Précarité menstruelle : quand le politique et l’économique s’invitent dans l’intime

Economie

Les protections périodiques réutilisables seront bientôt remboursables, en officine, pour les moins de 25 ans. Unsplash/@OANA CRISTINA, CC BY-SA

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Précarité menstruelle : quand le politique et l’économique s’invitent dans l’intime

Les protections périodiques réutilisables seront bientôt remboursables, en officine, pour les moins de 25 ans. Unsplash/@OANA CRISTINA, CC BY-SA
Alice Riou, EM Lyon Business School

Le 6 mars 2023, deux jours avant la Journée internationale des droits des femmes, la première ministre Élisabeth Borne a annoncé le remboursement par la Sécurité sociale des protections périodiques réutilisables. Elle a précisé que ce serait, pour les moins de 25 ans, sans ordonnance, à partir de 2024. Cette annonce a ravivé le sujet de la « précarité menstruelle », qui se déploie dans les sphères politiques, économiques et intimes, quitte à se télescoper parfois.

Sous-catégorie de la « précarité hygiénique », la « précarité menstruelle » définit la « situation vécue par toute personne qui éprouve des difficultés financières à disposer de suffisamment de protections périodiques pour se protéger correctement pendant ses règles », selon Règles élémentaires. Cette association œuvre depuis 2015 à la visibilité du phénomène qui toucherait 4 millions de personnes menstruées en France. Les conséquences de cette précarité sont à la fois physiques, psychiques et sociales. Et la situation empire d’après leur dernière enquête.

Environ 4 millions de personnes sont concernées par la précarité menstruelle en France
Environ 4 millions de personnes seraient concernées par la précarité menstruelle en France. Enquête Règles élémentaires X OpinionWay (février 2023)

Face à un phénomène vieux comme le monde, les politiques français n’en sont pas à leur premier coup d’essai.

Le 21 novembre 2015, le Sénat vote le passage de la TVA appliquée aux protections périodiques de 20 % à 5,5 %. Ainsi, les produits menstruels sont reconnus comme des denrées de première nécessité, mais certains distributeurs ne répercutent pas la baisse de TVA sur les prix car la loi ne les y oblige pas.

Pourtant, 2015 avait été baptisée l’« année de la révolution menstruelle » d’après la radio publique américaine NPR. La chercheuse américaine Chris Bobel, professeure à l’université du Massachusetts et présidente du très académique Centre de recherche sur les cycles menstruels estime que ce fut une année déterminante dans l’intérêt de la sphère politique pour ce thème jusqu’ici très intime.

Une Journée mondiale le 28 mai

En 2019, le gouvernement français mesure la dimension internationale de l’enjeu politique. Il insiste alors sur la tenue de la Journée mondiale de l’hygiène menstruelle préconisée par l’organisation non gouvernementale internationale WASH depuis 2014. Cette journée a lieu chaque 28 mai : 28 symbolise le nombre de jours dans le cycle, et mai, cinquième mois de l’année, symbolise le nombre de jours des règles.

En 2020, Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, et Christelle Dubos, secrétaire d’État auprès du ministre de la Santé et des Solidarités, annoncent l’expérimentation de la gratuité des protections hygiéniques dans plusieurs lieux collectifs pour un budget d’un million d’euros, porté à cinq millions en 2021. Par la suite, Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, met en place la gratuité des protections dans les universités. Cependant, le déploiement reste à ce jour incomplet.

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Certains pays européens ont choisi d’autres manières de distribuer des protections gratuitement. En Écosse, toutes les femmes ont accès à des protections périodiques gratuites et géolocalisables par l’application mobile PicqUpMyPeriod.

En France, la volonté politique de distribuer des produits menstruels gratuitement est donc affichée régulièrement, mais le diable se cache dans les détails des mises en œuvre, et la sphère économique n’aime pas l’incertitude.

D’autant plus que ces dernières années, les campagnes des protections périodiques et les réactions qu’elles suscitent sur les réseaux sociaux montrent bien les tensions qui existent sur ce marché de l’intime.

Des efforts marketing… très politiques

Certaines campagnes sont saluées pour leur pragmatisme. C’est le cas de la campagne Vania #leconfortpourtoutes, durant les mois de mai et juin 2019. L’opération est simple : un paquet acheté, une serviette envoyée au Secours populaire, qui les redistribue aux sans-abris. De même, Always affirme avoir augmenté ses dons à des jeunes filles précaires et donne de la visibilité au problème avec sa campagne « Non à la précarité menstruelle ». Malgré ces engagements politiques, le discours des produits menstruels est critiqué car il propage certains tabous.

Dans le cadre de mes recherches en storytelling au sein du Lifetyle Research Center de EM Lyon Business School, j’étudie ces tabous avec de la sémantique (analyse des mots) et de la sémiotique (analyse des signes). Les publicités préfèrent encore un bleu abstrait à un rouge réaliste jugé trop indécent, les mots « hygiène » ou « protection » entretiennent l’idée de « sale » ou de « menace », et l’adjectif « féminine » exclut les personnes menstruées transidentitaires.

Pourtant, certaines marques de serviettes périodiques ont fait des efforts et vont droit au but en changeant leur vocabulaire et leurs représentations.

Mais deux types de réactions s’affrontent, toutes deux au nom de la dignité.

Il y a ceux qui, au nom du progrès, récompensent la campagne #bloodnormal du groupe Essity. Et puis ceux qui, au nom de la décence, déposent plus de 1000 signalements au CSA pour la campagne « Viva la vulva » de Nana.

Sur les réseaux, la tendance actuelle est d’affirmer que pour être acceptées, les règles doivent être montrées. Il existe même depuis 2022 une pétition pour la création d’un émoji qui évoquerait les règles.

Une concurrence perturbée par la politique

Depuis plusieurs années, sur le marché des produits menstruels, les marques avaient bien traduit les attentes de naturalité, de produits sains pour le corps et bons pour la planète. De nombreuses gammes de serviettes comportent désormais une ou plusieurs références à base de coton bio, ou sans agents blanchissants.

Plus récemment, innovations plus radicales, de nouveaux produits ont trouvé leur place dans les rayons, comme les culottes de règles ou les coupes menstruelles en silicone. Une étude LSA montre même que ce sont ces produits réutilisables qui boostent le rayon.

Mais quel avenir ont les produits réutilisables vendus en grande surface depuis l’annonce du remboursement de ceux vendus en pharmacie ? Vivent-ils leurs dernières heures ? Une enquête sur un autre marché intime dresse quelques pistes.

L’analyse de ce qui s’est passé sur le marché des préservatifs permet d’anticiper le scénario possible sur les produits menstruels. Ces deux catégories concernent des produits intimes. D’ailleurs, sous le post de l’annonce d’Emmanuel Macron concernant les préservatifs remboursés, les commentaires réclamant le même traitement pour les serviettes hygiéniques sont présents.

Post Instagram du 9 décembre 2022 et du 27 mars 2023 @emmanuelmacron
Le président lui-même communique sur le remboursement du préservatif, et un des commentaires pose la question de l’équivalent pour les serviettes hygiéniques. Source. Post Instagram du 9 décembre 2022 et du 27 mars 2023 @emmanuelmacron

En 2018, alors que 70 % des ventes de préservatifs se réalisaient en supermarché, les officines avaient pu en délivrer gratuitement sur prescription médicale (60 % remboursé par la Sécurité sociale et le reste par les mutuelles). Puis, en 2023, ils sont devenus accessibles sans prescription pour les moins de 26 ans.

Leur remboursement avait pris de court les pharmaciens. Les marques distribuées en grandes surfaces avaient craint un détournement de leur clientèle, voire un trafic de préservatifs gratuits sur le marché noir.

Des effets finalement limités

Mais le dispositif est resté assez méconnu des jeunes d’après L’Élysée et les associations de prévention des maladies sexuellement transmissibles le déplorent. En effet, 4 millions de préservatifs remboursés sur les trois premiers mois de 2023, ce n’est rien comparé aux 113 millions vendus chaque année en France.

Ainsi, les grandes surfaces n’ont pas connu d’écroulement de leurs ventes en raison du remboursement en officine, ni l’émergence d’un marché noir. Elles ont renforcé leur marketing en développant de nouveaux produits et en construisant un storyteling attirant pour les jeunes. La contre-offensive de Durex en ce début d’année 2023 passe notamment par l’association avec trois influenceurs très suivis.

Si le parallèle peut être fait entre ces deux produits intimes, il semblerait que les marques de protections périodiques réutilisables vendues hors des officines n’aient pas de soucis à se faire si leurs récits de marques se distinguent bien de celui employé par les marques officinales et si elles évitent les écueils sémantiques et sémiotiques dans leur communication.

À moins que la mode du free-bleeding, consistant à ne porter aucune protection pendant les règles, ne mette ironiquement fin à tous ces marchés ?

Alice Riou, Professeur Associé - Marketing et Innovation, EM Lyon Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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