Pourrait-on vivre sous terre ?
Pieter Vancamp, Université de NantesAvez-vous déjà entendu parler de RÉSO ? S’étendant sur une superficie de 12 kilomètres carrés, cette ville souterraine courant sous Montréal (Canada) est constituée d’un réseau connecté d’hôtels, de centres commerciaux, de musées, d’espaces de bureaux et même d’une arène de hockey… Avec jusqu’à un demi-million de visiteurs par jour, ce projet urbain un peu particulier né dans les années 1960 est devenu incontournable.
En plus d’être une attraction touristique, ce complexe souterrain, le plus grand au monde, sert également de refuge lors des journées glaciales de l’hiver.
Ce type d’espaces pourrait-il constituer un habitat temporaire, ou permanent, pour les êtres humains ? Pour s’abriter des phénomènes météorologiques extrêmes dus au changement climatique dans les zones particulièrement touchées ? Ou, si nous devions un jour coloniser Mars, pour nous protéger des radiations et des températures de plus de 100 °C ? Techniquement, peut-être…
Mais sommes-nous prêts à une vie sans verdure ni lumière naturelle, et où la liberté de mouvement est assez relative ? Le biochimiste et auteur de S.-F. Isaac Asimov avait imaginé de telles cités, où notre espèce resterait cloîtrée, loin d’un extérieur perçu comme hostile… Si pour nos descendants de fiction cet environnement est devenu la norme, il mettrait notre mental du XXIe siècle à rude épreuve…
Physiquement, les choses ne seraient pas plus simples. Dans quelle mesure la physiologie humaine est-elle compatible avec une vie en sous-sol ? A fortiori si celui-ci, moins artificialisé, était sombre et humide ? Notre corps pourrait-il même y survivre ?
Un décalage horaire sans fin
Sans remonter jusqu’au mythe mainte fois démonté de « l’Homme des cavernes », l’idée de vivre sous terre pendant des jours ou des semaines n’est pas nouvelle.
Pendant des siècles, la cité de Derinkuyu, vieille de plus de 2 500 ans, a ainsi sporadiquement abrité jusqu’à 20 000 personnes à 85 mètres sous la surface rocheuse de la Cappadoce, dans l’actuelle Turquie, pour se protéger des intempéries et de la guerre.
Ce n’est toutefois qu’un peu plus tard que les scientifiques se sont intéressés aux conséquences d’un tel lieu de vie sur notre espèce… En l’occurrence pendant la course à la Lune, lors de la Guerre froide. Les grandes puissances mondiales se sont alors penchées sur la question… pour comprendre comment le corps humain s’accommodait de la vie dans l’espace !
Dans une large mesure en effet, une grotte présente des conditions de vie comparables à celles de l’espace. Car, comme dans l’espace ou sur Mars, le rythme du jour et de la nuit est différent de celui sur Terre. De plus, les dimensions de l’habitat humain seront tout aussi étroites qu’une grotte.
D’autres ont exploré le sujet, littéralement, et plus personnellement. Il y a quelques mois, l’Espagnole Beatriz Flamini, 50 ans, a établi le record du monde en vivant à 70 mètres sous la surface pendant 500 jours.
Le changement physiologique le plus évident observé après une longue période sous terre est sans doute la perturbation du rythme veille-sommeil, comme l’ont montré les témoignages de nombreux participants à des études de ce genre. Après un mois sans lumière solaire, et parfois même malgré l’utilisation d’éclairage artificiel, les jours commencent à se mélanger : lorsqu’on leur demande de noter quand ils pensent qu’une journée s’était écoulée, ils sont en fait plutôt sur une base de deux jours – avec 34 heures passées éveillés et 14 heures endormis.
Corollaire : ce ralentissement du temps est également perceptible au niveau du décompte des jours. Après avoir passé 366 jours dans une grotte près de Pesaro en Italie en 1993, le sociologue Maurizio Montalbini pensait que seuls 219 jours s’étaient écoulés.
C’est comme s’ils étaient tous pris dans un décalage horaire sans fin. Mais les conséquences sont plus larges, puisque sont encore signalés une moindre performance au travail, des hallucinations et un temps de réaction moins bon.
Les rythmes de la vie
D’où viennent ces perturbations ? La vie est, en fait, affaire de rythmes, quelle que soit l’espèce considérée (ou peu s’en faut).
Ils créent de la prévisibilité, et la prévisibilité permet de prospérer dans un monde stable et facile à anticiper. Pensez aux cycles de vie des arbres ou des animaux à fourrure qui hibernent, qui se calent avec le va-et-vient des saisons. Toute perturbation de cette horlogerie naturelle peut compromettre la survie d’une espèce si elle ne peut s’y adapter (le changement climatique en est un exemple aussi terrible qu’excellent).
Le corps humain n’échappe pas à la règle, puisque nombre de ses fonctions vitales suivent un cycle de 24 heures en phase avec l’alternance jour/nuit (qui découlent de la rotation de la Terre). Ce sont les rythmes circadiens, de circa (presque) et dia (jour).
Prenons le cas de notre température centrale. Selon les manuels, elle est de 36,8 °C. Dans les faits, si on l’enregistre chez plusieurs milliers de personnes au fil d’une journée, on va voir apparaître une onde sinusoïdale – une courbe qui monte et qui descend : notre température corporelle est au plus bas le matin, et atteint son pic en fin d’après-midi.
On suppose que ces fluctuations sont liées à notre activité métabolique : les températures plus élevées en journée augmentent notre métabolisme afin de soutenir l’activité physique, et les basses sont plus pertinentes la nuit pour diminuer notre consommation d’énergie et favoriser le sommeil.
Le concept de « Zeitgeber »
Le cycle veille-sommeil est le rythme circadien quotidien qui nous est le plus familier. Et comme chez tous les animaux, il est plus ou moins régulier.
Il est régi par une horloge centrale située dans notre cerveau – il s’agit, plus précisément, d’un réseau d’environ 20 000 cellules nerveuses situées à sa base, dans l’hypothalamus. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les rythmes circadiens persistent même en l’absence de toute lumière naturelle.
Et une autre surprise nous attend. Des expériences menées sur des animaux et des humains privés de lumière pendant plusieurs jours ont montré que le cycle veille-sommeil ne durait en fait pas 24, mais 25 heures (notez le « circa » dans circadien)… Après un certain temps dans l’obscurité, les cycles jour-nuit et veille-sommeil vont donc se désynchroniser.
Les scientifiques disent que le second est « libre » en l’absence d’une source de calage extérieure, en l’occurrence le Soleil. Ce dernier est appelé « Zeitgeber », où « donneur de temps » en allemand. Nous avons besoin de ce Zeitgeber pour réinitialiser régulièrement notre cycle veille-sommeil afin de rester en phase avec le rythme naturel du jour et de la nuit.
Dans une grotte où les rayons du Soleil ne pénètrent pas, plus rien ne vient aligner nos rythmes biologiques à l’environnement, faute de Zeitgeber. La perception du temps est donc perdue…
Vous avez vécu une expérience similaire si vous avez pris l’avion, pour traverser l’Atlantique par exemple, et ressenti les effets du décalage horaire – qui se répercutent généralement sur l’humeur et l’attention. Smartphones et pollution lumineuse interfèrent aussi avec nos rythmes circadiens, car ils peuvent jouer le rôle de Zeitgeber.
Des études sur l’animal et des données épidémiologiques ont montré qu’une perturbation persistante des biorythmes s’accompagne d’une probabilité plus élevée de développer des maladies chroniques plus tard dans la vie, telles que le diabète et la dépression. Jusqu’à présent, aucune expérience n’a toutefois permis d’évaluer les risques sur le long terme d’une vie souterraine prolongée.
Stress, vitamines… les autres conséquences d’une vie souterraine
Mais la vie sous terre a d’autres conséquences. Outre les perturbations des biorythmes, les scientifiques ont constaté des lésions musculaires, une réponse anticipée au stress et une augmentation de l’inflammation. Cela signifie que notre corps est en état d’hyper-vigilance en raison des conditions environnementales sous-optimales. Il s’agit d’une sorte de réaction de fuite ou de combat à laquelle il se prépare à survivre.
Nous pouvons y faire face pendant un certain temps grâce à une sécrétion accrue de cortisol, l’hormone du stress, et à une augmentation temporaire du métabolisme…
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Mais sur le long terme, un niveau de stress élevé épuise les réserves de l’organisme et augmente la vulnérabilité aux maladies et aux infections. C’est une cause fréquente de dépression et d’épuisement des employés qui ont enduré des conditions stressantes pendant des années. Les espaces restreints et fermés suscitent des réactions similaires. L’astronaute Fred Haise avait ainsi contracté une infection lors du désastreux vol Apollo 13, causée par Pseudomonas aeruginosa, une bactérie qui d’ordinaire n’affecte que les personnes immunodéprimées.
Et il y a une autre raison pour laquelle nous avons besoin du soleil – de ses rayons UV en l’occurrence : pour générer la vitamine D, elle-même essentielle à la bonne absorption du calcium responsable de la solidité et de la santé des os. Des années sous terre augmenteraient ainsi le risque d’ostéoporose (de fragilité osseuse). Notre alimentation devrait compenser et apporter la vitamine D nécessaire. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les 57 membres d’une secte ayant vécu dans un bunker souterrain sans lumière naturelle dans la République du Tatarstan.
Enfants du Soleil…
Malgré ces quelques données expérimentales (qui ne donnent guère envie…), nous ignorons encore dans le détail comment la vie sous la surface de la Terre nous affecterait sur de longues périodes. C’est pourquoi la NASA cherche actuellement quatre volontaires pour vivre pendant un an dans un environnement de 160 m2 imprimé en 3D, semblable à celui prévu pour Mars, afin d’en savoir plus.
Mais le principal défi pourrait bien être mental, et non physiologique. Aussi impressionnante que soit la performance de Beatriz Flamini, qui est passée comme une fleur à travers ses 500 jours dans les profondeurs, elle pouvait quitter sa grotte en cas d’urgence. Ce sera impossible sur Mars… ou si nous devions nous abriter de conditions mortelles pendant des années.
La vie humaine s’est adaptée depuis des millions d’années pour survivre dans la petite zone entre le sous-sol et l’air. Il est donc peu probable que notre physiologie et notre esprit s’adaptent instantanément à des conditions aussi peu naturelles !
Pieter Vancamp, Post-doctorant, Université de Nantes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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