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« Soleil vert » et « Plan 75 » : deux films dystopiques pour alimenter la réflexion sur l’euthanasie

Eurozoom / allociné
Kenza Jernite, Université de Strasbourg

« Aujourd’hui, le Parlement a voté la loi dite “Plan 75”, qui accorde aux citoyens de 75 ans et plus le droit à l’euthanasie, pour lutter contre le vieillissement de la population. »

Voici les mots qui ouvrent Plan 75, film japonais réalisé par Chie Hayakawa et récompensé d’une mention spéciale de la Caméra d’or au dernier Festival de Cannes. En installant sa dystopie dans un futur proche, et dans un monde qui ressemble à s’y méprendre au nôtre, la réalisatrice interroge les possibles dérives d’une société qui, en achevant de confondre liberté et libéralisme, transforme ses personnes âgées en marchandises comme les autres.

En effet, si l’on accorde aux personnes âgées le droit à l’euthanasie, et que la démarche est jusqu’à la fin du film présentée comme un choix personnel, où le participant est conscient et volontaire (d’ailleurs, il est spécifié à plusieurs reprises que « dans le cas où [il changerait] d’avis, [il peut] renoncer à tout moment »), ce sont les conditions mêmes de ce choix que Chie Hayakawa interroge.

Cinquante auparavant, un autre film, lui aussi film d’anticipation dystopique, interrogeait les rapports entre capitalisme et euthanasie active des personnes âgées ou vulnérables. Soleil vert (Soylent Green en anglais), film américain sorti en 1973, imagine un New York de 2022 surpeuplé, où la population – masquée – est ravagée par les épidémies, souffre du réchauffement climatique et, conséquence directe du dérèglement, de pénuries de nourriture. Dans ce monde désolé et au bord de l’implosion où les pauvres s’entassent par centaines dans les rues et dans les églises, certains bâtiments sont préservés de la chaleur et de l’insalubrité.

C’est le cas des immeubles où sont logés les cadres et dirigeants de Soylent, l’entreprise la plus puissante de la ville, qui vend à la population affamée – tout en en organisant le rationnement – des portions hyperprotéinées qui leur permettent de survivre. L’autre bâtiment préservé et immaculé est le centre d’euthanasie. Dans ce film aussi, les citoyens, en majorité des citoyens âgés, se rendent volontairement au centre ; là aussi, la notion de choix, étant donné les conditions de vie des personnes concernées, est sérieusement mise en question.

Une thématique récurrente

Les films sur l’euthanasie existent pratiquement depuis les débuts du cinéma (le premier film sur le sujet, Oslerizing Papa, date de 1905 ; ils accompagnent et contribuent à informer les débats sur l’euthanasie qui ressurgissent périodiquement dans l’espace public. Les deux dernières décennies ont connu une multiplication des films sur le sujet, dont plusieurs, presque toujours en faveur du droit à mourir, ont eu un fort retentissement, et ont obtenu de prestigieuses récompenses : c’est le cas, entre autres, des Invasions Barbares (2003), de Million Dollar Baby (2004), de Mar Adentro (2004), récompensés aux oscars, ou plus récemment, de Amour (2012), Palme d’Or du Festival de Cannes.

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En plaçant au centre de l’espace public ces images et ces récits de fin de vie, ces films permettent de poser un certain nombre de questions éthiques et sociales, et, par leur succès, contribuent à informer l’opinion publique ; il n’est alors pas anodin de constater que cette multiplication des films sur l’euthanasie correspond à une intense activité législative sur la question, en particulier au niveau européen (Pays-Bas, Belgique, Espagne…) mais aussi à l'ouverture des débats en France.

Euthanasie et capitalisme

Dans cette liste toujours plus importante de films qui traitent de l’euthanasie, Soleil Vert et Plan 75 occupent une place tout à fait particulière. Prenant le contre-pied de l’écrasante majorité des films sur la question, qui défendent le droit à mourir, ils proposent une critique radicale de l’euthanasie, lorsque celle-ci est prise dans les rets d’un capitalisme effréné. Cela se traduit par des différences à la fois en termes de scénario, et dans la manière de filmer. Ainsi, les personnages principaux de Soleil Vert et de Plan 75 ne sont ni malades, ni handicapés ; physiquement, ils ne souffrent pas, et semblent tout à fait capables de continuer à vivre.

La seule chose qu’ils ont en commun est d’être considérés, dans la société dans laquelle ils vivent, comme des personnes trop âgées et improductives. Dans Soleil Vert, Sol Roth, ancien professeur d’université devenu analyste pour la police, est présenté comme un gardien du savoir ; à plusieurs reprises, il est suggéré qu’il n’est plus aussi efficace et rapide qu’avant dans ses recherches, et le chef de la police menace de l’obliger à prendre sa retraite.

Dans Plan 75, le personnage principal, Michi, a 78 ans ; au début du film, elle travaille encore dans un hôpital, mais elle est forcée de prendre sa retraite quand sa meilleure amie, une autre « senior », fait un malaise sur leur lieu de travail. Michi se lance alors dans une recherche d’emploi effrénée et désespérée et dans une lutte contre l’absurdité du système qui rappellent les itinéraires de certains personnages de Ken Loach ; contrainte à exercer des métiers de plus en plus précaires mais également de plus en plus rudes, elle finit à l’aide sociale puis à la soupe populaire, tous ses interlocuteurs lui signifiant avec plus ou moins de brutalité qu’elle est désormais de trop.

Dans les deux films, une grande place est faite, dans le scénario mais également dans les signes visuels à l’écran, à l’entreprise qui organise l’euthanasie active des citoyens. Le logo et le nom de Soylent sont partout, tandis que les publicités et prospectus pour Plan 75 inondent les lieux où se regroupent les plus vulnérables (maisons de retraite, salles d’attente du médecin, soupe populaire…). Sont ainsi posés les éléments qui vont permettre à chacun des films d’interroger les liens entre vieillesse, euthanasie et capitalisme.

Dans un article de janvier 2012 intitulé « Euthanasie économique », le philosophe allemand Robert Kurz affirme que, dans un système capitaliste où l’argent est devenu une fin en soi, « des biens réels ne sont produits que lorsqu’ils servent cette fin en soi qu’est l’augmentation de l’argent ». Tout ce qui répondrait à une demande sociale mais qui ne générerait pas d’argent est peu à peu abandonné ; c’est le cas en particulier de la prise en charge des personnes âgées, matériellement et techniquement possible, mais, dans un système capitaliste qui fétichise l’argent, considérée comme « infinançable ». Il reste aux personnes âgées, pour ne rien « coûter » à la société, ou bien à travailler jusqu’à l’épuisement (la meilleure amie de Michi, dans Plan 75), ou bien à mourir de leur plein gré (Sol et Michi).

Plusieurs éléments dans les deux films à l’étude semblent aller dans ce sens. Les deux films construisent des métaphores qui permettent de rendre concrète la théorie de la marchandisation du corps vieux. Dans Soleil Vert, Sol finit par découvrir avec horreur que ce sont les corps euthanasiés qui fournissent la matière première des portions hyperprotéinées vendues à la population. Dans Plan 75, un jeune employé du centre découvre quant à lui que les cendres humaines obtenues après l’euthanasie sont envoyées à une grande entreprise pour être recyclées. Cette réutilisation du corps mort souligne assez que le corps vieux vaut désormais plus mort que vif.

L’idée que le grand capital a réussi à s’infiltrer dans la gestion de la vieillesse, mais également jusqu’au plus intime de la mort, apparaît de manière éclatante dans la manière dont sont filmés les instants qui mènent à l’euthanasie proprement dite. Dans Soleil Vert comme dans Plan 75, les employés du centre d’euthanasie sont jeunes, beaux et bienveillants. On assure aux candidats à l’euthanasie une fin merveilleuse ; à Sol, on demande quelles sont sa couleur et sa musique préférées, et il meurt devant un panorama des plus belles vues terrestres. Dans Plan 75, les candidats à l’euthanasie reçoivent 100 000 yens, qu’ils peuvent dépenser comme bon leur semble avant le jour arrêté de leur mort ; Michi se remet à sortir, elle joue au bowling, se fait livrer des sushis de luxe… On ne peut qu’être frappé par le cynisme d’un système qui rappelle à des personnes âgées qui veulent mourir parce que leurs conditions de vie ne leur permettent plus une vie digne à quel point la vie peut être belle, lorsqu’on a les moyens de la vivre.

Soleil Vert et Plan 75 sont des dystopies qui fonctionnent précisément parce qu’elles ne s’éloignent que peu du monde tel qu’on le connaît. Loin d’être des pamphlets à charge contre toute forme d’aide active à mourir dans la dignité, elles demandent qu’on prenne le temps d’interroger quelles sont les forces à l’œuvre dans nos prises de décision.

En se concentrant sur le cas précis des personnes âgées, et à un moment où celles-ci sont de plus en plus perçues comme un poids qui pèse sur les économies les plus riches, ces films nous poussent à nous poser des questions à la fois économiques et politiques, et à prendre le temps de la réflexion. Ils contribuent à réinsuffler de la complexité dans un débat parfois otage de positions irréconciliables, et participent de « l’éthique de la discussion » appelée de ses vœux par le professeur Didier Dreyfuss:

« Seule à même d’arriver, sinon à un consensus (trop souvent synonyme d’autocensure), du moins à une diminution de l’intensité du dissensus. »


« Soleil Vert » (« Soylent Green ») peut être vu en replay sur Arte jusqu’à fin octobre et « Plan 75 » est encore projeté dans certains cinémas (surtout à Paris et en région parisienne).

Kenza Jernite, Postdoctorante en éthique et théâtre, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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