Les Crocs, ces chaussures en caoutchouc pratiques mais très peu esthétiques, ont été récupérées par des grands créateurs. Wikimedia commons, CC BY-SA
Tendances : quand le culte du moche fait vendre
Frédéric Jallat, Sciences Po-25 %. Avec une telle chute des ventes, la [marque de lingerie américaine] Victoria’s Secret touche le fond et sa longue descente aux enfers, amorcée depuis 2017, met la [branche britannique de] l’entreprise en faillite en 2020.
L’une des raisons de la baisse continuelle du nombre de points de vente et des profits de la marque aux anges transparaît dans certaines des critiques qui lui sont adressées, accusant la marque d’archaïsme et lui reprochant de véhiculer une image de la perfection féminine alors jugée condamnable. L’entreprise fait l’objet de nombreuses attaques, à l’instar de celle qui s’exprime en 2014 dans le Daily Mail contre sa nouvelle campagne intitulée « The Perfect Body » (« le corps parfait ») :
« L’utilisation du terme “perfect” n’est pas seulement offensante pour les 99,9 % de la population féminine qui ne partagent pas les proportions idéales des mannequins de la marque, elle est aussi profondément irresponsable, voire carrément cruelle ».
L’idéal d’une beauté sublimée a fait long feu… Et si la laideur est une valeur à la mode, c’est tout simplement parce que la beauté ne l’est plus.
Le beau, archétype d’une contrainte abhorrée
Même si le culte des images sur les réseaux sociaux continue de laisser peu de place à l’imperfection – en témoignent les nombreuses applications de retouches qui, tout en créant les canons d’une beauté universelle, nous empêchent de distinguer le vrai du faux –, les industriels de la mode font aujourd’hui assaut d’imagination et de créativité pour se différencier les uns des autres en s’attaquant à l’unicité des codes de la beauté universelle.
Le laid devient l’expression d’une différence voulue et recherchée et les créateurs veulent aujourd’hui se démarquer de l’harmonie des formes et des proportions en abordant des territoires et des imaginaires encore en friche.
Il y a quelque chose de provocant, de différent et d’attirant dans la laideur. En 2018, Gucci faisait défiler des mannequins portant sous le bras une reproduction de leur propre tête. Balenciaga a fait sensation au Met Gala 2021 en habillant les plus grandes stars américaines de façon très originale : grâce aux doudounes/plaids de Kim Kardashian, Rihanna et Asap Rocky, Balenciaga a marqué les esprits, évitant l’indifférence par des formes disproportionnées et un style extravagant réservé à une poignée d’originaux ayant les moyens mais aussi l’assurance de porter des vêtements transgressifs. Une forme de laideur qui permet à Balenciaga de se distinguer des autres.
Comme l’explique André Mazal, directeur du planning stratégique chez [l’agence de communication] BETC, à chaque marque sa forme de surréalisme :
« Dior et Gucci ont choisi un surréalisme féérique quand Balenciaga tente le surréalisme politique. »
Le ringard devient parallèlement tendance : les Birkenstock sont désormais l’un des symboles du luxe depuis que l’entreprise allemande a été rachetée par LVMH. Sans aucune volonté d’être à la mode, ces chaussures ont été lancées en 1974 avec le confort pour seul argument. La forme caractéristique de leurs semelles n’a jamais changé. Lorsque le rétro devient à la mode au début des années 2010, des créateurs de haute couture s’emparent de la Birkenstock, donnant un coup de pouce considérable à la marque. Les consommateurs ont ainsi redécouvert les sandales, trouvant l’occasion de les porter sans gêne aucune puisque assurés d’être dans l’air du temps.
L’appropriation influence les achats des consommateurs de façon significative. Un objet moche, soudainement porté par une certaine élite, devient socialement désirable.
Dans le même esprit, certains objets se sont ancrés dans notre quotidien alors qu’ils étaient destinés à une population confidentielle et particulière : les Crocs, ces chaussures en caoutchouc pratiques mais très peu esthétiques, ont été récupérées par des grands créateurs. Le modèle classique, à moins de 30 dollars, est devenu un emblème du luxe lorsqu’il a été revu par les créatifs de Balenciaga et vendu 495 dollars ou par le [créateur écossais] Christopher Kane en personne (un modèle pour lequel le prix n’est indiqué que sur demande…).
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Ce mouvement de fond, profond et puissant, signe aussi l’émergence d’un marketing plus inclusif qu’il n’a pu l’être. Le mouvement du body positive pousse les femmes à se tourner vers des marques qui partagent leurs valeurs, leur proposant des standards de beauté plus proches de leur physionomie. Les marques cherchent ainsi à mieux épouser les valeurs morales qui animent aujourd’hui leurs clients, au moins dans leurs discours – transparence, éthique, respect de l’environnement, vrai au détriment du beau.
Et demain ?
Le laid est donc une notion subjective qui ne se définit plus en creux, s’opposant au beau. Le laid s’impose à la fois comme vecteur de différenciation à l’encontre de certains diktats sociaux, jugés trop contraignants et politiquement incorrects. S’ouvre désormais une période qui souhaite promouvoir de nouvelles aspirations – l’authenticité, l’indépendance d’esprit et l’originalité, notamment – au détriment de la beauté, jugée désormais trop normative et figée.
La puissance de cette appropriation culturelle est encore illustrée par le survêt’. Alors que Karl Lagerfeld affirmait que s’habiller en jogging, c’était abdiquer, le survêt’, par son côté lâche et décontracté, devient classe et les marques se battent pour le réinventer.
Lacoste est d’ailleurs le grand vainqueur de la tendance. La marque a pu, dans les années 1990, surfer sur cette mode du vintage chic et remettre le crocodile au goût du jour. Elle a su faire siennes de nouvelles tendances sociologiques lui permettant de s’adresser concomitamment à des cibles pourtant très différentes par nature. Ainsi, comme l’explique Sandrine Conseiller, sa directrice marketing, Lacoste s’est fait le porte-voix de la mixité culturelle. Sponsor des grands tournois de tennis tout autant que du placement de produits dans certains clips de rap, l’entreprise a su combiner diversité sociale et symbolique avec maestria.
Au-delà du simple débat entre le laid et le beau, l’emphase est ici bien évidemment portée sur l’extrême plasticité du marketing, appelée à durer, et sa capacité à se réapproprier des codes et des valeurs en phase avec l’évolution de normes sociales dominantes.
Notre analyse est aussi l’occasion de souligner que le narratif des entreprises sera sans doute moins contrôlé et univoque que par le passé. Les entreprises vont devoir apprendre à s’adapter à des évolutions multiples, plus critiques et parfois radicales.
Ce texte est extrait du livre « Le marketing aujourd’hui. 25 nouvelles tendances » de Frédéric Jallat, publié aux Éditions De Boeck Supérieur en février 2023.
Frédéric Jallat, Professeur de marketing à ESCP Business School, professeur vacataire, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.