Homme à genoux pratiquant un cunnilingus à une prostituée, fresque des thermes suburbains, Pompéi. Ier siècle. Wikipédia
Sexualité : la débauche, une invention antique ?
Christian-Georges Schwentzel, Université de LorraineOn trouve beaucoup d’histoires de débauche chez les auteurs antiques, grecs et latins, qui mettent en garde les hommes réputés libres et civilisés contre les dangers qui les menacent, qu’il s’agisse d’excès de vin, de nourriture ou de sexe. Mais la notion de débauche correspond toujours à un regard moral et subjectif. Elle comprend tout ce qui est réputé socialement incorrect à une certaine époque, c’est-à-dire une série de vices réels ou supposés : l’adultère, la prostitution, ou encore des pratiques sexuelles comme la sodomie ou le cunnilingus – le tout sur fond de société patriarcale.
Le terme cunnilingus provient du latin cunnus qui désigne le sexe féminin et du verbe lingere « lécher ». Il désigne étymologiquement un « léchage de vulve ». Cette pratique sexuelle était généralement vue dans l’Antiquité comme répugnante et lourde de conséquences pour l’homme qui avait le malheur de s’y complaire.
Quand Ariphradès « travaille avec sa langue »
Au Ve siècle av. J.-C., l’auteur comique grec Aristophane évoque le cunnilingus à plusieurs reprises dans ses pièces de théâtre. C’est un acte dégradant consistant à glôttopoiein, c’est-à-dire à « travailler avec sa langue » un sexe féminin. L’inventeur en serait un certain Ariphradès, poète dont se moque Aristophane. « Il a inventé une nouvelle forme de vice, il souille sa langue par des plaisirs abominables, en léchant dans les bordels la rosée dégoûtante, en salissant sa barbe. […] Qui ne vomit pas devant un tel homme ne boira jamais avec nous à la même coupe », écrit l’auteur dans sa comédie, Les Cavaliers (vers 1283-1289), représentée à Athènes en 424 av. J.-C.
Le même Ariphradès apparaît à nouveau, deux ans plus tard, dans Les Guêpes. Il est décrit comme le lécheur qui « fait travailler sa langue chaque fois qu’il entre dans un bordel ». La « rosée » des vulves se réfère aussi, de manière parodique, à l’inspiration poétique : Ariphradès ne peut composer que des œuvres infâmes, puisque ce n’est pas un fluide divin, envoyé par les dieux, qui anime son esprit créateur, mais le liquide le plus impur qui soit, selon Aristophane.
Le « cochon » et son « épine »
On retrouve plus tard cette même dépréciation de la vulve chez le poète grec Nicarque (Anthologie grecque XI, 329), auteur d’épigrammes satiriques, au Ier siècle apr. J.-C. L’auteur s’adresse à un certain Démonax, nouvel adepte du cunnilingus, comme Ariphradès cinq siècles plus tôt. « Démonax, ne baisse pas toujours les yeux, cesse de faire plaisir à ta langue. Le cochon a une redoutable épine. Et tu vis et tu dors en Phénicie ».
Le cochon (khoïros), terme argotique désignant la vulve, souligne l’obscénité supposée des parties génitales féminines. L’épine (akantha) représente le clitoris comme un petit pénis qui constitue une menace pour les lèvres de l’homme. Quant à la Phénicie, le Liban actuel, c’est une région associée à la teinture pourpre, de couleur rouge violacée, qui y était extraite d’un mollusque et commercialisée. Elle évoque le sang des règles s’écoulant du vagin, de même que la teinture ruisselle des entrailles du mollusque. À nouveau, comme chez Aristophane, mais de manière encore plus crue, la vulve est décrite comme une partie polluée et sanguinolente, vectrice d’impuretés.
À travers cette description se profile une mise en garde pour les hommes qui seraient tentés par le cunnilingus : ils risquent de compromettre leur virilité au contact de cet affreux égout.
Une souillure indélébile
Les Romains reprirent à leur compte ce type de représentations. L’historien latin Suétone raconte que l’empereur Tibère (14-37 apr. J.-C.) aimait pratiquer le cunnilingus. Une turpitude dévastatrice pour Tibère lui-même, car l’homme lécheur de vulves non seulement se dégrade socialement mais contracte aussi une forme de souillure indélébile.
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Une jeune femme nommée Mallonia, sollicitée par Tibère, préfère se suicider en se frappant d’un coup de poignard plutôt que de laisser l’empereur poser sa langue sur ses parties intimes. Il est intéressant de remarquer que cette matrone aurait, du moins selon Suétone, parfaitement intégré l’imaginaire social dominant considérant la vulve comme impure. Mallonia refuse fermement le cunnilingus proposé par l’empereur. Avant de mourir, elle dénonce « à voix haute le vice infâme de ce vieillard ignoble et répugnant » (Suétone, Vie de Tibère 45).
Une domination féminine scandaleuse
Une étonnante fresque des thermes suburbains, à Pompéi, nous offre la plus célèbre représentation figurée antique d’un cunnilingus. Elle a été peinte dans les vestiaires, ou apodyterium, de l’établissement, afin de provoquer, par son obscénité supposée, l’indignation et le rire des clients.
On y voit un homme, à genoux, en train de lécher la vulve d’une jeune femme qui écarte largement les cuisses. L’homme est à terre, tandis que la femme est confortablement installée, en hauteur, sur le rebord d’une couche moelleuse. Elle porte deux chaînes métalliques croisées entre les seins, accessoire typique des prostituées, qui ne laissent aucun doute sur son métier. Le jeune homme en toge, lui, pourrait figurer un citoyen.
L’œuvre dénonce ainsi ironiquement cette pose réputée dégradante pour un homme de condition libre, alors que de nombreuses prostituées étaient des esclaves ou des étrangères de statut inférieur. Une inversion des rôles absolument scandaleuse, puisque le citoyen est soumis à une femme qui occupe une position dominante. Le client fait plaisir à la putain, inférieure socialement à la fois en raison de sa féminité et de son emploi. Un comble !
Ce qui, en outre, semble révoltant, c’est que le lécheur de vulves n’utilise pas son pénis, mais se soumet au sexe de sa partenaire. Sa sexualité n’est pas phallique ; elle n’est ni dominante, ni valorisante. C’est pourquoi, « lécheur de vulves » (cunnulingior) est l’une des pires insultes imaginables pour un citoyen romain. Un graffiti de Pompéi, écrit pour nuire à un candidat aux fonctions d’édile de la cité, est éloquent à ce propos ; il proclame méchamment : « Votez pour Isidore comme édile, c’est le meilleur lécheur de vulves » ! (CIL IV, 1383).
Dans une salle des thermes de la Trinacrie, à Ostie, le port de Rome, on peut lire cette étonnante inscription sur une mosaïque : Statio cunnulingiorum ; c’est-à-dire : « Le coin des lécheurs de vulves ».
Désignait-elle très sérieusement la pièce où des prostitués vendaient à des femmes les services de leur langue ? A moins que des putains y aient vendu leurs vulves aux hommes désireux de les lécher ? S’agissait-il, au contraire, comme pour la peinture de Pompéi, d’une pure provocation destinée à faire éclater de rire les clients des thermes ? Au vu de la condamnation unanime du cunnilingus comme une infamie absolue dans les sources littéraires grecques et latines, c’est l’interprétation humoristique qui paraît, de loin, la plus probable.
Si la fréquentation de prostitués « cunnilingieurs » dans les thermes paraît douteuse, certaines matrones devaient disposer d’esclaves sexuels à domicile. Le poète Martial (Epigrammes IX, 93) évoque un serviteur obligé de lécher (lingere) la vulve (cunnum) de sa patronne ; il en vomissait tous les matins. On peut imaginer de telles pratiques chez des matrones d’un certain âge ou des veuves qui échappaient au strict contrôle de leur famille et pouvaient à leur tour vivre une sexualité imposée à des êtres réputés inférieurs.
L’appétit hors norme de Philaenis
Le cunnilingus est aussi dénoncé lorsqu’il est pratiqué par une femme, comme le montre une autre fresque de l’apodyterium des thermes suburbains de Pompéi. Parmi les quatre partenaires représentés, on voit une femme à genoux, à droite, en train de lécher la vulve d’une autre femme. À nouveau, l’intention de cette image pornographique est humoristique : il s’agit de condamner une pratique honteuse, d’autant plus grave que toutes formes de relations sexuelles entre femmes étaient alors considérées comme scandaleuses.
Parmi ses portraits de Romaines monstrueuses, le poète latin Martial (Epigrammes VII, 67) imagine une certaine Philaenis, dotée d’un appétit sexuel hors norme et appréciant grandement le « léchage de vulves » (cunnum lingere).
Douce vulve divine
On trouve toutefois dans l’Orient ancien, quelque deux mille ans avant Suétone et Martial, des formules poétiques évoquant la vulve dans un sens exclusivement positif. Plusieurs poèmes sacrés sumériens chantent le sexe de la déesse Ishtar, garante de la fécondité dans les cités-États de l’ancienne Mésopotamie, notamment Uruk et Ur, au sud de l’Irak actuel. Dans un chant d’amour adressé à Shu-Sin, roi d’Ur (vers 1970 av. J.-C.), est évoquée une mystérieuse « aubergiste » dont la « vulve est douce comme de la bière ».
L’auteur chante : « Comme sa bouche, sa vulve est douce ; douce est sa bière. Sa bière mélangée avec de l’eau ; douce est sa bière ».
Le poème suggère un baiser sur la bouche puis sur la vulve de l’« aubergiste » qui pourrait être la déesse Ishtar ou l’une de ses prêtresses.
« Peux-tu dévorer mon gâteau ? »
Plusieurs chanteuses américaines des années 2010 font référence au cunnilingus, associé à un discours de réhabilitation de la vulve et de revendication du plaisir féminin. Christina Aguilera s’associe à la rappeuse Nicki Minaj dans Woohoo (2010) pour exprimer son désir érotique : « Embrasse mon woohoo, partout sur mon woohoo » (« Kiss on my woohoo, all over my wooho »).
En 2011, Rihanna souhaite que son amant lui dévore son « gâteau » (cake) dans Birthday cake, même lorsque ce n’est pas son anniversaire ! Deux ans plus tard, Beyoncé renchérit dans Blow, véritable ode à l’orgasme féminin : « Peux-tu manger mes skittles, c’est plus doux au milieu » (Can you eat my skittles, it’s the sweetest in the middle).
Un langage féminin et une douceur de la vulve, associée à une friandise, qui n’est pas sans rappeler l’« aubergiste » du chant d’amour sumérien, composé il y a quatre mille ans.
Christian-Georges Schwentzel publie « Débauches antiques. Comment la Bible et les Anciens ont inventé le vice », aux éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.