«As-tu déjà rêvé d’un endroit où tu ne te souvenais pas être allée ? demande l’ex-hippie Peter Fonda à une jeune femme fascinée par les sixties dans L’Anglais de Steven Soderbergh, en 1999. Un endroit qui n’existe peut-être que dans ton imagination. Un endroit lointain, dont tu ne te souviens qu’à moitié, à ton réveil. Quand tu y étais, tu connaissais la langue, tu savais te débrouiller. C’était ça, les années 1960. Non, même pas ça. Seulement 66 et le début de 67. C’est tout». Et ensuite ?
Lorsque, la même année, il débarque dans le quartier de Haight Ashbury à San Francisco, Charles Manson, 1m57, cheveux longs et guitare vissée dans le dos, pénètre dans le pays d’Oz du psychédélisme, La Mecque de la contre-culture et des activistes cool, des filles disponibles et/ou défoncées, des runaways paumées et des teens curieuses. Le summer of love de 1967, le plus bel été de l’histoire de l’Amérique et de la marijuana comme s’il en pleuvait. Rocky Marciano et Judy Garland venaient de rendre l’âme mais les Stones composaient Sympathy for the Devil et Jim Morrisson Light my Fire. Un pays d’Oz flanqué d’un ciel sans nuages apparents que rien, ni le spectre satanique lâché par le «polac» Polanski sur l’immeuble Dakota de New York dans Rosemary’s Baby, ni le corps en charpie de Jayne Mansfield, retrouvé en ce mois de juin quelque part entre Biloxi et la Nouvelle Orléans, ne semblait pouvoir obscurcir.
De la réalité et du monde socialisé, Manson, qui est né en 1934 à Cincinatti, ne connaît rien, ou presque. Placé à l’institut de garçons de Plainfield dans l’Indiana dès l’âge de 13 ans après une enfance de vagabond miséreux dans les jupes d’une mère alcoolique condamnée à cinq années de prison pour attaque à main armée d’une station-service, Charlie n’a vu défiler que des barreaux et des mâtons, des maisons de redressement pour mineurs et des pénitenciers (Mc Neill et Terminal Island), et puis Alvin Karpis, unique survivant du gang de Ma Barker qui lui apprit à jouer de la guitare. Dans les rues de Haight Ashbury et sur le campus de Berkeley, Manson se sent comme un poisson dans l’eau. Il rêve de devenir un pop singer célèbre. Assis en tailleur dans les piaules des squats du Movement, il se prend pour Bob Dylan ou Country Joe, et égrène de sa voix nasillarde les chansons enragées qu’il a composées en cellule, Garbage Dump, Mechanical Man, Big Iron Door ou encore Look at your Game, Girl.
Un serpent fourbe
Très vite, Manson séduit ceux qui l’écoutent, fascine, et ne tarde pas à aimanter autour de lui une bande disparate de hippies stoned et déboussolés qui, dans le chaos contestataire de l’époque, le prenne pour un phare mystique, un messie charismatique vêtu d’une peau de daim. Sorti de son panier de fer, Manson envoûte son auditoire tel un serpent fourbe et maquille l’énergie noire qu’il a accumulée au cours de ses 17 années de prison, en un salmigondis mystico-zen qui surfe sur l’air du temps. L’homme prône la liberté sous toutes ses formes, le partage intégral (des filles surtout) et un rapport au monde vaguement panthéiste afin de séduire ces fidèles et bras armés qui formeront bientôt sa Famille, version embryonnaire de la secte des suicidés constituée dix ans plus tard par le révérend Jim Jones.
«Charlie m’a emmené faire une promenade. Et comme on marchait, j’ai trébuché, j’ai failli tomber. Il ne m’a pas touchée. Il a tendu la main, il a avancé son bras sous mon coude. Sans me toucher, mais aussitôt, je me suis redressée, je ne suis pas tombée. Il m’a empêché de tomber sans même me toucher. Il m’a dit : "Tu n’as pas besoin de tomber. La chute n’existe pas. Tu ne peux pas tomber"». Celle qui, ce soir-là, n’a pas chuté, c’est Susan Atkins, dit Sadie Mae Glutz, disciple de la première heure, ex-danseuse topless qui, à 17 ans, fut la maîtresse d’Anton Szandor Lavey, ancien forain, conseiller occulte de Polanski sur le tournage de Rosemary’s Baby et fondateur en 1966 d’une secte luciférienne, «The Church of Satan». «Look, bitch, I don’t care a thing about you. You’re going to die and there’s nothing you can do about it», lancera Atkins à Sharon Tate avant de la poignarder sauvagement et de se lécher les doigts avec son sang.
Lire la suite : Charles Manson, vernis rouge sang sur l'Amérique des sixties - Libération
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