Les nitrites sont responsable de la belle couleur rose de la charcuterie. David Tadevosian / Shutterstock
Pourquoi les nitrites dans la charcuterie augmentent le risque de cancer colorectal
Océane Martin, Université de Bordeaux et Jérôme Santolini, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)Les sels de nitrites (nitrites de potassium E249 ou de sodium E250) sont utilisés comme conservateurs dans diverses préparations de viandes transformées, en particulier dans les charcuteries.
Depuis plusieurs années, leurs effets sur la santé sont pointés du doigt. En effet, au vu des données scientifiques disponibles, il ne fait désormais plus de doute qu’il existe un lien entre consommation de charcuterie nitrée et augmentation du risque de cancer colorectal. Pourtant, on sait aussi que le nitrite en lui-même n’est pas directement la cause du cancer colorectal. Que se passe-t-il, alors, après son ajout dans la charcuterie ? Comment un composé initialement non cancérigène peut être problématique ?
Pour le comprendre, il faut se souvenir de la célèbre maxime attribuée au chimiste Antoine Lavoisier : en chimie « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
C’est le cas des additifs nitrités : au contact de la viande, ils se transforment en d’autres composés beaucoup plus problématiques, les espèces réactives de l’azote, également appelés composés nitrosés. Ce qui complique sérieusement la tâche en matière d’expertise sanitaire et de gestion du risque…
Le nitrite, vrai faux-coupable ?
Le nitrite, de formule chimique NO2-, est un oxyde d’azote toxique en cas d’ingestion et très toxique pour l’environnement, comme le rappelle sa fiche de données de sécurité.
Mais ce n’est pas cette toxicité directe qui pose problème lorsque l’on ajoute du nitrite dans la charcuterie. En effet, très rapidement, celui-ci réagit et disparaît : des 120 mg rajoutés par kilo de jambon, il ne reste que 10 à 20 % quelques jours plus tard.
Le nitrite est, en effet, ce que l’on appelle une molécule réactive : il interagit avec d’autres biomolécules, telles que les lipides ou les protéines, et forme d’autres molécules chimiquement actives. Ainsi, environ 80 % des nitrites ajoutés dans la charcuterie deviennent « autre chose », se transformant en molécules appelées espèces réactives de l’azote. Et ce, plus ou moins rapidement en fonction de l’environnement.
C’est en raison de cette capacité à se transformer que le nitrite est utilisé comme conservateur : les molécules azotées produites ont en effet des effets biologiques qui détruisent les micro-organismes indésirables qui pourraient, en grande quantité, être à l’origine d’intoxications alimentaires. Le problème est que certaines de ces molécules, comme les nitrosamines, ont un fort potentiel cancérigène.
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Les espèces réactives de l’azote
Les membres de cette famille sont très variés, et possèdent des réactivités et toxicités très différentes les uns des autres. On y trouve par exemple les molécules apparentées au monoxyde d’azote NO°, une molécule-signal essentielle qui régule un très grand nombre de fonctions physiologiques chez l’être humain.
Ce NO° peut se fixer aux métaux et métalloprotéines et former des complexes hème-nitrosylés, comme par exemple la nitrosyl-myoglobine, qui joue un rôle crucial dans la neurotransmission, le contrôle de la vasodilatation, l’agrégation plaquettaire et les réponses immunologiques.
D’autres membres de cette famille, les nitrosothiols, sont des molécules formées par ajout de NO° sur des protéines ou des biomolécules dont certaines, comme le glutathion, jouent un rôle protecteur important dans les cellules.
Un troisième type d’espèces réactives de l’azote est constitué de molécules capables de modifier les molécules organiques en leur faisant subir une « nitrosation » (comme le dioxyde d’azote, NO2). Enfin, une autre catégorie ces espèces réactives de l’azote sont constituées de molécules hautement réactives, capables, comme le peroxynitrite, de modifier une large gamme de biomolécules.
Toutes les espèces réactives de l’azote n’ont pas le même potentiel toxique, comme le montre la figure ci-dessus. Si les adduits comme les nitrosothiols (vert) sont considérés comme peu toxiques, ce n’est pas du tout le cas des espèces comme le NO2 (orange) ou le peroxynitrite (rouge) à l’origine de la plupart des stress nitrosant et oxydant cellulaires, et associés à de très nombreuses pathologies, comme le cancer, le diabète, les maladies cardiovasculaires, neurodégénératives….
Une soupe changeante de molécules
Ces molécules extrêmement réactives ont des durées de vie très courtes, dépendant de leur environnement biologique, et ne cessent de réagir et de se transformer l’une en l’autre.
Nous n’avons pas affaire à une série de molécules stables et bien distinctes, mais à une soupe chimique en perpétuelle ébullition, dont la réactivité et la toxicité ne cessent de changer, et qu’il est difficile de caractériser : l’identité, le devenir et l’impact sur l’organisme de cette multiplicité de molécules dépendent avant tout du milieu et de l’histoire biologiques.
Non seulement cette « soupe d’azote » change dans les viandes traitées, mais les espèces réactives de l’azote se transforment au cours de leur trajet dans le tractus gastro-intestinal en fonction des conditions physiques, chimiques et biologiques des organes.
Mais alors, comment évaluer les risques pour la santé humaine de ce traitement au nitrite lorsqu’on ne connaît pas la nature des produits auxquels nous sommes exposés, la quantité même de chaque molécule, et leur dangerosité ?
Le défi de l’évaluation
La difficulté réside dans la procédure standard d’évaluation des risques. Celle-ci repose en effet sur des approches de toxicologie réglementaire comme par exemple la « dose journalière admissible ». Or on l’a vu, dans le cas des nitrites, une mixture changeante de molécules réactives est générée, ce qui complique la quantification et la qualification de l’exposition.
Dans une telle situation, il faut changer de paradigme et ne plus chercher séparément à identifier, quantifier et caractériser la toxicité des molécules, qui sont trop versatiles et éphémères. Il faut plutôt suivre cette soupe d’azote et tenter de déterminer, pour chaque tissu, pour chaque condition physiologique, son impact.
Autrement dit, l’idée est plutôt de suivre l’« empreinte » laissée par les espèces réactives de l’azote, les marques qu’elles impriment sur les tissus (oxydation, nitrosation, nitration, adduits, etc.), qui sont autant de preuves chimiques de leur passage et de leur réactivité, plutôt que les molécules elles-mêmes.
Ainsi, on ne connaîtra pas la composition exacte de cette soupe d’azote, mais on en mesurera directement la toxicité.
Au-delà de ce discours de biochimiste, comment mettre concrètement en pratique ces connaissances dans le cadre d’une expertise sanitaire ? C’est la question que s’est posée le groupe de travail « Évaluation des risques liés aux nitrates et nitrites », mis en place par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Dans son rapport publié en juillet 2022, il souligne les difficultés de cet exercice.
Quels savoirs pour l’expertise sanitaire ?
Toute évaluation des risques sanitaires est nécessairement incomplète, temporaire et nécessite d’être réajustée en permanence. Face à la complexité de l’évaluation des risques dus aux molécules réactives, plusieurs questions se posent. Celle de la nature des savoirs que l’on peut et doit mobiliser dans le cadre des expertises sanitaires, notamment, est capitale.
Comme l’ont souligné les rapports de l’Inspection générale des affaires sanitaires (IGAS) ou encore du conseil scientifique de l’Anses, il est essentiel d’intégrer les savoirs académiques les plus récents dans les processus d’expertise.
Il faut également se méfier des mauvaises interprétations qui pourraient être faites de ces rapports complexes et scientifiquement exigeants, afin de ne pas mettre en place des méthodes réglementaires standardisées qui s’avéreraient inadéquates face à la complexité des systèmes biologiques.
Le cas des additifs nitrés dans les charcuteries est une bonne illustration de ces problèmes. Comme pour toutes les molécules réactives utilisées comme additifs, il est impossible de mener une évaluation des risques « standard ». Il existe en effet un risque de confusion fort entre la toxicité intrinsèque du nitrite et la cancérogénicité de la charcuterie. Or, comme exposé précédemment, le problème, dans le cas du risque de cancer colorectal, n’est pas le nitrite, mais les molécules qui résultent de son addition aux préparations à base de viande. Les politiques de gestion du risque ne doivent donc pas reposer sur l’encadrement de l’exposition au nitrite (par la dose journalière admissible), car il s’agit d’un faux coupable, et donc d’un leurre parfait.
Cette tension entre connaissances académiques et expertises publiques amène sur le devant de la scène la question du niveau de preuve nécessaire pour éclairer et guider la décision publique.
À l’avenir, des études plus poussées permettront peut-être de produire de nouvelles données scientifiques sur les effets de tous les composés nitrosés qui se forment à la fois dans la charcuterie et dans le corps après consommation. En attendant, il est important de discuter de la nature et pertinence des éléments scientifiques disponibles et portés à la connaissance des pouvoirs publics.
Les gestionnaires des risques doivent être informés que, dans ce cas précis, les approches épidémiologiques constituent le plus haut niveau de preuve possible pour guider l’action publique.
Océane Martin, Professeure associée en microbiologie clinique, Université de Bordeaux et Jérôme Santolini, Chercheur en biochimie, responsable du laboratoire « Stress oxydant et détoxication », Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.