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L’art de dire merci : comment l’enfant apprend le « mot magique »

Apprendre à dire « merci » suppose un accompagnement bienveillant des adultes. Eugenio Prieto/Sorbonne-Nouvelle, Fourni par l'auteur
Aliyah Morgenstern, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

La politesse est une clé pour permettre aux enfants de se faire une place dans la société. Mais de la répétition automatique de formules à la compréhension des enjeux autour d’un mot comme « merci », son apprentissage est un chemin rythmé par le développement cognitif, social et langagier des plus jeunes.


La période des fêtes et des cadeaux est l’occasion parfaite d’apprendre à reconnaître les efforts et les intentions des autres dans un climat ludique et affectueux, grâce à un ingrédient magique : le mot « merci ». Utilisé dans nos sociétés pour exprimer gratitude, appréciation ou contentement, mais aussi politesse voire courtoisie, ce terme est une étape essentielle du développement langagier, cognitif, social et affectif de l’enfant.

Cette compétence, appelée pragmatique, reflète la capacité à comprendre et à produire des énoncés en tenant compte du contexte, des intentions des autres et des normes sociales. Elle se fabrique progressivement grâce aux interactions dans la vie quotidienne.

Par des assemblages de paroles, de gestes, d’actions, les expériences vécues composent des scripts récurrents. Ceux-ci servent de modèles à imiter et permettent à l’enfant d’intégrer pleinement sa communauté culturelle et langagière. Exemple avec la mise en place du rituel du remerciement.

De la maison à l’école, découvrir la « politesse des manières »

Dans son discours prononcé à la distribution des prix du lycée Henri IV (1892), Bergson fait l’éloge de la politesse. Il s’agit pour lui d’une vertu qui peut être enseignée dans les écoles publiques françaises. En effet, quand l’enfant grandit, les interactions sociales s’élargissent et l’école devient un espace important pour renforcer leur apprentissage. Les enseignants et les camarades de classe participent à cette dynamique en encourageant la pratique de la politesse. Les rituels sociaux, comme dire « merci » ou « s’il te plaît », deviennent des normes attendues.

Mais dans la sphère privée des foyers familiaux, avant d’entrer à l’école, les enfants que nous étudions sont déjà valorisés à travers leur socialisation à des pratiques, certes normatives, mais qui vont bien au-delà des « bonnes manières ». Il s’agit de façonner leur entrée dans leur communauté ainsi que leur épanouissement en tant que sujet.

Les parents semblent désireux que leurs enfants fassent preuve de ce que Bergson a appelé la « politesse des manières » dans des configurations ritualisées qui sont explicitement transmises par la coordination d’actions et de formes langagières, mais comme le recommande le philosophe, ils y mettent aussi du « cœur » et de « l’esprit ».

Tout comme la politesse est un égalisateur social pour Bergson, cette collection d’expressions fixes synchronisées avec des actions quotidiennes spécifiques fait partie intégrante du répertoire collectif commun aux familles de la classe moyenne que nous filmons.

Dire merci : un apprentissage par étapes

Aussi, la transmission des pratiques de politesse est un modèle utile pour socialiser les enfants à l’utilisation de la langue en contexte comme nous allons l’illustrer dans des exemples tirés de nos enregistrements. Pour Anaé, comme pour beaucoup d’enfants, le script autour de « merci » s’est développé en plusieurs étapes.

Étape 1 : Mise en place du script par l’adulte : « On dit “Merci”. »

Les pratiques de politesse sont importantes pour la mère d’Anaé, qui les rappelle et les exige systématiquement dès le plus jeune âge de sa fille, comme dans l’exemple 1, lorsque Anaé a 18 mois. À chaque tournage, j’apporte un cadeau à Anaé. Sa mère engage alors le script « remerciement » avec plus ou moins de succès.

CC BY-NC-ND

Dans cette séance, Anaé exprime son refus d’obtempérer. Sa mère formule explicitement la règle en utilisant le pronom générique : « Ben, on dit merci ! » Ce scénario, répété tout au long de notre étude, est devenu de plus en plus ludique au fur et à mesure qu’Anaé grandissait, grâce aux albums jeunesse et jeux qui mettent en scène des remerciements.

Susie Morgenstern, Charlotte Roederer, « Perla et le mot magique », Nathan.

La pédagogie explicite et récurrente de sa mère a fini par porter ses fruits. Anaé a progressivement appris à exprimer sa place, sa perspective et son rôle dans un parcours dont la prochaine étape peut paraître un peu surprenante.

Étape 2 : Accompagnement verbal de tout transfert d’objet

Entre 18 mois et presque 2 ans, Anaé dit à la fois « merci » quand elle prend quelque chose des mains de quelqu’un d’autre, quand on lui donne un objet ou quand elle donne elle-même un objet. Lors d’une séance à 1 an et 7 mois, elle dit spontanément « merci » lorsque sa mère lui donne un coussin, mais aussi lorsqu’elle prend elle-même une assiette sur le plan de travail de la cuisine, ou encore lorsqu’elle prend des mains de sa mère une figurine qui ne lui est pas destinée.

« Merci » semble donc constituer l’accompagnement verbal de l’ensemble du scénario de transfert de l’objet comme nous l’illustrons dans l’exemple suivant.

CC BY-NC-ND

Dans cet exemple, la surextension du remerciement à l’action de donner et non seulement de recevoir n’est pas si étonnante étant donné la stratégie utilisée à plusieurs reprises pour déclencher la formule : la mère dit presque systématiquement « merci » lorsqu’elle tend à sa fille les objets demandés afin de susciter l’expression.

L’enfant connaît le script du don, mais n’a pas pleinement saisi quelle doit être sa place et qui doit dire quoi (ce que Bergson appelle « la politesse de l’esprit »). Elle dit donc « merci » à la place de son frère.

Par ailleurs, il n’est pas facile pour une petite fille de porter un verre fragile à travers la cuisine. La production de « merci » par Anaé pourrait être considérée comme une sorte de mantra exécuté après son action et comme un écho des louanges de sa mère (« Bravo ! »). La production verbale est suivie d’une incarnation joyeuse dans laquelle elle sourit avec jubilation, et joint ses mains. La mère et la fille sont en résonance dans leur célébration de ce qui pourrait être considéré comme une action très banale, mais qui a été transformé en un véritable exploit célébré par une louange collective.

Étape 3 : On dit « merci » à qui ?

À 2 ans, Anaé a appris à restreindre son utilisation de « merci » à son rôle de destinataire, mais l’exemple suivant montre qu’elle n’a pas pleinement maîtrisé tous les éléments de cette situation complexe.

CC BY-NC-ND

La réaction d’Anaé semble indiquer que son « merci » n’est pas une formule qu’elle utilise pour exprimer sa gratitude après le don, mais un automatisme construit par la répétition d’un scénario dans lequel le don doit être immédiatement suivi d’un « merci », comme le lui rappelle encore sa mère (« Qu’est-ce qu’on dit ? »). Il s’agit d’une sorte de geste sonore qui fait partie d’un scénario bien appris, mais dont la fonction n’est pas tout à fait en place.

Nous voyons qu’Anaé n’a pas saisi le lien entre le « merci » et la personne qui offre le cadeau et qu’elle ne se place donc pas dans le rôle de la destinataire reconnaissante.

Étape 4 : Pleine appropriation par l’enfant de « Merci »

Tout au long de sa troisième année, le développement cognitif d’Anaé, les retours de son entourage et sa pratique répétée des scripts en situation lui permettent de comprendre que « merci » est destiné à une personne qui est à l’origine du don. Grâce aux sollicitations de sa mère, elle a intégré la fonction spécifique du mot.

Elle prend l’initiative de remercier son frère, avec la formule verbale accompagnée d’un sourire radieux lorsqu’il lui apporte un jouet manquant, ou sa mère, avec enthousiasme lorsqu’elle lui tend un biscuit. Elle utilise une variété de marques expressives qui démontrent sa gratitude réelle. Lorsqu’elle oublie de dire « merci », elle répond au regard de reproche par « Je l’ai dit dans ma tête » et sait exactement ce que sa mère attendait.

À 3 ans, elle a surmonté ses réticences et me remercie spontanément pour mes cadeaux avec un grand sourire et un baiser. Je sens alors qu’elle ne se contente pas de jouer par cœur le rôle de la « petite fille polie », mais qu’elle comprend et reconnaît combien je veux lui faire plaisir et la remercier pour ces tranches de vie et de langage qu’elle m’offre et sur lesquelles portent mes recherches. Elle semble avoir intériorisé le fait qu’un cadeau est un échange réciproque.

« Merci », ce mot magique, grâce auquel l’enfant va apprendre à mesurer son pouvoir sur les autres, que l’on retrouve à la table du dîner familial, à l’ouverture des cadeaux, comme en classe ou dans la cour de récré, est devenu une clé affective et sociale qui imprègne les échanges de ce que Bergson appelle la « politesse de cœur ».

La leçon de Bergson

Le parcours d’Anaé illustre la façon dont les voix des autres façonnent l’identité unique des enfants en tant que locuteurs et co-locuteurs ancrés dans leur communauté socioculturelle par la richesse de leur vie quotidienne. En effet, au début, Anaé semble inverser les rôles en exécutant les actions de l’autre ou en exprimant la voix de l’autre dans le script de politesse qu’elle recycle au cours d’activités récurrentes.

Nous avons montré comment ce qui pourrait être considéré comme un effort pour socialiser les enfants à l’habitus du « bon comportement » et de la convention (« politesse des manières ») par le biais d’un discours adulte empreint d’autorité est une forme d’étayage, de soutien vers la prise de perspective de l’autre (« politesse de l’esprit ») imprégnée d’affect (« politesse du cœur »).

Apprendre à dire « merci » est un processus graduel, enraciné dans l’imitation, les expériences sociales et l’accompagnement bienveillant des adultes. Ce mot magique marque pleinement le pouvoir du langage en interaction, et devient un pont essentiel pour établir des relations sociales empreintes d’affect et de réciprocité.


Cet article s’appuie sur un ouvrage collectif sur la politesse chez Bergson dirigé par Alessandro Duranti et sur des travaux de recherche menés dans le cadre du projet ColaJE financé par l’Agence nationale de la recherche, en collaboration avec Marie Leroy-Collombel et Karin Aronson. L’Agence nationale de la recherche (ANR) finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Aliyah Morgenstern, Professeure de linguistique, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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