Femmes dealeuses : des profils atypiques, mal identifiés et méconnus

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Weeds, la série de Jenji Kohan diffusée en 2005 a connu un succès fulgurant: la protagoniste est une dealeuse bien intégrée socialement… Allocine- Randy Tepper/SHOWTIME

Femmes dealeuses : des profils atypiques, mal identifiés et méconnus

Weeds, la série de Jenji Kohan diffusée en 2005 a connu un succès fulgurant: la protagoniste est une dealeuse bien intégrée socialement… Allocine- Randy Tepper/SHOWTIME
Sarah Perrin, Université de Bordeaux

Alors que l’Assemblée nationale a récemment mis en ligne une consultation citoyenne sur le cannabis dit « récréatif », il apparaît nécessaire de s’interroger sur nos représentations des drogues et de ceux qui les vendent.

C’est un aspect de mon travail de thèse en sociologie, intitulé « Les mondes cachés de la drogue. L’invisibilité des femmes insérées socialement », qui s’intéresse aux trajectoires de femmes en logement, en emploi ou en études dans les « mondes de la drogue », à savoir les milieux des ventes et des usages, les institutions sanitaires, les institutions répressives et les politiques publiques.

Dans cet article, les résultats s’appuient sur des entretiens réalisés avec 26 femmes consommatrices et/ou vendeuses de drogues insérées socialement et avec 10 policiers, à Bordeaux, et présentent des portraits inattendus bien loin de l’image type associée au dealer.

Des femmes sous-représentées dans les statistiques policières

Dès lors qu’on commence à questionner la pertinence d’une légalisation de certaines drogues en France, apparaît l’argument selon lequel cette légalisation entraînerait une paupérisation des banlieues.

S’il est vrai que certains quartiers de France sont en grande partie alimentés par le trafic de drogues, il est intéressant de constater à quel point nous rattachons la vente de drogues aux zones périphériques urbaines, au masculin et aux « classes dangereuses », selon l’expression employée par Michel Kokoreff dans son article « Drogues, trafics, imaginaire de la guerre. Des quartiers aux cartels » paru dans la revue Multitudes en 2011.

L’image du dealer est celle d’un jeune homme vivant en cité, issu de l’immigration, intégré dans des réseaux structurés et hiérarchisés de groupes criminels. Cette image est aussi celle qui nous est renvoyée par les statistiques policières : 92 % des interpellés pour Infraction à la Législation sur les Stupéfiants (ILS) sont des hommes.

Les femmes seraient donc sous-représentées au sein des individus mis en cause pour ILS, puisqu’elles sont 16 % dans la population totale des mis en cause, toutes infractions confondues, selon la thèse de Kathia Barbier datant de 2017.

Les statistiques policières ne sont cependant pas représentatives de la réalité, et sont davantage le reflet des pratiques policières qui criminalisent certaines catégories de la population (jeunes, racisées, masculines, précaires) et en ignorent d’autres. Certains policiers interrogés admettent qu’ils se dirigent d’eux-mêmes vers ces profils où ils savent qu’ils trouveront des « clients » (c’est-à-dire, dans ce contexte, des vendeurs de drogues et autres délinquants).

Des trajectoires spécifiques pour des femmes peu ciblées

Il est frappant de constater à quel point les policiers rencontrent peu de femmes dans les affaires liées aux drogues. Tous les policiers interrogés s’accordent pour dire que les femmes représentent une infime part des mis en cause pour ILS, en partie car elles ne correspondent pas au profil type des populations qu’ils ciblent.

Quand elles sont impliquées, c’est en tant que mules (c’est-à-dire des personnes transportant sur elles des drogues, qui sont le plus souvent étrangères et en situation de grande pauvreté), nourrices (des personnes gardant chez elles des drogues, soit car elles sont sous contrainte, soit en échange d’une rémunération) ou complices (le plus souvent cette catégorie concerne les femmes de trafiquants qui bénéficient du trafic sans y participer directement). Des rôles subalternes et passifs, donc, quasiment perçus comme des victimes du trafic, mais qui peuvent tout de même faire l’objet de poursuites.

Weeds, série phare des années 2005-2012 mettant en scène une jeune femme « comme il faut » vendeuse d’herbe. Allociné

Les femmes dealeuses que j’ai rencontrées sont pourtant bien éloignées des figures préalablement décrites. Elles se présentent comme volontaires dans leur choix de vendre des drogues. Leurs trajectoires sont bien différentes de celles des dealers de cités qui expliquent le plus souvent vendre des drogues par manque d’opportunités professionnelles licites.

Des usagères-revendeuses bien insérées dans la société

Les femmes interrogées sont toutes insérées socialement : elles ont des diplômes, des revenus, un habitat stable, une vie sociale qui ne se cantonne pas à la marginalité et la déviance. Elles vivent dans des appartements, seules, en couple ou en colocation, dans des zones du centre-ville ou de calmes banlieues pavillonnaires. Leurs revenus sont majoritairement issus de leurs activités professionnelles licites (bourses étudiantes, revenus salariés, etc.).

Si elles vendent des drogues, c’est d’abord parce qu’elles en consomment. Elles s’inscrivent dans une trajectoire d’usage-revente : toutes ont commencé par consommer du cannabis, puis parfois d’autres drogues (le plus souvent de la cocaïne et des amphétamines, parfois aussi des hallucinogènes), dans des contextes de sociabilité juvénile.

Cette consommation ayant un coût (le gramme d’herbe coûte en moyenne 7 euros, le gramme de cocaïne 80 euros et le gramme de MDMA 60 euros), les interrogées ont cherché à le limiter. Pour cela, il leur suffisait d’acheter davantage de produits (le prix des drogues étant inversement proportionnel à la quantité de drogues achetée : plus on achète, moins c’est cher), puis d’en revendre une partie, afin de consommer gratuitement.

Certaines se sont arrêtées là, d’autres ont choisi d’intensifier leurs pratiques de revente pour en tirer des bénéfices économiques : on sort alors du modèle de l’usage-revente.

Leurs clients sont essentiellement des amis, des partenaires de consommation ; leur nombre est restreint, la confiance étant un élément essentiel pour limiter les risques liés à cette activité illicite. Elles vendent chez elles, ou dans des espaces festifs ; jamais dans la rue. On est bien loin de l’image du dealer en bas de sa tour vendant au tout-venant.

Ces pratiques d’usage-revente ne sont pas propres aux femmes, et concernent une part importante de consommateurs insérés socialement. Être une femme vendeuse de drogues comporte néanmoins des spécificités qui méritent d’être soulignées.

Prouver qu’on a sa place

Le milieu du deal est, comme on l’a dit, rattaché à la violence, au danger, à la force, à des valeurs virilistes. Quand on est une femme, il faut prouver qu’on y a sa place. En effet, plusieurs stéréotypes pèsent sur les femmes dans les mondes de la drogue : on les pense moins aptes à négocier et à s’imposer, on les juge moins crédibles.

Des clients et fournisseurs peuvent tenter des approches oscillant tantôt entre drague et harcèlement sexuel, puisqu’une femme qui consomme et vend des drogues est forcément une femme de mauvaise vie, amorale et donc disponible sexuellement. Fiona Hutton, dans son article « Up for it, mad for it ? Women, drug use and participation in club scenes », publié en 2004 dans la revue Health, Risk and Society, analyse ce cliché de la femme droguée qui veut forcément avoir des rapports sexuels, et la manière dont la drogue fournit une excuse aux hommes pour justifier la pression sexuelle qu’ils font subir aux femmes.

On imagine aussi les dealeuses fragiles et innocentes, et donc moins capables de réagir face à des menaces de violences. Les femmes interrogées rapportent ainsi des stratégies pour s’imposer, affirmer leurs connaissances des produits qu’elles vendent, leurs capacités à ne pas se laisser impressionner par de fréquentes démonstrations de virilité. Il s’agit de faire preuve de répartie, de « tchatche », mais aussi parfois d’agressivité. Certaines expliquent se masculiniser au maximum, à travers l’habillement, la manière de parler, de se tenir, pour contrer le stigmate de genre.

Mais être une femme qui vend des drogues peut aussi comporter des avantages, et il serait réducteur d’imaginer les femmes dealeuses comme dépourvues de ressources. Elles peuvent aussi retourner le stigmate de genre pour en tirer parti.

De nombreuses dealeuses opèrent dans des espaces festifs, boites de nuit, bars et festivals (image d’illustration). Martin Lopes/Pexels, CC BY

Certaines interrogées expliquent ainsi profiter des tentatives de séduction de leurs interlocuteurs masculins pour vendre plus cher ou acheter moins cher, selon le contexte. Elles vont jouer de leur stéréotype d’innocence et de fragilité pour escroquer, misant sur le fait qu’on n’imagine pas une femme arnaquer car elle aurait forcément peur des représailles.

Le fait d’être une femme est aussi un avantage certain face à la police : aucune femme interrogée n’a été mise en cause pour ILS, mais toutes connaissent des hommes qui ont eu affaire à la police pour usage ou vente de drogues.

Pour passer inaperçues, elles s’habillent de manière féminine lorsqu’elles transportent des drogues dans l’espace public. En cas de contrôle, plusieurs interrogées m’ont rapporté avoir singé le stéréotype de la fille naïve et innocente, en feignant d’être impressionnées face aux forces de l’ordre, voire parfois en rentrant dans un jeu de séduction avec les agents.

Comprendre les trajectoires de femmes dans le deal permet de mieux saisir la réalité des trafics, bien plus diversifiée que le laissent à penser nos représentations.


L’autrice réalise sa thèse sous la direction d’Emmanuel Langlois et Karine Bertrand.

Sarah Perrin, Doctorante en sociologie, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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