Dallas, le 22 novembre 1963. Walt Cisco, Dallas Morning News/Wikipedia
L’assassinat de John Kennedy : 60 ans de théories du complot
David Colon, Sciences PoCe fut l’une des dates les plus marquantes du XXe siècle : le 22 novembre 1963, il y a exactement soixante ans aujourd’hui, John Fitzgerald Kennedy était assassiné à Dallas. Deux jours plus tard, son assassin supposé Lee Harvey Oswald, 24 ans, était abattu à son tour par un patron de boîte de nuit, Jack Ruby, dont les motivations restent à ce jour peu claires.
Aujourd’hui encore, cet épisode historique donne lieu à d’innombrables interrogations que les enquêtes successives diligentées par les autorités américaines, en 1963-1964 puis en 1976-1979 n’ont pas totalement levées. David Colon, professeur agrégé d’histoire et enseignant à Sciences Po, spécialiste des théories du complot, auteur notamment en 2021 de « Les Maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse », répond ici à nos questions sur la diffusion et l’impact des théories complotistes liées à l’assassinat de JFK – des théories, souligne-t-il, largement propagées par les services secrets soviétiques.
Quand les premières théories complotistes sur l’assassinat de JFK apparaissent-elles ?
Pratiquement dès le 22 novembre 1963. Le KGB lance le 26 novembre 1963 l’opération Dragon, qui vise d’abord à détourner de l’URSS les soupçons américains – des soupçons d’autant plus forts qu’Oswald avait vécu en URSS et était un sympathisant communiste.
L’opération, qui implique des investissements importants de la part du KGB, vise ensuite à éroder la confiance des citoyens américains dans leurs institutions en attribuant la mort de leur président à la CIA.
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En 1964, cette thèse est diffusée par le rédacteur stalinien d’un journal britannique contrôlé par le KGB, Labour Monthly, puis par un éditeur new-yorkais secrètement financé par le KGB, Carl Aldo Marzani, qui publie le premier livre popularisant la thèse du complot de la CIA : Oswald : Assassin or Fall Guy?.
Le journaliste américain Victor Perlo, également rétribué par le KGB, rédige une critique élogieuse de cet ouvrage, qui paraît en septembre 1964 dans le New Times, une façade du KGB imprimée secrètement en Roumanie.
Aujourd’hui, il est beaucoup question de « typosquatting », avec Doppelgänger, une opération du renseignement russe qui consiste à imiter des médias occidentaux et à installer ces faux sites sur des adresses URL qui ressemblent aux vraies. C’est une pratique très ancienne, puisque le KGB faisait déjà la même chose, avec les moyens de l’époque, il y a 60 ans.
La désinformation soviétique à destination des pays étrangers liée à l’assassinat de Kennedy s’inscrivait-elle dans une tradition établie ?
Oui. Avant le KGB, il y a eu le NKVD, avant lui la Guépéou, avant encore la Tchéka, et du temps du tsarisme l’Okhrana ; tous ces services avaient eu recours à des méthodes de ce type. Les services du tsar avaient notamment forgé, on s’en souvient, l’un des faux les plus célèbres de l’histoire, Les Protocoles des Sages de Sion, afin d’offrir une justification aux pogroms anti-juifs. Ce texte a d’ailleurs été, quelques décennies plus tard, traduit en arabe par le KGB et diffusé dans les pays arabes dans le cadre de la politique soviétique de la guerre froide. Ce qui est nouveau, avec l’opération Dragon, c’est sa durée et son efficacité.
Sa durée parce que, à ma connaissance, cette opération est toujours active : ceux qui dirigent aujourd’hui la Russie relancent très régulièrement les supputations. Vladimir Poutine en personne, intervenant en 2017 à la télévision américaine, sur NBC, a explicitement mentionné la théorie selon laquelle ce seraient les Américains eux-mêmes qui auraient assassiné leur président. On lui demandait s’il avait interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016, qui s’était soldée par l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche : il a réagi en ressortant cette théorie sur Kennedy, affirmant que puisque les Américains ont pu tuer leur président en 1963, ils auraient aussi bien pu, plus de cinquante ans plus tard, monter de toutes pièces des accusations infondées visant la Russie.
Quant à son efficacité, elle se mesure à la proportion d’Américains qui adhèrent à cette théorie. En 1963, 52 % des Américains croyaient qu’il avait été victime d’un complot. En 1976, ce chiffre était passé à 81 %. C’est justement en 1976 que le KGB a relancé son opération visant à diffuser l’idée qu’il y aurait aux États-Unis un « deep state » – une sorte de structure parallèle prenant les vraies décisions.
Cette idée de « deep state » avait commencé à être diffusée dès 1957, par les services est-allemands, qui avaient publié dans le Neues Deutschland, le journal officiel de la RDA, une lettre secrète qui aurait prétendument été adressée au président des États-Unis, Dwight Eisenhower, par le président de la Standard Oil Nelson Rockefeller. Il ressortait de cette fausse lettre que la Maison Blanche était l’instrument de puissants instruments capitalistes, et qu’elle leur donnait la priorité au détriment des intérêts du pays.
À la fin des années 1970, une enquête parlementaire américaine a conclu que la commission Warren, qui en 1963 avait décrété qu’Oswald avait été l’unique tireur et avait agi de son propre chef, était allée trop vite en besogne, et que la possibilité d’un complot n’était pas à exclure… sans aller jusqu’à incriminer la CIA.
Effectivement. Mais le narratif soviétique, d’après lequel la CIA a assassiné Kennedy, n’en a pas moins largement imprégné les esprits. Qu’on en juge par le film « JFK », d’Oliver Stone, sorti en 1991. Il reprend totalement les théories diffusées par le KGB dans le cadre de l’opération Dragon, d’après lesquelles le président aurait été la victime d’un vaste complot impliquant le complexe militaro-industriel commandité par nul autre que son vice-président Lyndon Johnson, qui lui a succédé à la Maison Blanche.
Pour autant, cela ne signifie évidemment pas que Stone et les journalistes et autres écrivains colportant ces thèses aient été stipendiés par le KGB ! La bonne désinformation, comme le disait Andropov lui-même, est celle qui trouve dans les sociétés ciblées des relais de bonne foi qui vont l’amplifier.
Le KGB n’a pas créé la théorie du complot, mais il l’a largement amplifiée, si bien qu’elle s’est auto-propagée au point de devenir une sorte de lieu commun aux États-Unis. Et une fois que vous avez convaincu une large partie des Américains que leur président a été tué par leurs propres services de sécurité, vous avez affaibli leur confiance dans leur système, dans leurs institutions, dans la démocratie elle-même. C’est cela, l’objectif. Ce travail de sape, qui avait commencé bien avant 1963, a été démultiplié avec l’assassinat de Kennedy, et s’est poursuivi par la suite, y compris avec la chute de l’URSS, comme on l’a vu avec toutes ces théories sur le 11 Septembre, les Illuminati, le groupe de Bilderberg, le Covid depuis peu, et ainsi de suite.
Des théories dont le mouvement Qanon est un relais actif…
Tout à fait. Ce mouvement est d’ailleurs en partie opéré depuis la Russie. Le fameux « Q » publie sur le forum 8Kun, qui est hébergé sur un serveur à Vladivostok. Et ses théories sont volontiers répétées par les propagandistes russes, et inversement. Ce mouvement reprend tous les thèmes complotistes qui étaient jusqu’ici diffusés par la Russie.
Le rassemblement Qanon à Dallas en 2021 pour accueillir John Kennedy Jr,. supposé réapparaître ce jour-là 22 ans après sa mort et apporter son soutien à Donald Trump, est lié aux théories relatives à l’assassinat de JFK lui-même : son fils, sachant que son père avait été assassiné par « le système » et qu’il était lui-même ciblé, aurait fait croire à son propre décès puis se serait caché pendant plus de deux décennies…
Encore une fois, il y a à la base de cette histoire la croyance profondément ancrée chez de nombreux Américains que Kennedy a été tué suite à un complot ; à partir de là, toutes sortes de théories nouvelles, aussi insensées soient-elles, peuvent naître.
Aujourd’hui, un Américain sur trois dit croire que son gouvernement est contrôlé en secret par un « deep state ». La propagation de ce type de croyances s’explique bien sûr en bonne partie par l’essor des réseaux sociaux ; mais à l’origine, il y a cette défiance envers tout ce qui est « mainstream » qui a été démultipliée depuis 1963.
On constate en effet sur les réseaux sociaux que les croyances complotistes sont souvent associées : les personnes qui épousent le discours russe sur la question de l’Ukraine ont également plus tendance que les autres à se montrer sceptiques sur l’origine humaine du changement climatique ou sur la vaccination, par exemple…
Évidemment. En la matière, il convient de distinguer la propagande authentique de la propagande inauthentique. Cette dernière est celle qui est mise en œuvre par des fermes de trolls et de bots contrôlées par le GRU. La propagande authentique, elle, est diffusée par des gens de chair et de sang assis devant leur ordinateur qui adhèrent à ces théories complotistes. Et celles-ci, effectivement, s’alimentent mutuellement.
Une fois que vous avez réussi à convaincre quelqu’un que Kennedy a été assassiné à l’issue d’un complot impliquant la CIA, le FBI et ainsi de suite, que Ben Laden n’est pas à l’origine du 11 Septembre ou, plus encore, que la Terre est plate, alors vous pouvez lui faire croire n’importe quoi. L’objectif essentiel des services de renseignement russes, mais aussi chinois, est de saper le cadre même sur lequel se construit la vérité, ce que Michel Foucault appelait « le régime de vérité ». Si vous parvenez à détruire cela, à rendre suspects les gens dont le métier est de distinguer le vrai du faux, alors vous encouragez un scepticisme généralisé, et vous instaurez ce que l’on appelle depuis maintenant un certain nombre d’années « l’ère post-vérité ».
Cette ère post-vérité n’est pas, en soi, le produit des ingérences informationnelles russes ou aujourd’hui chinoises. Il n’en reste pas moins qu’elle est le principal véhicule par lequel les États autoritaires fragilisent l’espace du débat dans les régimes démocratiques. À rebours de la formule de l’ancien ambassadeur américain à l’ONU Daniel Patrick Moynihan, on pourrait dire aujourd’hui que chacun a droit non seulement à ses propres opinions, mais aussi à ses propres faits.
Tout cela pourrait contribuer au retour de Donald Trump à la Maison Blanche en 2024…
Oui, mais il n’est pas le seul à bénéficier de cette tendance – il suffit de regarder le résultat de la présidentielle qui vient de se tenir en Argentine. En ce moment, j’aime citer ce passage de L’Étrange défaite de Marc Bloch consacré à la désinformation déployée dans la presse française de l’entre-deux-guerres à la fois par les fascistes et par les communistes :
« Ce peuple français auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. »
La question aujourd’hui est de savoir comment donner à nos concitoyens les informations sûres qui leur permettront de faire des choix rationnels pour ne pas être l’objet d’opérations de désinformation de la part d’États hostiles. Nous avons besoin de rétablir un espace public intègre, tant numérique que médiatique, et de préserver le régime de vérité sur lequel reposent nos démocraties.
David Colon, Professeur agrégé d'histoire à l'IEP de Paris, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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