Chercheuse, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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