Et si on éliminait les accents… de nos façons de penser ?

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L'accent, ressort comique dans Bienvenue chez les Ch'tis. Allociné

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Et si on éliminait les accents… de nos façons de penser ?

L'accent, ressort comique dans Bienvenue chez les Ch'tis. Allociné
Maria Candea, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 et Médéric Gasquet-Cyrus, Aix-Marseille Université (AMU)

On parle beaucoup des accents ces derniers temps, que ce soit pour envisager leur place dans les médias, pour dénoncer les discriminations dont certaines personnes peuvent faire l’objet, ou encore de manière ingénue, pour s’étonner de l’« accent » de l’ancien premier ministre français, Jean Castex.

Pour autant, on ne définit jamais l’accent, et on fait souvent comme si la notion s’imposait d’elle-même.

Or, elle pose tellement de problèmes aux chercheurs et chercheuses qu’il est désormais possible de se demander si nous n’avons pas intérêt à nous en passer, pour parvenir à communiquer avec plus de précision sur la variabilité des prononciations dont on souhaite parler. Cela fait plusieurs années que les approches critiques des accents se multiplient, jusqu’au récent colloque de Grenoble où nous avons plus clairement proposé de réserver ce terme aux discours spontanés et aux idéologies linguistiques, mais d’y renoncer dans les descriptions scientifiques en phonétique et le remplacer par une notion plus précise.

Cette question concerne aussi bien ce qu’on appelle couramment les accents régionaux des natifs que les accents étrangers des personnes parvenues à une excellente maîtrise de la langue, et dont on ne devine l’apprentissage non natif qu’à l’oral.

Que peut-on reprocher au concept d’« accent » ?

Tout d’abord de faire reposer sa définition essentiellement sur la perception d’autrui et non sur la production de variantes précises. Autrement dit, une personne qui a un accent est d’abord une personne qui prononce différemment de celle qui juge qu’elle a un accent. Ainsi, lorsqu’une Française discute avec une Québécoise, elles peuvent trouver réciproquement que l’autre a un accent. C’est pour cela que les linguistes expliquent souvent que tout le monde a un accent, pour mettre en avant cette relativité qui empêche de transformer la notion vague d’accent en concept opérationnel.

Si on approfondit un peu l’analyse des discours sur les accents, on s’aperçoit que la plupart du temps, en français, on considère que les manières de prononcer définies par le groupe qui détient le pouvoir symbolique à un moment donné (la cour du roi, la bourgeoisie de la capitale, les médias nationaux…) sont perçues comme « sans accent » alors que toutes les autres manières de prononcer sont décrétées comme « avec accent » (l’Américaine Rosina Lippi-Green parle du « mythe du non-accent »).

Le documentaire Avec ou sans accent de Vincent Desombre illustre parfaitement cela à partir de différentes expériences en France.

 
Cela nous amène au deuxième reproche qui a été fait à la notion d’accent : celui de servir uniquement à hiérarchiser les prononciations des gens, et donc servir une idéologie (qu’on a appelée une idéologie « glottophobe », prônant en l’absence de tout problème d’intercompréhension le déni de certains droits, le déni d’accès à certains métiers, simplement en raison des manières de prononcer les consonnes, les voyelles et l’intonation de la langue.

Ce déni de droits apparaît de plus en plus comme injuste sur le fond, d’autant plus qu’il s’avère arbitraire dans son application et assez imprévisible. Il est à peu près impossible de définir de manière rigoureuse les traits de prononciation d’un accent particulier et prédire leur effet, la catégorisation qu’ils vont provoquer.

Prenons la manière de prononcer de Jean Castex, qui a suscité des dizaines d’articles dans la presse : certains journalistes ont considéré qu’il avait un accent « du Midi », d’autres un accent du sud-ouest, ou même un accent gersois, tandis que dans les villages du Gers on s’en étonnait et on considérait plutôt qu’il avait un accent bien parisien.

Cet exemple illustre parfaitement un autre grand reproche que nous faisons, en tant que sociolinguistes et sociophonéticiens, à la notion d’accent : elle introduit une illusion d’homogénéité, comme si toutes les personnes d’une ville ou d’une région prononçaient de la même manière. Cela est inexact : on peut trouver des traits de prononciations communs entre la Wallonie et la Provence, et des traits bien différents entre la prononciation d’une pharmacienne de Sète et celle de son cousin pêcheur dans la même ville. On trouve des différences de prononciation très importantes dans une région, dans un village et même dans une famille.

Une personne, un accent : vraiment ?

Et nous pouvons pousser la critique encore plus loin : on dit parfois, pour simplifier, qu’on peut « perdre » un accent – notamment un accent peu valorisé lorsqu’on déménage ou lorsqu’on vise à accéder à un statut social plus prestigieux. Mais en réalité il existe des millions de gens qui ne « perdent » pas un accent mais qui en apprennent un autre et qui modifient plus ou moins fortement leur prononciation en fonction de la région ou de l’interlocuteur (typiquement, une prononciation au travail à Paris et une autre avec sa grand-mère à Marseille).

Un sondage lancé sur Twitter, sur plus de 5 000 personnes, montre que ce phénomène est bien connu :

Or, nous n’avons pas de mots consacrés pour désigner les personnes qui disent adapter leur accent en fonction des contextes : plurilingues de l’accent ? On a tendance à les soupçonner de duplicité, de trahir leur identité, de masquer leur « vrai accent » pour un accent d’emprunt, de façade, comme s’il existait un accent « authentique ».

Ainsi, lorsque la sénatrice socialiste Marie-Arlette Carlotti, à l’époque ministre déléguée du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, pratique comme tant d’autres des prononciations adaptées selon le contexte et donc différentes selon qu’elle s’exprime comme ministre sur une chaîne nationale ou comme élue marseillaise, cette capacité fait l’objet de moqueries et certains l’accusent d’adopter un accent marseillais artificiel et d’autres de masquer son « vrai » accent quand elle est à Paris.

Mais l’accent authentique relève plus du fantasme ou de la construction sociale que d’une réalité stable et homogène. Puisque les langues changent en permanence, les accents changent aussi. Quel serait l’accent marseillais « authentique » aujourd’hui ? L’accent dit « de Pagnol » ou de Raimu qui nous renvoie presque un siècle en arrière, l’accent du comédien Patrick Bosso, l’accent du footballeur Zinedine Zidane ou l’accent du rappeur Jul ? Bien que considérés comme des Marseillais « authentiques », chacun d’eux parle avec des traits différents : observons ne serait-ce que leurs prononciations des « r », ou des « ti » et « tu ».

De même, nous n’avons pas de mots pour nommer les prononciations des personnes, la majorité finalement, qui ont acquis des façons de prononcer la langue marquée par leur mobilité géographique et sociale : l’accent picardo-algéro-alsacien n’existe pas dans nos façons de catégoriser, il existe mais dans la réalité des pratiques. Non seulement nous avons tous des façons de prononcer légèrement différentes en raison de nos mobilités, mais les recherches montrent en outre que nous adaptons nos consonnes et nos voyelles en fonction de celles de la personne à qui on s’adresse. Non seulement tout le monde a un accent, mais en fait tout le monde a plusieurs accents !

Par quoi remplacer cette notion bien commode ?

Nous proposons de parler plutôt de la pluriphonie de la langue (le fait qu’on peut prononcer de différentes manières la même langue), de la pluriphonie d’une région, d’un village ou d’une personne (définie comme la coexistence de différents traits de prononciation dans une région donnée ou chez une personne donnée), plutôt que d’accent.

Et lorsque certaines variantes de prononciation sont attribuables aux habitudes d’une région ou d’un groupe, on peut parler de traits régionalement ou socialement marqués, plutôt que d’accent (forcément stéréotypé). On pourrait dire d’une même personne qu’elle a des « ang » perçus comme marseillais, des « p » perçus comme anglais et des « s » perçus comme espagnols. Ou bien qu’elle se met à diphtonguer son « parléy » quand elle parle à sa voisine suisse.

Les manières de prononcer le français dans la francophonie, y compris en France donc, changent sans cesse. L’enjeu de décrire cette dynamique n’est pas uniquement scientifique, mais aussi politique. Éliminer les accents de nos façons de penser, cesser d’en faire des catégories opérationnelles pour classer les gens, cela pourrait être une manière de favoriser la vivacité des différentes manières de prononcer une langue comme le français mais aussi une manière de prendre conscience de la richesse de sa propre palette stylistique dans le domaine de la prononciation. Cela éviterait deux écueils redoutables : l’homogénéisation à marche forcée de l’ensemble de la francophonie et le repli identitaire autour d’introuvables « accents authentiques purs ».

Maria Candea, Professeure en linguistique et sociolinguistique française, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 et Médéric Gasquet-Cyrus, Maître de conférences en sociolinguistique, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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