Vingt-cinq ans après « Loft Story », que nous apprend la série « Culte » ?

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Vingt-cinq ans après « Loft Story », que nous apprend la série « Culte » ?

Une scène de la série Culte, qui promet de dévoiler les coulisses de la téléréalité Loft Story. Fanta Kaba
Maureen Lepers, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

La série Culte (Amazon Prime, 2024) revient sur le bouleversement télévisuel et culturel qu’a constitué l’arrivée en France de Loft Story au tournant des années 2000. Épousant le point de vue des équipes de production, la série prétend plonger dans les coulisses de fabrication de l’émission, mais laisse paradoxalement hors champ l’intérieur du loft, et tout ce qui a pu s’y dérouler. Une stratégie dommageable, qui échoue à faire de la téléréalité le vrai sujet du récit.


Dans une scène de l’épisode 2 de Culte, Isabelle de Rochechouart (Anaïde Rozam), jeune productrice aux dents longues, regarde les images du programme néerlandais Big Brother dans les bureaux parisiens de PPP, la société pour laquelle elle travaille. Comme ses collègues, elle s’interroge sur le nom à donner à cette émission qu’elle va adapter en France, et dont la matière première est la captation, en direct et en continu, du quotidien d’une dizaine de jeunes gens enfermés dans un studio de tournage aux faux airs de villa. Est-ce que c’est de la télé, est-ce que c’est la réalité ? Le visage d’Isabelle s’éclaire et un mot nait : « C’est de la téléréalité. »

Bande-annonce de la série « Culte ».

Si elle est peu vraisemblable dans son déroulé, la scène s’appuie toutefois sur la rhétorique d’innovation qui a accompagné l’arrivée sur nos écrans de la téléréalité, envisagée dès ses débuts comme une étiquette forgée pour désigner un phénomène télévisuel a priori radicalement nouveau. Ce récit est cependant largement à relativiser. En effet, d’un point de vue historique, la programmation de Loft Story sur les antennes françaises vient plutôt parachever une mutation du PAF entamée depuis au moins les années 1980.

Comme l’explique la sociologue des médias Dominique Mehl, la télévision post-ORTF s’intéresse moins aux figures d’autorité que représentent les experts et les journalistes qu’au « vécu personnel de citoyens ordinaires. » Faisant de la mise en scène de l’intimité sa matière première, elle importe dans les années 1990 des formats venus de la télévision anglophone, comme les docusoaps, qui suivaient le quotidien d’anonymes dans des documentaires écrits comme des feuilletons, ou encore des reality shows tels que celui de Jerry Springer, une émission de plateau dans laquelle des civils venaient témoigner de choix de vie controversés. En 2000, la programmation sur France 3 de C’est mon choix cristallise ainsi un ensemble de polémiques dont la couleur annonce les débats qui seront tenus sur la téléréalité quelques années plus tard. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’on voit apparaître le vocable « Réal TV » dans la presse hexagonale, déclinaison de la formule « reality television », dont la traduction deviendra « téléréalité. »

Du neuf avec du vieux

Loin de mettre en question la présomption de commencement absolu que constitue Loft Story, Culte semble au contraire la naturaliser. La série repose sur une vision anhistorique de la télévision française, qui oppose deux camps assez grossiers : d’un côté, un ensemble de personnages vieillissants qui défendent une télévision élitiste (les parents d’Isabelle, notamment) ou nostalgique (le patron de PPP) ; de l’autre, un camp plus jeune et progressiste, emmené par Isabelle, et qui veut faire basculer le PAF dans la modernité. Les enjeux de ce basculement peinent cependant à s’incarner tant Le Loft semble n’être ici le contemporain d’aucun programme, à part Hélène et les garçons.

Rien n’est dit de la force de condensation et de centralisation de l’émission, dont le caractère innovant tient rétrospectivement moins à sa capacité à inventer des choses nouvelles qu’à composer de façon inédite avec ce qui était déjà là : oui, le dispositif technique était novateur, et jamais une émission n’avait bénéficié d’une chaîne dédiée en continu auparavant ; pour le reste cependant, le programme a capitalisé sur des formats – le plateau hebdomadaire, le feuilleton quotidien –, des thématiques – l’intimité, le quotidien ordinaire – et même des polémiques auxquels le public a eu le temps de s’habituer depuis vingt ans.

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Cette impasse sur le contexte est d’autant plus saisissante que Culte se veut une série de profession. À la manière de Succession (HBO, 2018-2023), les six épisodes entendent immerger les spectateurs dans l’histoire des tractations économiques et industrielles qui ont permis au Loft de voir le jour (les négociations entre TF1 et M6) et revenir sur la façon dont les polémiques – notamment autour de Loana Petrucciani – ont été gérées par la production pendant la diffusion. Hors-sol, car peu connecté à la réalité concrète de la télévision française du début des années 2000, ce focus quasi exclusif sur l’envers du décor laisse hors-champ ce qui constituait l’intérêt principal du Loft : les candidats et le quotidien du tournage. Une question s’impose donc : pourquoi ?

Cachez cette téléréalité que je ne saurais voir

Une telle stratégie aurait pu avoir du sens. Dans Diamant Brut, par exemple, Agathe Riedinger met en scène l’attente interminable de Léane, 19 ans, après qu’elle ait passé le casting d’un bikini show imaginaire, Miracle Island, dont aucune image ne sera montrée. Pour cause : c’est moins le fonctionnement de la téléréalité qui intéresse la réalisatrice que la performance de féminité à laquelle le personnage principal doit se cantonner pour y accéder. Tenir Miracle Island hors champ est donc une façon pour Riedinger d’expliciter ce que la téléréalité constitue pour Liane : un horizon à atteindre.

Bande-annonce de Diamant brut.

Dans Culte, Loft Story n’a toutefois rien d’un horizon, bien au contraire : l’émission arrive, et devrait, logiquement, prendre l’assaut du cadre. Pourtant, il est frappant de constater à quel point la série repousse le loft à la marge, ce qu’exemplifient notamment la place accordée aux images du programme – qui n’apparaissent qu’à la dérobée, sur un écran ou un moniteur en fond de champ – ou encore la gestion des décors : la mise en scène s’en tient aux espaces liminaires du confessionnal ou du garde-manger, et donne ainsi aux spectateurs l’impression trompeuse de plonger à l’intérieur du loft quand, en réalité, la porte du studio ne s’ouvre jamais vraiment.

En se détournant à ce point de ce dont il raconte la fabrication, Culte rejoue des logiques d’appréhension de la téléréalité installées de longue date. Parce qu’elles ont été amplement critiquées et fustigées depuis vingt-cinq ans – pour des raisons souvent absolument légitimes –, on a en effet l’impression que les émissions constituent un corpus homogène, facile à penser, qu’on pourrait comprendre sans les regarder dans le détail. À vrai dire, il n’est pas abusif d’affirmer que, 25 ans après son apparition sur les écrans français, la téléréalité reste une forme télévisuelle extrêmement mal connue, sur laquelle l’état de la recherche est on ne peut plus lacunaire. À part des études de cas ponctuelles (et pour la plupart récentes), l’essentiel des quotidiennes de vie collective qui ont essaimé sur les écrans français depuis l’émergence de la TNT sont ainsi passés sous les radars des journalistes et de la recherche académique, de manière d’autant plus radicale qu’elles cristallisent par principe un discours de défiance.

Les conséquences à ces manquements sont multiples. D’un point de vue socio-industriel d’abord, les logiques de production du secteur sont mal documentées et les conditions de travail des candidats sont largement opaques. Surtout, il circule davantage d’idées reçues sur les émissions que d’analyses de fond, malgré le fait que les logiques d’éditorialisation de la téléréalité aient profondément transformé l’ensemble des contenus télévisuels.

À la manière de UnREAL (Lifetime, 2015-2018), qui offrait à ses spectateurs une plongée vertigineuse dans les coulisses de fabrication du Bachelor, Culte avait l’opportunité de lever un coin du voile. En y renonçant, les six épisodes insinuent en fait qu’il n’y a rien à voir dans le tournage du Loft, rien qui vaille la peine d’être montré ou raconté, rien, finalement, qui ne fasse de la téléréalité un sujet. La série s’impose donc comme un contresens.

Maureen Lepers, Docteure en Etudes cinématographiques et audivosuelles, Sorbonne Nouvelle, IRCAV, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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