Fictions pour la jeunesse : les nouvelles héroïnes cassent-elles vraiment les stéréotypes de genre ?

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Fictions pour la jeunesse : les nouvelles héroïnes cassent-elles vraiment les stéréotypes de genre ?

Jennifer Lawrence, dans le rôle de Katniss, héroïne de “Hunger games”, et personnage apprécié par les adolescentes. Allociné / Copyright Metropolitan FilmExport

Viviane Albenga, Université Bordeaux Montaigne

L’influence des personnages de fiction sur la représentation des normes de féminité et de masculinité chez les jeunes est un sujet souvent abordé du point de vue de la littérature qui leur est destinée. Dans cette catégorie, à l’exception de ce qui relève des intrigues de romance, les personnages féminins sont longtemps demeurés secondaires.

Des maisons d’édition dédiées à un public enfantin ont ainsi développé une production qui renverse les stéréotypes tenaces. On peut citer Talents hauts, où, par exemple, dans La princesse et le dragon, l’héroïne combat son dangereux ennemi par la force de son intelligence, libérant ainsi un prince charmant goujat qui lui reproche sa tenue vestimentaire débraillée. Elle s’émancipera de lui à son tour, renversant la position d’attente des princesses à l’égard des princes pour revendiquer de choisir quel prince lui convient ou non.

Du côté des productions pour adolescentes, adolescents et jeunes adultes, les stéréotypes de genre dans les productions qui leur sont destinées sont retravaillés dans le sens de contre-stéréotypes, voire de néostéréotypes. C’est le cas de la littérature dite « young adult ».

Cette catégorie marketing qui vise le public cible des 14-25 (voire 30 ans), désigne un ensemble de publications qui ne se caractérisent pas par un style littéraire identifié : il peut s’agir de dystopie comme de fantasy ou de romance. Les ouvrages considérés comme précurseurs sont tantôt Harry Potter, tantôt Nos étoiles contraires de John Green. Ce dernier livre met en récit l’histoire d’amour entre deux adolescents atteints de cancer et caractérise également la sous-catégorie de la « sick litt » dont la spécificité réside dans une histoire romantique endeuillée par la maladie.

Des héroïnes fortes

Parmi les personnages marquants de la « young adult », on peut citer Hermione d’Harry Potter, Triss de Divergentes, Katniss Everdeen de Hunger Games ; mais également Ellana dans Le Pacte des Marchombres de Pierre Bottero. Ces personnages ressortent de manière massive lorsqu’on interroge des lycéens et lycéennes sur les personnages de fiction qui les ont marqués.

À partir d’une enquête de réception réunissant 77 entretiens avec des lycéens et lycéennes de classe moyenne, plutôt lecteurs et lectrices, il apparaît qu’elles sont systématiquement qualifiées par ces jeunes de « fortes », « indépendantes » et « badass ».

À ce titre, elles sont désignées par leur autonomie et leur force morale, qualités qui sont également appréciées chez des personnages littéraires issus de la culture scolaire comme Phèdre et Antigone. Ces héroïnes classiques, emblématiques de transgressions sociales et politiques qu’elles assument, sont appréciées pour les mêmes raisons que les personnages de la « young adult », sans présumer des différences de genre littéraire et des transgressions réellement accomplies par les unes et les autres.

Le personnage de Phèdre est souvent décrit par les élèves qui découvrent les tragédies de Racine comme un personnage fort. Phèdre, par Alexandre Cabanel

Hermione connaît un succès particulier, amplifié par l’engagement féministe de son interprète à l’écran Emma Watson. Les caractéristiques d’Hermione et les prises de position publiques d’Emma Watson semblent se conforter. Hermione est louée pour son intelligence et son rôle central dans l’intrigue, même si elle apparaît peu transgressive dans l’univers d’Harry Potter.

Emma Watson, quant à elle, a été largement plébiscitée comme figure féministe dans une autre enquête que nous avons menée, cette fois-ci auprès d’étudiants et étudiantes. Pour les jeunes femmes comme pour les jeunes hommes, Emma Watson est la figure féministe la plus citée, à hauteur de 40 %, en réponse à un questionnaire ayant obtenu 2000 réponses dans des établissements de Nouvelle-Aquitaine.

Au-delà de la prédominance d’Hermione, le caractère transgressif des personnages féminins de « young adult » est discuté par les personnes interrogées : si elles font preuve de force physique et d’intelligence, elles dépendent presque toujours, affectivement, d’un personnage masculin, avec lequel elles entretiennent une romance réelle ou latente. L’hétérosexualité presque obligatoire de ces personnages est relevée par le public pour lequel un personnage féminin transgressif n’est ni nécessairement hétérosexuel, ni nécessairement engagé dans une romance.

Des schémas récurrents

Le passage obligé par la romance dans la « young adult » est souligné par certaines lycéennes qui vont souligner que les histoires d’amour ne sont pas toujours crédibles. Ce point est important pour elles car les livres mais aussi les films ou les séries, sont en effet des supports d’apprentissage clairement revendiqués en matière amoureuse – le film d’amour le plus largement cité étant Titanic. Elles travaillent leur compétence émotionnelle dans ces loisirs.

Elles insistent sur l’évolution parfois trop schématique du personnage masculin, un « bad boy » qui se convertit en garçon sensible, amoureux et dévoué.

Ce point relève en fait d’un schéma récurrent des romances, basées sur la transformation du personnage masculin pour que puisse advenir la relation amoureuse souhaitée par l’héroïne (et par projection, par les lectrices).

Janice Radway a mis en évidence ce canevas narratif des romans Harlequin dès 1984 dans son étude classique, Reading the Romance, hélas jamais traduite intégralement en français (voir la conclusion de l’ouvrage traduite par Brigitte Le Grignou en 2001). Radway explique comment ce déroulement de l’intrigue, sans cesse renouvelé, reconduit un schéma patriarcal tout en permettant aux lectrices de vivre fantasmatiquement une autre fin que celle de leurs relations hétérosexuelles réelles.

Or, malgré l’évolution des caractéristiques des personnages, le principe narratif se répète dans les productions contemporaines. Ce n’est pas tant ce script amoureux – au sens de scénario répétitif inscrit dans les imaginaires – qui gêne. Les lectrices savent à quoi s’attendre en choisissant ces lectures. Les garçons ne disent pas en lire, voire s’en moquent comme de consommations féminines, alors même qu’ils reconnaissent devoir prendre conseil auprès de leurs amies filles en matière amoureuse. Ce qui suscite la critique relève de l’aptitude à rendre le déroulement de l’histoire assez fin psychologiquement pour que la lecture en soit crédible.

Enjeu éducatif

Cette réflexivité sur les procédés esthétiques, également appelée « appropriation esthétique », ne dépend pas de la classe sociale d’origine, ni de la filière de spécialisation au lycée. Des filles et garçons d’origine populaire, et en bac professionnel, en font preuve. Le contre-stéréotype de femme forte et indépendante apparaît ainsi comme un nouveau standard pour les jeunes qui lisent beaucoup et qui identifient un procédé répétitif. Par comparaison, les personnages masculins marquants sont beaucoup plus diversifiés : de Jack et La Mécanique du cœur aux personnages de mangas, y compris Dragon Ball Z, ces personnages se caractérisent par différentes combinaisons entre force physique, intelligence et sensibilité.

La sensibilité des personnages masculins est devenue une exigence comme cela a déjà été démontré. L’absence de personnages masculins centraux dans des intrigues sentimentales est soulignée par certains garçons qui s’en plaignent.

Un double enjeu éducatif peut dès lors être identifié. D’une part, les personnages féminins sont davantage travaillés et développés par des biens culturels destinés à la jeunesse dans un sens qui se veut féministe, visant à satisfaire l’horizon d’attente du public de jeunes femmes auxquelles il s’adresse. Mais pour les lectrices et lecteurs assidus, ces traits de personnalité se dévoilent comme un nouveau standard commercial qui ne remet pas en cause les schémas amoureux les plus classiques.

D’autre part, il manque aux garçons, dans un apprentissage amoureux – qu’ils disent, dans notre enquête, devoir beaucoup aux filles – de trouver des personnages masculins centraux et complexes dans une intrigue sentimentale. Cela permettrait de ne pas faire reposer exclusivement l’évolution des normes de genre sur des modèles de femmes fortes, ni de reconduire, malgré cette évolution, des scénarii amoureux où les hommes sont déresponsabilisés de tout travail relationnel.

Viviane Albenga, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Bordeaux Montaigne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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